Ce soir-là, Madame Ida Rubinstein n’a pas chômé. Le jeudi 22 novembre 1928, au Palais Garnier, la célèbre ballerine et actrice russe – ou plutôt ukrainienne, puisque native de Kharkiv – se produisait avec sa troupe de danseurs lors d’une soirée réunissant la création de trois ouvrages distincts. A 21 heures, la soirée s’ouvrait sur Les Noces de Psyché et de l’Amour, sur des musiques de Bach orchestrées par Honegger, Mme Rubinstein étant Psyché ; elle se poursuivait avec La Bien-Aimée, sur des musiques de Schubert et de Liszt orchestrées par Darius Milhaud, le rôle-titre étant tenu par Mme Rubinstein ; et elle se terminait avec Boléro, de Maurice Ravel. L’argument des deux premiers ballets était d’Alexandre Benois, également auteur des décors et costumes ; pour Boléro, aucune mention ne précisait qui était responsable de l’argument dansé, mais le personnage principal, la Danseuse, était incarné par Mme Rubinstein. Une petite ligne indique aussi que la chorégraphie (celle des trois ballets, vraisemblablement), est de Mme Nijinska, Bronislava pour les intimes. Sans doute grâce à une fortune familiale apparemment inépuisable, et que même la Révolution de 1917 ne put anéantir, Ida Rubinstein fut non seulement une interprète reconnue (et contestée car ses talents n’étaient pas toujours à la hauteur de ses ambitions), mais aussi une mécène : elle commanda, entre autres, Le Martyre de saint Sébastien à Debussy, Perséphone de Stravinsky et Jeanne au bûcher d’Honegger. Et bien sûr, ce Boléro que l’on joue désormais bien plus souvent qu’on ne le danse, même si plusieurs chorégraphes s’y sont attelés au cours des décennies récentes.
La Cité de la Musique sert donc du Boléro pour évoquer plus largement la personnalité de Ravel, considérant que cette œuvre emblématique permet d’aborder de nombreuses facettes du compositeur. Ce n’est pas faux, mais il y a évidemment des sources d’inspiration ravéliennes qu’il faut ici passer sous silence : l’exposition doit omettre toutes les pages revisitant le XVIIIe siècle (Tombeau de Couperin, Menuet antique…), l’Antiquité grecque (Daphnis et Chloé), l’exotisme (Shéhérazade…). Mais avec un peu d’imagination, on arrive à donner de Ravel une image sinon complète, du moins multiple. Les premières salles s’en tiennent au Boléro, dont sont diffusées les adaptations les plus invraisemblables, et le visiteur est même invité – mais pas contraint – à réentendre l’œuvre dans son intégralité, à travers un film réalisé pour l’occasion par François-René Martin et Gordon, coproduit par Camera Lucida et la Philharmonie de Paris, qui permet, grâce à un savant jeu de lumières, de voir qui joue quoi parmi les pupitres d’un orchestre (l’Orchestre de Paris, en l’occurrence) durant une exécution de l’œuvre.
Tout commence par une évocation des visages successifs de Ravel, au sens propre, depuis le jeune homme à la barbe noire, membre de ceux qu’on appelait les Apaches, jusqu’au dandy glabre à cheveux gris : à côté de portraits célébrissimes, comme la gravure par Ouvré, on remarque un portrait par Manguin, datant de 1902. On peut même voir la malle-cabine contenant de superbes gilets brodés ayant été porté par le compositeur, dont l’année 1928 démarra par un voyage à New York. A son retour en France, en avril, il fut aussitôt relancé par Mme Rubinstein et dut se remettre à cette commande de Mme Rubinstein qui ne l’enthousiasmait guère, et qu’il espérait mort et enterré. Dans une lettre de septembre 1928, le compositeur explique être parvenu à subvertir le projet initial, en proposant à la commanditaire tenace « de réaliser une machine dont j’eus l’idée il y a quelque 3 ans et que je n’aurais jamais mise à exécution, crainte d’être saboté. Tout le monde est ravi. » L’exposition présente quelques maquettes de costumes et de décor de Benois, des photos des répétitions du ballet à Paris et de la tournée de la troupe Rubinstein en Europe, avant de s’attarder plus longuement sur la grande Ida, héroïne de Schéhérazade (sa coiffe emperlée et emplumée est actuellement présentée à l’exposition « Bijoux de scène de l’Opéra de Paris », mais son portrait par Jacques-Emile Blanche est là), mais aussi d’un film italien dont on voit un extrait. On voit aussi quelques images, provenant de la Bibliothèque du Congrès, à Washington, de la version dansée de La Valse, elle aussi chorégraphiée par la sœur de Nijinski, un an après le Boléro.
Ensuite, en parallèle à une évocation de la maison du compositeur à Montfort‑l’Amaury, dont sont exposées de nombreux objets et meubles exceptionnellement prêtés, différentes pistes sont évoquées : l’Espagne, forcément ; l’enfance, à cause du côté ludique du Boléro ; la machine, à cause du rythme implacable de la partition. L’Espagne, parce que Ravel est né au Pays basque, et qu’entre infante et gracioso, l’inspiration hispanique est un fil conducteur de son œuvre. Quelques œuvres montrent rapidement que ce pays était à la mode au XIXe siècle : Lola de Valence de Manet, ou une lithographie de Toulouse-Lautrec montrant Marcelle Lender dansant le boléro de Chilpéric d’Hervé (la National Gallery of Art de Washington n’a sans doute pas voulu prêter la magnifique toile du même sujet). Plus ravéliens, les dessins de décors et costumes de différents ballets conçus – après la mort du compositeur – sur des œuvres orchestrales dont il n’avait pas prévu qu’elle serait un jour dansées. On voit aussi un terne paysage d’Irun, que les recherches préalables à cette exposition ont permis d’identifier.
Le lien entre le Boléro et l’enfance est ténu, mais les jouets d’enfants sont partout à Montfort‑l’Amaury, notamment de curieux jouets japonais en bois, et L’Enfant et les sortilèges est une œuvre-phare, dont on se réjouit de voir (même en fac-similé) les superbes esquisses de costumes par Paul Colin. Le rapport avec les machines est plus net, « l’usine du Boléro », selon une expression du compositeur qui appelait ainsi la fabrique Laubeuf à Chatou, avançant aussi inéluctablement que les monstrueux engins que Fritz Lang montrait à la même époque dans Métropolis. Et l’on (re)découvre que le père de Ravel, d’origine suisse, était ingénieur et dessinait de superbes études techniques pour toutes sortes de machines improbables, ici judicieusement rapprochées de machines imaginées par Kupka ou Fernand Léger.
Catalogue dirigé par Lucie Kayas, contributions de Célia Houdart, Dominique Brun, François Dru, Pierre Korzilius, Manuel Cornejo, Emmanuel Reibel, Jean-François Monnard, Claude Abromont, Nicolas Martynclow, France Schott-Billmann, Klaus Mäkelä, Martin Guerpin, Jean-Michel Frodon, Jean Echenoz, Gérard Pesson, Sylvie Guillem, Fabien Caux-Lahalle et Mathias Auclair. 17x24 cm, 224 pages. La Martinière / Editions de la Philharmonie, 32,50 euros