« Jackson Pollock, les premières années, 1934–1947 ».
Musée Picasso, du 15 octobre 2024 au 19 janvier 2025

Commissariat : Joanne Snrech, conservatrice du patrimoine, responsable des peintures au Musée national Picasso-Paris ; Orane Stalpers, élève conservatrice du patrimoine

Vernissage presse le vendredi 11 octobre 2024, 9h30

Pollock, ce nom résume à lui seul l’action painting ou drip painting qui explosa sur la scène artistique américaine de l’immédiat après-guerre. Le peintre est entré dans la mémoire collective (Hollywood a même consacré un film à sa vie, en 2000). Pourtant, il y eut aussi un Pollock d’avant Pollock, que s’attache à montrer la nouvelle exposition du musée Picasso à Paris. 

 

S’il ne fallait retenir qu’un peintre américain du xxe siècle, ce serait Warhol ou lui. Parce que son art résume l’expressionnisme abstrait et eut une influence sur le quotidien de millions d’individus (à travers sa démocratisation dans les arts décoratifs), Jackson Pollock résume tout un pan de la création aux États-Unis dans la première moitié du siècle dernier. Pourtant, sa mort prématurée en 1956 résuma sa carrière à vingt-cinq années à peine, dont une dizaine si l’on part de la date où il trouva son style emblématique. Et c’est à la période qui a précédé que s’intéresse l’exposition du musée Picasso, soit à Pollock entre 20 et 35 ans.

Précisons d’abord que ce n’est pas un hasard si cette exposition a lieu au musée Picasso : même si le lien avec le Pollock de la maturité et le Catalan est tout sauf évident, le jeune Pollock fut très clairement influencé par Picasso, comme le montrent les premières salles du parcours de visite. Pollock commença par se documenter sur Picasso à travers des ouvrages et des revues, puis il put voir Guernica à New York en 1939, peu avant que le MoMA présente la rétrospective « Picasso : Forty Years of His Art ». Les deux artistes ne se rencontrèrent jamais en chair et en os, mais dès 1942, l’exposition « American and French Painting » réunissait des œuvres de Picasso et de Pollock. Le rapprochement est frappant entre les dessins du maître confirmé et ceux de l’artiste débutant, de trente ans son cadet, certains thèmes les rapprochent, comme la tête de taureau, et dans la salle 3, sur les quelques pages tirées des soixante-dix dessins que Pollock fournit en 1939 à son analyste jungien comme « supports thérapeutiques », on voit des motifs qui semblent directement issus de Guernica ou d’autres œuvres de la décennie : corps écorché, visage hurlant d’où émerge une langue pointue.

ILL. 1 Mask, vers 1941, huile sur toile. Museum of Modern Art, New York © Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024

Avant d’en arriver là, et ce sera sans doute une découverte pour beaucoup de visiteurs, Pollock fut un temps l’élève de Thomas Hart Benton. Installé à New York en septembre 1930, il s’inscrivit à l’Art Students League et reçut les leçons de ce peintre régionaliste, connu notamment pour son cycle de fresques America Today réalisé pour la New School for Social Research (déposées au Metropolitan Museum of Art en 2014). Jackson Pollock avait pour condisciple son frère aîné Charles, bien plus sensible au modèle de Benton, à en juger d’après les esquisses présentées dans l’exposition. Si Jackson dut lui aussi traiter les sujets sociaux chers à leur professeur, il semble avoir eu plus de mal que son frère à adopter le style de leur maître. Pollock s’intéressait malgré tout à l’art de la fresque, mais plutôt à ce que produisaient alors les muralistes mexicains, dont plusieurs travaux étaient visibles aux États-Unis. En 1935, il rejoignit le Federal Art Project et, l’année suivante, il entra dans l’atelier de David Alfaro Siqueiros (Diego Rivera, José Clemente Orozco et lui sont surnommés « los Tres Grandes »). Bien que d’essence réaliste, l’art de Siqueiros peut avoir inspiré le jeune Pollock par ses forts contrastes lumineux et l’usage d’épais cernes noirs.

Les surréalistes européens arrivés en Amérique dans les années 1940 sont une autre découverte pour un Jackson Pollock qui se cherche encore. On sait également qu’il visite l’exposition que le MoMA consacre en 1941 à l’art des tribus indiennes et qu’il dira plus tard en avoir été durablement frappé. De ce cocktail d’influences naît le premier style Pollock, qui opte très vite pour l’abstraction, malgré l’apparition de motifs parfois reconnaissables (visages, motifs organiques). Les courbes ourlées de noir peuvent évoquer le Picasso de la période Marie-Thérèse, mais sur un mode plus tourmenté, comme en témoignent les bouches grimaçantes qu’on croit discerner ici et là.

 

ILL. 2 The Key (1946), huile sur lin. The Art Institute of Chicago © Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024

En 1943, Peggy Guggenheim s’entiche de Pollock. Au printemps, sa galerie Art of the Century accueille Stenographic Figure, dont la surface s’orne de symboles et de lettres (Mondrian la considère comme « l’œuvre la plus intéressante [qu’il ait] vue jusqu’à présent aux Etats-Unis »), et en novembre, Pollock a droit à sa première exposition monographique, où s’affirme son inconscient, à l’en croire, à travers une mythologie personnelle convoquant « la louve » ou « la femme-lune », toiles d’une facture plus épaisse et à la palette plus riche. Et la milliardaire lui commande une vaste fresque, simplement intitulée Mural (les titres des œuvres de Pollock étaient généralement choisis par son entourage ou ses galeristes).

En 1945, Pollock quitte New York et s’installe dans une ancienne ferme de Long Island avec son épouse, la peintre Lee Krasner. Comme il dispose désormais d’un atelier plus vaste, il y cloue sa toile au sol, première condition qui rendra possible les drip paintings ultérieures. Il peut aussi marcher tout autour de l’œuvre en cours, pratique qu’il associe à celle des peintres amérindiens qui travaillent sur le sable. La nature environnante lui inspire l’Accobonac Creek Series, où l’on retrouve la possible influence de Guernica, malgré des couleurs plus riantes que quelques années auparavant.

ILL. 3 Moon Vessel (1945), huile et émail sur toile marouflée sur bois. The Museum of Fine Arts, Houston © Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024

A cette époque coexistent encore les grandes compositions découpées en motifs curvilignes et les toiles « expérimentales » où l’artiste franchit le pas qui le conduira au style avec lequel il reste associé dans les esprits. Les premiers essais avec peinture versée (pouring) sur la toile horizontale sont effectués dès 1943, et Pollock a pu être encouragé dans cette voie en découvrant en 1944 les œuvres résolument abstraites de Janet Sobel. La dernière salle de l’exposition réunit ainsi un ensemble de compositions lumineuses, aux fonds vivement colorés, qui s’orientent clairement vers l’action painting. Une page est tournée, les « premières années » se terminent, et pendant dix ans, l’art de Pollock va s’imposer partout.

 

Catalogue réunissant des contributions de Joanne Snrech, Orane Stalpers, Rubén Gallo, Helen Harrison et Choghakate Kazarian. Flammarion / Musée national Picasso-Paris, 39 euros

 

Avatar photo
Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
Article précédentAdieu, barbon
Article suivantÉbahis par l’EBAI

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici