Le Konzerthaus de Berlin est impressionnant pour qui entre par son escalier monumental et passe sous ses colonnes ioniques colossales surmontées d’un fronton. Schinkel projeta ce bâtiment comme un temple et on a vraiment la sensation d‘entrer dans un temple de l’art pour assister à un rite sacré et sublime, encore plus si au programme est affichée la Neuvième symphonie de Beethoven, que deux siècles d’histoire ou presque ont transformé en monument suprême de la civilisation européenne.
Un moment important de l’histoire de la réception de cette symphonie a été l’exécution dirigée justement ici par Leonard Bernstein à Noël 1989, peu après la chute du mur de Berlin avec des musiciens venus des principaux chœurs et orchestres de l’Allemagne de l’est et de l’ouest et du monde entier ; à cette occasion l’ode de Schiller vit son titre changé de « An die Freude » ( à la joie) à « An die Freiheit » à la liberté, comme semble-t-il était le titre original – mais peut-être est-ce une légende – changé pour se soustraire à la censure.
Mais ce sentiment impressionnant d’être admis dans un temple de la musique est seulement l’impression d’un néophyte, parce qu’on le verra, il n’en ira pas ainsi.
C’est le Konzerthausorchester qui joue, l’héritier du Berliner Sinfonieorchester, qui aux temps de la DDR était le meilleur orchestre symphonique de Berlin-est. C’est aujourd’hui un des nombreux orchestres de Berlin, pas le meilleur, mais de toute manière un orchestre allemand solide, compact e granitique, avec une palette de timbres pas si riche, et avec des dynamiques plutôt contenues, avec une préférence pour le forte que pour le piano : ce sont des caractéristiques communes à bien des orchestres de l’ex-Allemagne de l’est, malgré tous les changements des dernières décennies. Ce sont des orchestres que nous aimons beaucoup, parce qu’elles n’ont pas été influencées par l’homogénéisation des orchestres occidentaux qui désormais jouent toutes de manière assez similaire et cherchent y compris en concert les couleurs brillantes et translucides imposées par le Cd. Le chef principal de cet orchestre est Ivan Fischer, qui vit presque une double vie en se divisant entre cet orchestre et un autre, très différent, le Budapest Festival Orchestra, qu’il a fondé, un orchestre virtuose, brillant, riche de couleurs et de dynamiques, capable de se transformer à chaque pièce qu’il joue.
Mais restons à Berlin. Pour la Neuvième, Ivan Fischer a choisi un effectif plutôt réduit, moins cependant qu’au temps de Beethoven, avec la curieuse particularité des timbales placées au premier rang, juste sous le podium. La sonorité, aidée de l’excellente acoustique de cette salle du XIXe, est pleine, très présente, si bien que le spectateur à l’impression d’être au milieu de l’orchestre.
Cependant un tel effectif, ainsi que les choix interprétatifs de Fischer, atténue la grandeur et la couleur dramatique de la symphonie, à commencer par la transition du chaos primordial de l’introduction au cyclopéen thème principal du premier mouvement. Ce n’est que progressivement que le dessein du chef devient clair : enlever à la Neuvième son aura de chef d’œuvre sublime, de monument de marbre, qui nous tient à distance, nous, le vulgum pecus, à qui il n’est permis à l’admirer avec déférence et componction. La Neuvième redevient la voix d’un homme qui parle aux autres hommes, ses frères, ses amis, comme le disent clairement les vers de Schiller, et non un message prophétique qui tombe du haut des cieux sur les mortels.
Ainsi donc le scherzo a le rythme marqué et les accents d’une fête populaire (peut-être sont-ce les mêmes paysans que dans la Pastorale). L’Adagio molto e cantabile se déroule comme un Lied dont les trois strophes sont confiées aux tendres dialogues entre les instruments – excellents les chefs de pupitres de l’orchestre – et reprennent ainsi ce caractère simple et bucolique qui à l’époque était inséparable de ce type d’écriture.
C’est dans le final que se révèle totalement la clef de l’interprétation de Fischer . Le baryton basse Hanno Müller-Brachmann entonne « O Freunde » avec une voix claire et cordiale, sans cette grandeur impérieuse et presque un peu mençante de certaines basses à la voix plus sombre et imposante. Ensuite Christiane Karg, Gerhild Romberger et Mauro Peter ne durcissent pas ni ne poussent leurs voix vers l’héroïque, mais les maintiennent flexibles et lumineuses. « L’Ode à la joie » de Schiller est prise sur un tempo plus rapide que d’habitude, avec une légèreté joyeuse, qui croît graduellement jusqu’à devenir un sommet bachique de joie effrénée, pas un sentiment ineffable, mais une joie absolument humaine, terrestre et concrète. L’idée de disperser dans le public les membres du Chœur de la Philharmonie d’État de Transylvanie de Cluj-Napoca, mettant ainsi les auditeurs au coude à coude avec les exécutants et les faisaient se sentir protagonistes parmi les protagonistes, comme si eux aussi était appelés à chanter « Freude, schöner Götterfunken » et « Alle Menschen werden Brüder » et on peut être sûr que certains le faisaient mentalement. On peut juger que ça n’est qu’un coup de théâtre, mais il a sans aucun doute atteint son objectif, à juger de l’enthousiasme du public.
Il reste à comprendre si avec des opérations de ce type on y gagne plus qu’on y perd, et s’il est juste d’éliminer ou au moins de redimensionner l’aura immense qui entoure de tels chefs d’œuvre, qu’il n’y a pas là ajout extérieur et superfétatoire mais qu’au contraire c’en est désormais une partie intégrante, quelque chose qui s’est construit génération après génération, en en faisant les fondations de notre civilisation. D’un autre côté revenir – mais est-ce vraiment possible ou est-ce seulement une espérance naïve ? – à la Neuvième avec la spontanéité et l’admiration des premiers auditeurs pourrait aider à en redécouvrir la nouveauté et la vitalité originelles.
Inévitablement, Beethoven a pris toute la place, mais on ne peut passer sous silence la pièce qui ouvrait le concert, Family Tree, écrite en 1992 par Toru Takemitsu, commission du Philharmonique de New York. Le grand compositeur japonais a mis en musique six poèmes pour l’enfance de Shuntaru Tanikawa, qui saisissent avec simplicité mais aussi sensibilité aiguë les impressions d’un enfant qui découvre le monde. Les mots confiés à la voix récitante de Hanna Yukiko Kusaka évoquent images et sensations : la lumière du soleil, les jeux, les grands parents, les parents, le chien…
L’orchestre aux dimensions presque mahlériennes, demeure extrêmement délicat, soutient la parole en restant toujours entre le piano et le mezzopiano, avec des timbres légers, clairs, limpides, créant une atmosphère proustienne de recherche du temps perdu, avec un étonnement infantile pour tout ce qui arrive, tout ce qui passe et tout ce qui finit pour toujours. Ce sont les sensations d’un enfant, mais elles offrent aussi à l’adulte des chemins pour les réflexions et les questions que chacun se pose, fusionnant nostalgie et méditation, touchant les raisons mêmes de l’existence. Une musique de grande poésie et d’une beauté absolue, comme tant d’autres que Takemitsu nous a offertes.