Giselle, ou les Willis (1841)
Bellet romantique en deux actes
Livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges  et Théophile Gautier

Chorégraphie Elena Tschernischova
d'après Marius Petipa, Jean / Giovanni Coralli, Jules Perrot
Musique Adolphe Adam
Décors Ingolf Bruun
Costumes Clarisse Praun-Maylunas
Direction musicale Paul Connelly
Giselle Olga Smirnova (Ballet du Théâtre Bolchoï)
Prince Albrecht Semyon Chudin (Ballet du Théâtre Bolchoï)
Hilarion Eno Peci
Berthe Franziska Hollinek / Wallner-Hollinek
Wilfrid / Wilfred Jaimy van Overeem
Der Herzog von Kurland Igor Milos
Bathilde Alena Klochkova
Ein Bauernpaar Natascha Mair, Scott McKenzie
Giselles Freundinnen Elena Bottaro, Sveva Gargiulo, Anita Manolova, Fiona McGee, Xi Qu, Rikako Shibamoto
Myrtha Kiyoka Hashimoto
Moyna Sveva Gargiulo
Zulma Anita Manolova
Winzerinnen Natalya Butchko, Marie Breuilles, Vanessza Csonka, Zsófia Laczkó, Katharina Miffek, Suzan Opperman, Alaia Rogers-Maman, Carolina Sangalli, Flavia Soares, Iulia Tcaciuc, Chiara Uderzo, Madison Young
Bäuerinnen Emilia Baranowicz, Maho Higashi, Marina Montibeller, Joana Reinprecht, Isabella / Isabella Lucia Severi-Hager / Severi, Oksana / Oxana Timoshenko, Céline Janou Weder, Beata Wiedner
Bauern Nicola Barbarossa, Francesco Costa, Marat Davletshin, Marian Furnica, Andrés Garcia Torres / Garcia-Torres, Trevor Hayden, Tristan Ridel, Arne Vandervelde
Jagdgesellschaft Antoanetta Kostadinova, Gloria Maass, Elisabeth Stein, Fabiola Varga, Michal Beklemdžiev, Gabor Oberegger, Kamil Pavelka, Zsolt Török
Wilis Abigail Baker, Emilia Baranowicz, Elena Bottaro, Marie Breuilles, Natalya Butchko, Vanessza Csonka, Alena Klochkova, Zsófia Laczkó, Fiona McGee, Katharina Miffek, Suzan Opperman, Xi Qu, Alaia Rogers-Maman, Carolina Sangalli, Isabella / Isabella Lucia Severi-Hager / Severi, Rikako Shibamoto, Flavia Soares, Iulia Tcaciuc, Oksana / Oxana Timoshenko, Chiara Uderzo, Franziska Hollinek / Wallner-Hollinek, Céline Janou Weder, Beata Wiedner, Madison Young

Wiener Staatsballett
Orchester der Wiener Staatsoper

 

6 juin 2018, 20h, Wiener Staatsoper, Vienne :

Manuel Legris, qui depuis 2010 s’attache à transformer en profondeur le Ballet de l’Opéra d’État de Vienne, invite régulièrement ses danseurs de cœur à se produire au sein de sa Compagnie. Après un Lac des cygnes mémorable la saison dernière, Olga Smirnova et Semyon Chudin sont de retour pour Giselle cette fois, un ballet dans lequel leur partenariat marque sans doute moins. Occasion leur sera donnée d’approfondir leur travail sur cette même scène le 24 septembre prochain pour la reprise 2018–2019 de Giselle.

Tout en elle était danse, et rire, et folle joie.
Enfant ! — Nous l’admirions dans nos tristes loisirs ;
Car ce n’est point au bal que le cœur se déploie,
La cendre y vole autour des tuniques de soie,
L’ennui sombre autour des plaisirs.
(…)
Elle est morte. — À quinze ans, belle, heureuse, adorée !
Morte au sortir d’un bal qui nous mit tous en deuil.
Morte, hélas ! et des bras d’une mère égarée
La mort aux froides mains la prit toute parée,
Pour l’endormir dans le cercueil.

Victor Hugo (Les Orientales, XXXIII)

« Voilà 35 ans que je le danse et je ne sais combien de fois je l’ai dansé, chaque fois en découvrant une chose nouvelle… Et maintenant encore… De petits détails, des accents musicaux, une inclinaison de la tête, une position des bras, la ligne du corps » ((dixit Alicia Alonso)). « Durant toute ma carrière, du premier au dernier jour, je n’ai cessé d’étudier et de filtrer le personnage dans son action dramatique » ((dixit Yvette Chauviré)). « Je lui ai dédié une grande partie de ma vie, de mon travail, de mon âme. Je l’ai dansée plus de 300 fois » ((dixit Carla Fracci)). Giselle, voilà bien le rôle d’une vie, celui que tant de ballerines légendaires fréquentent des décennies durant, en confessant n’en point épuiser le mystère ni la pleine portée… Si besoin était d’illustrer la chose, Manuel Legris nous offrait au printemps dernier une fascinante expérience : celle d’assister à la gestation d’un rôle majuscule par une Artiste majuscule. 19 février 2017, 11 novembre 2017 ((sur la scène historique du Théâtre Bolchoï à Moscou, dans la production de Yuri Grigorovitch))… en ce 6 juin 2018, Mlle Smirnova dansait à Vienne Giselle pour la troisième fois seulement, et pour la troisième fois aux côtés de son partenaire fétiche, Semyon Chudin. Mlle Smirnova, avec des rôles signature qu’elle renouvelle ((Au premier rang desquels des Odette/Odile du Lac ou des Diamants de Balanchine d’ores et déjà référentiels)), s’est déjà frayé un chemin au Panthéon des ballerines actuelles d’ampleur mondiale. Nous avions eu l’occasion de rappeler sa prééminence au sein du Ballet du Théâtre Bolchoï ((Voir ici : https://wanderer.legalsphere.ch/2016/10/le-ballet-du-theatre-bolchoi-super-omnia/ )) ; elle est de celles, rares, dans la trace desquelles se frayent des nuées de spectateurs itinérants. Chacune de ses prises de rôles est très fébrilement attendue, largement commentée.

Olga Smirnova (Giselle) et Semyon Chudin (Albrecht), 6 juin 2018

Lorsque s’entrouvre la porte de la maisonnette à laquelle Albrecht a frappé, émergent ces yeux de faon déjà trop effarouché qui disent d’emblée plus l’appréhension de l’extérieur, la prémonition du malheur que la fraîcheur ingénue de la jeune fille ou la perspective du flirt. Quand Albrecht commencera sa séance de conquête, Smirnova se refusera à mettre sous tension quelque rapport de force avec son courtisan, aucune feinte d’indifférence ne succédera à un moment d’abandon furtif. Quand les amis villageois et vendangeurs accourront, Giselle, toute portée au pinacle qu’elle soit, ne plongera pas sans réserve dans ce plaisir de la liesse collective, dans l’irrépressible instance d’éblouir en dansant. Comme si cette joie de danser dont Théophile Gautier irrigue le livret pour caractériser Giselle, ce besoin vital de danse croqué par Victor Hugo (et son fameux « Elle aimait trop le bal, c’est ce qui l’a tuée ») se trouvaient hantés par la conscience du sort funeste qui guette ; comme si Giselle avait fait siennes les craintes que sa mère expriment de manière lancinante. Smirnova offre une Giselle bien sombre, non pas une jeune fille pleine de vie et de danse mais une incarnation très intériorisée de son destin. On ne peut pas dire que cette vision soit monnaie courante, et c’est tout ce qui en fait le sel. Sans doute correspond-elle à la personnalité profonde d’Olga Smirnova ; elle lui permet du reste de déployer le geste très délié et fluide qui marque sa danse exceptionnelle d’expressivité. Il faut pourtant admettre que cette posture, qui d’entrée pose le personnage dans un paysage psychique qui n’aura pas de raison d’évoluer jusqu’à la scène de la folie, essouffle la narration, gomme la progression de l’acte, ne suffit pas à explorer tout le nuancier psychologique du rôle. De même, elle ne pouvait qu’aboutir à une scène de la folie relativement monochrome, les moments de tendres éclaircies se trouvant noyés sous le flot d’une peur déjà prégnante. À ce I dont ce n’est pas faire injure à Mlle Smirnova de dire qu’il est sans doute toujours en construction, succèdera un acte blanc où elle trouvera bien plus naturellement à déployer le lyrisme paradoxalement hiératique et la souveraineté de sa danse. Le II de Giselle, l’acte de l’arabesque par excellence, est un terrain de jeu qui sied mieux ce soir-là à l’invitée des viennois.

Semyon Chudin (Albrecht), 6 juin 2018

Et l’évidence de ce II est amplifiée par l’évidence de l’Albrecht de Semyon Chudin, qui, à la différence de sa partenaire, fréquente son rôle intensément depuis près d’une quinzaine de saisons sur toutes les scènes du monde, et qui compte avec David Hallberg, Mathieu Ganio, Vladimir Shklyarov ou Leonid Sarafanov parmi les Albrecht les plus aboutis de notre temps. Qu’il s’agisse de son entrée d’un romantisme éploré qui étreint, des adages où éblouit son art consommé de l’effleurement, ou des variations où seul compte le dessin de la fébrilité d’Albrecht, on est confondu d’admiration à chacune de ses apparitions. Signalons pour les inconditionnels que les entrechats-six sont bien sûr là, mais bien plus que des pas, ils servent d’élément fondamental à une grammaire de l’épuisement magistralement menée ; fascinant ! Gageons qu’une fréquentation commune plus soutenue du ballet devrait permettre à sa jouvencelle de se révéler plus sensible à ses tentatives de lier contact au I.

Parmi les artistes de la Compagnie, Eno Peci campe un Hilarion de grande classe dont la pantomime tient la dragée haute à Albrecht au I avant que l’ampleur de ses sauts et de sa danse soit aussi grande que son désespoir au II. Ampleur dont manquera un peu Myrtha (Kiyoka Hashimoto) ce soir ; chorégraphie atrophiée ou interprétation rabougrie, le personnage manquait singulièrement d’autorité, presque suppléé dans ce registre par Zulma (Anita Manolova) et Moyna (Sveva Gargiulo). Dans le pas de deux des vendangeurs, nous étions plus transportés par la fougue et la perfection formelle d’Albrecht que par l’exécution, précise mais par trop intimidée, des paysans de Natascha Mair et Scott McKenzie. L’enchantement des Willis fonctionne, porté notamment par une traversée croisée en arabesque remarquablement rythmée et organique.

Natasha Mair et Scott McKenzie, 6 juin 2018

Si on a trouvé quelque ivresse, qu’en est-il du flacon ? Au répertoir de la Compagnie depuis 1993, la production d’Elena Tchernichova est sans doute l’une des plus piteusement plates qu’il nous ait été donné de voir ((Notons pour l’anecdote que la première fut abondamment huée et que, pratique de nos jours révolue, du papier toilette fut lancé aux saluts !)). Il semblerait que la chorégraphe ait pris un soin maniaque à éliminer tout ce qui pourrait trop rappeler le style romantique de Giselle. Dans le camaïeu de gris du premier acte, seuls Albrecht, Giselle et Bathilde chatoient – on apprend à la lecture des notes d’intention qu’il s’agit de mettre en exergue la relation entre les trois protagonistes (Giselle étant conçue comme la demi-sœur de Bathilde !). Par ce noir et blanc obsessionnel, il s’agit aussi de proposer une approche cinématographique ; plus tue‑l’amour que convaincant. Quand au retour d’entracte s’impose la vision de tutus de Willis plus hideux encore que ne l’étaient ceux du Lac des cygnes de Peter Wright à Covent Garden, l’effroi visuel saisit. On pourrait aussi citer l’absence de ces fumigènes qui structurent largement l’esthétique romantique du royaume des Willis. Le verdâtre inonde la nuit là où le blanc (voire le bleu) devrait éclater pour exalter l’immatériel, l’impalpable, le magique qui structurent l’univers romantique par excellence des Willis. Il y aurait de quoi noircir des chapitres entiers sur la réinterprétation des ballets du XIXème siècle ou la course vers ce Graal de la reconstruction à l’identique. Le parti pris de l’entre-deux choisi par Tchernichova ne convainc pas. Mary Skeaping ou Yvette Chauviré dans un registre traditionnel, Mats Ek ou Akram Khan dans une approche résolument déconstructive, John Neumeier dans un style qui n’appartient comme toujours qu’à lui, font de Giselle un objet autrement plus exaltant.

Bref, la politique de renouvellement du répertoire menée activement par Manuel Legris (lui qui fut un des Albrecht majeurs de la fin du XXème siècle), et avec quel succès, gagnerait à se pencher sur le cas Giselle. Mais si frustrante voire incommodante que soit cette production, elle présente l’avantage d’aménager le pas de deux des vendangeurs en pas de quatre – s’y adjoignent Giselle et Albrecht, qui s'attrait d'une des variations du jeune paysan, sur une charmante interpolation musicale, dansée ce soir-là de manière superlative par Semyon Chudin, l’homme de la soirée ((On trouvera ici un témoignage de cette variation originale : https://www.instagram.com/p/Bj-CBgVlcNC/?taken-by=smichoofan )). Un de ces moments où la demi-teinte s’illumine envers et contre tout.

 

Jean-Marc Navarro
Jean-Marc contribue à alimenter la section Danse de Wanderer.
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