Pour concevoir une exposition autour d’une seule peinture, il faut que celle-ci soit décidément un chef‑d’œuvre dont la richesse intrinsèque favorise l’exploration de ses tenants et aboutissants, une toile-phare qui permet de résumer tout le parcours d’un artiste. Avec L’Atelier rouge de Matisse, la Fondation Louis Vuitton a fait le bon choix, pour de nombreuses raisons. La toile est de relativement grande taille (181 x 219 cm), de sorte qu’elle peut être offert seule sur un mur à l’admiration de visiteurs nombreux ; elle appartient à la décennie durant laquelle son créateur s’est montré le plus audacieux, le plus innovant, et où il apporta la contribution la plus manifeste à l’évolution de l’art occidental ; par ses références explicite à des œuvres antérieures, elle se prête à l’évocation du cheminement antérieur du peintre ; l’histoire même de sa conception invite à pénétrer dans l’esprit de Matisse pour mieux comprendre ses choix radicaux ; refusée, exposée, achetée, puis revendue, elle est liée à quelques-unes des personnalités et institutions les plus éminentes du monde de l’art au XXe siècle, et à la redécouverte de Matisse après la Seconde Guerre mondiale. Voilà qui suffit amplement à justifier l’exposition.
Tout commence en 1909, quand le peintre quitte Paris intra-muros pour aller s’établir à Issy-les-Moulineaux, dans une villa entourée d’un vaste jardin (elle abrite aujourd’hui les Archives Matisse). A l’intérieur de cette propriété, Matisse décide de se faire bâtir un atelier aux dimensions généreuses, et l’on découvre dans la première salle la correspondance qu’il eut avec la Compagnie des Constructions Démontables et Hygiéniques à l’été 1909. Avec sa charpente et son toit métalliques, et ses parois en bois, cet ancêtre de nos préfabriqués est en place fin septembre, conforme aux exigences de l’artiste. Dans ce nouvel espace, il est libre d’agencer toutes sortes de compositions, natures mortes d’abord et, bientôt vues de l’atelier dont les murs sont, logiquement, couverts de ses propres toiles, accrochées en hauteur ou posées à terre. Au printemps 1911, répondant à une commande de son mécène russe Chtchoukine, Matisse livre L’Atelier rose, premier panneau de ce qui devrait former un ensemble décoratif. Le deuxième volet de ce triptyque, aux dimensions rigoureusement identiques, aurait dû être L’Atelier rouge, mais le collectionneur refuse l’œuvre en question, prétextant désormais préférer les toiles où le peintre inclut des figures.
On peut regretter que L’Atelier rose n’ait pu être à nouveau prêté à la Fondation Vuitton, où il avait été présenté en 2016 lors de l’exposition consacrée à Chtchoukine, car sa présence, juxtaposée à L’Atelier rouge, n’aurait pas manqué d’être instructive. En effet, comme l’explique précisément une vidéo visible à l’issue de la visite, l’observation et l’étude radiographique de L’Atelier rouge montrent que Matisse a commencé par peintre une toile proche de la précédente, avec des couleurs assez semblables pour le sol et le plafond. C’est seulement plus tard qu’il eut l’idée de tout recouvrir de rouge de Venise, « qui est un peu plus chaud que l’ocre rouge » ainsi qu’il l’explique à son mécène pour justifier le fait que « Ce tableau surprend tout à fait à première vue », tout en avouant ne pas savoir pourquoi il l’avait peint « comme cela » (lettre du 1er février 1912). Cette décision affranchit l’œuvre de tout souci de tridimensionnalité, les surfaces verticales et horizontales se rejoignant dans une seule et même teinte qui englobe également les meubles. Matisse emploie ici un procédé qu’il utilisera encore en 1947 pour Le Silence habité des maisons, par exemple, et qu’il avait déjà inauguré en 1908, également en relation avec Chtchoukine. En effet, la célèbre Desserte rouge ne prit son nom que sur le tard, quand le peintre décida de métamorphoser une « Harmonie en bleu » en recouvrant les murs du même rouge que la nappe de la table. L’Atelier rouge va néanmoins un peu plus loin encore, et introduit une atmosphère énigmatique, dans cette boîte fermée, coupée du monde extérieur.
Matisse y multiplie pourtant les renvois à sa propre carrière, comme s’il organisait sa propre rétrospective. La Fondation Vuitton a réussi à réunir toutes les œuvres dépeintes sur L’Atelier rouge, présentées dans la même salle. Chronologiquement, il s’agit d’abord d’un paysage corse de 1898, où l’impressionnisme commence à céder au pointillisme, mais que la toile de 1911 réduit à quelques formes découpées en aplats. La période fauve est résumée par deux œuvres réalisées à Collioure vers 1906 : le rutilant Jeune Marin, dont les audaces rejoignent le primitivisme de Larionov et Gontcharova, et des Baigneurs à l’aspect délibérément ébauché. La deuxième version du Luxe montre Matisse tournant le dos au fauvisme pour adopter une palette et une touche plus sobres (dans L’Atelier rouge, les corps féminins y sont badigeonnés de rouge de Venise, comme toute la pièce). Un Nu de 1909 illustre un nouveau virage dans la peinture de Matisse, et quelques œuvres de 1911 reflètent où l’artiste en était parvenu. Quelques sculptures sont également représentées dans L’Atelier rouge, ainsi qu’une assiette décorée. Manque hélas forcément à l’appel la plus grande des auto-citations de Matisse : son Nu décoratif de 1911, dont le fond et même le cadre s’ornent de grosses fleurs, que le peintre conserva toute sa vie et qui fut détruit après sa mort, conformément à ses volontés : quelques esquisses préparatoires permettent de l’évoquer.
Les salles suivantes évoquent le parcours non moins fascinant de l’œuvre une fois achevée. Refusé par Chtchoukine, on l’a dit, L’Atelier rouge est aussitôt exposé dans deux manifestations qui firent date. D’abord à Londres, lors de la deuxième des « Expositions post-impressionistes » par lesquelles Roger Fry ébranla le monde de l’art britannique en lui révélant l’avant-garde française et internationale, de Cézanne à Picasso (l’œuvre de Matisse apparaît d’ailleurs sur une toile attribuée à Fry. Ensuite, lors de la fameuse exposition d’art moderne de l’Armory Show, à New York en 1913, où Duchamp présenta son Nu descendant un escalier, et où Matisse fit lui aussi scandale, notamment avec son Nu bleu, souvenir de Biskra. C’est dans ces deux mêmes villes que se poursuite la destinée de L’Atelier rouge, qui trouve un premier acheteur en 1927, en la personne de David Tennant, fils de lord, qui l’expose dans le Gargoyle Club qu’il a fondé, où se côtoient mondains et intellectuels. Vingt ans après, le MoMA de New York s’en porte acquéreur, et la critique d’art « redécouvre » un Matisse qu’avait fait oublier celui des années 1920, un Matisse qui fut une source d’inspiration pour tous les grands du XXe siècle. En 1993, L’Atelier rouge avait été présenté au Centre Pompidou pour une grande rétrospective honorant l’artiste. On est heureux que la Fondation Vuitton l’ait fait revenir trente ans après, surtout dans d’aussi bonnes conditions.
Catalogue édition par la Fondation Louis Vuitton / Hazan, 232 pages, 2024, 45 euros