Programme

Schumann, Trois Romances, op. 28
Janáček, Sur un sentier recouvert (premier cahier)
Bartók, Trois Burlesques, Sz. 47
Schumann, Carnaval, op. 9

Leif Ove Andsnes, piano

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 11 décembre 2018

Il est possible de concevoir un programme dur, austère, autour du fantasque et de la miniature. Un tel assortiment, plus cohérent et concentré, mais aussi moins valorisant que celui de la précédente tournée européenne d’Andsnes, met aussi en regard des pages rares avec d’autres que l’on croit toujours plus familières qu’elles ne le sont. Dans un grand soir, ou simplement en pleine possession de ses moyens, Andsnes en aurait sans doute fait un parcours aussi stimulant qu’émouvant. Des circonstances impondérables l’en ont empêché, mais ce récital, de haute tenue pourtant, aura livré des enseignements

Le maître norvégien traverse, peut-être pour la première fois de sa carrière, une période délicate sur le plan physique. Est-ce la tournée marathon qu’il vient d’achever avec la Staaskapelle de Dresde, qui l’a conduit à jouer une dizaine de fois en un mois le mineur de Brahms ? Cela, ou autre chose, a en tout cas conduit Andsnes à annuler trois concerts avant son récital parisien, et à faire de même pour tous les suivants jusqu’en janvier. En ce sens, nous avons été vernis. Mais si les choses se sont éclairées dans les minutes et les jours suivant le récital, d’autres facteurs ont empêché que le rendez-vous soit aussi mémorable que sa dernière apparition au TCE, ou celle à Radio-France, ou surtout que son magnifique programme d’hiver 2017, entendu à Turin. Même s’il est toujours très délicat de déterminer ce qui est dû au pianiste et ce qui l’est au piano, Andsnes n’a pas tant paru en délicatesse avec les fondamentaux de sa technique (qui peut être tenue pour la plus saine et belle au monde) qu’avec l’instrument, qui aura refusé de sonner plein et de tenir les longueurs de notes voulues toute la soirée. Un indice visible renforçait l’impression, sinon de dysfonctionnement, du moins d’inhabitude : la grande béquille du Steinway était affublée d’une rallonge, de sorte à augmenter, en théorie du moins, le volume et le périmètre de projection. Compensation d’un soir, ou expérimentation plus générale, on ne saurait le dire. Mais ce qu’on peut dire, en ayant entendu Andsnes sept fois au TCE, toujours dans la même zone de la salle, c’est que le piano avait beau être un peu plus ouvert, et le son certes fortement projeté, ce qui était projeté avait quelque chose de fermé, gris, cartonneux, tout à fait dissemblable de l’ordinaire andsnesien.

Et pourtant, l’entame du récital ne laissait pas soupçonner cette accumulation de difficultés. Si la sonorité n’exerce qu’une séduction modérée (après tout, le piano d’Andsnes est toujours beau, rarement séduisant) dans l’opus 28 de Schumann, la clarté d’énonciation, de choix et de conception impressionne au plus haut degré. Le Schumann d’Andsnes a toujours été parcimonieux, depuis son bel et mésestimé enregistrement de jeunesse de la 1ère Sonate et de la Fantaisie (1997). Entre celui-ci et les magnifiques Scènes d’enfant enregistrées en 2009 (et données avenue Montaigne), rien, et rien, sauf erreur, en récital jusqu’à cette saison. Il est permis de penser que le Schuman qui lui va le mieux est le plus hermétique, le plus sombre aussi (pas nécessairement le moins touchant) : celui des romances, des novelettes, des Nachtstücke, des Waldszenen, des Chants de l’aube. Ce qu’on entend ici le suggère beaucoup. D’abord parce que la manière qu’il a de distinguer les plans présente un intérêt certain : ce n’est pas la mer ou la soupe d’huile, on s’en doute, mais pas davantage le feu d’artifice de basses décalées et de contrechants médians cuivrés qu’offrent la plupart des schumanniens inspirés, en particulier dans les pages abstruses. C’est simplement le piano d’Andsnes, à la fois clair et massif, parfaitement intelligible, assis sur une infaillible stabilité de pulsation, et maîtrisant à la perfection chaque articulation dans son rythme propre, ce qui est fondamental dans Schumann, et surtout ici dans la redoutable première romance. Tout y est : l’allusivité caressante en haut, les miroitements sans confusion au cœur du jeu, la basse mobile et bien charpentée. Ainsi, arrive ce qui doit arriver : d’abstrusion, il n’y a nulle trace, puisqu’on entend tout ce qui est écrit (sans les inconvénients de la façon dont, graphiquement, cela est écrit). Aux détracteurs de cette écriture (dont nous ne sommes pas), on pourrait dire : c’est joué comme c’est noté, mais en plus comme c’est entendu.

La plus célèbre romance en fa dièse mineur peut dérouter, légitimement, par son parti pris (crédible comme tel, malgré les réserves instrumentales évoquées) de grand piano de concert, toutes dynamiques jouées deux ou trois niveaux au-dessus du texte, texte qui est déclamé comme un sermon en chaire. A mon sens, ce n’est pas un viol de cette musique, tout au plus celui de la sensibilité de l’auditeur. On pourrait défendre que le ton sépulcral et dominant adopté crée paradoxalement sa propre intimité, qu’un jeu dans les dynamiques et d’esprit introspectif ne créerait pas dans une salle de ce format. Ce n’est sans doute pas une option très différente que prenait Guilels ici. La troisième romance, qui a la forme d’une novelette et le format d’une petite humoresque, prend ici des dimensions considérables, sur le plan de la richesse dramatique. L’autorité du piano donne évidemment envie d’entendre Andsnes dans le si rare et redoutable cahier opus 21, ou encore dans les Bünte Blätter. On peut certes lui reprocher la rectitude un peu fermée de son premier intermezzo. Mais les refrains, assumant une retenue massée, bourrue, se succèdent sans lasser, car la caractérisation rythmique brille par sa subtilité ; et l’épisode lent en mi mineur est d’une profondeur de respiration, d’une noblesse admirables. Jusque là, confort sonore mis à part, on retrouve notre Andsnes, doucement autoritaire, sereinement édifiant.

Un piano au son de plus en plus forcé, confiné au-dessus du mezzo forte, n’est pas la seule raison pour laquelle le premier cahier du Sentier recouvert déçoit. En un sens, c’est une fausse déception, le caractère général, et même souvent le détail de l’interprétation ne différant guère de l’enregistrement d’Andsnes, pourtant vieux de dix-huit ans. Il était permis d’espérer une évolution, à l’image de la belle maturation à laquelle ce musicien nous a habitué dans de nombreux répertoires. Une règle d’airain paraît donc encore vérifiée : de tous les répertoires, de toutes les époques, aucun ne paraît aussi inaccessible à l’interprète allogène que la musique de Janáček, singulièrement celle de piano et de chambre. Faut-il préciser que, nonobstant les tracas supplémentaires du soir, la qualité pianistique n’est pas ici en cause ? A la limite, les choses se passent comme si l’évolution personnelle d’Andsnes vers un piano toujours plus majestueux, toujours plus solide, sculptant la grandeur dans la matière, l’éloignait encore davantage d’un ton, sinon idéal, au moins plausible pour ces pages. Dans les petites pièces de Grieg ou de Sibelius, cette manière, loin d’être un obstacle, achemine la modestie nostalgique, la réminiscence ou le charme, vers la grandeur élégiaque, vers la poésie en somme : c’est le trait guilelsien d’Andsnes. Mais le charme et la profondeur du piano de Janáček ne tient pas à une correspondance, une projection de la petite idée à la grande expression. La force du texte n’apparaît pas par l’intensité brute de sa lecture, aussi qualitative soit-elle. Comptent davantage la légèreté de phrasé, l’absence de volontarisme dans les transition, la valorisation de l’aphorisme, et de la méthode compositionnelle consistant à, pour ainsi dire, tourner autour d’une petite idée sans pour autant la déployer, ni la clore sur elle-même : en définitive, tout ce qui concourt à faire sentir ce que cette musique a d’imprévisible, dans son écriture, et dans sa réception. Or, l’approche d’Andsnes a au moins, depuis toujours, le mérite d’une cohérence maximale : chaque pièce, sans exception, est une arche tendue d’un point à un autre, la densité instrumentale servant à construire patiemment les gradations expressives, unifiant l’épars et reliant le disjoint. Jusqu’à quel point l’atavisme, ce fantasme adoré de la critique musicale, est-il une réalité, et de quelle nature est cette réalité ? Se trouve-t-elle dans les gènes, dans la langue parlée, dans la littérature, dans le climat et l’humidité ? Tout se passe bien, parfois, comme si quelque chose ne s’apprenait pas pour faire jaillir le ton d’une certaine musique, quand bien même l’on dispose des moyens de faire ce que l’on veut de son piano, et que l’on joue cette musique depuis des décennies, et qu’on l’a apprise avec un professeur (Hlinka) qui l’avait lui-même étudiée avec Josef Páleníček, un des plus grands, sinon le plus grand interprète de Janáček dans la seconde moitié du XXe siècle.

Ainsi, le strict mouvement et le lyrisme cuivré d’Une feuille emportée ne convainc guère. Venez avec nous est dénué de tout sentiment d’improvisation, d’informel, et aussi de réminiscence. Et La chevêche ne s’est pas envolée, tendu à se rompre, impressionne tout en paraissant sans objet dans sa caractérisation burinée et aride (les appels initiaux sonnent comme un prélude de Chostakovitch par Richter) : Andsnes semble vouloir à tout prix transcender l’alternance du motif menaçant et du choral, les fondre dans un même mouvement sonatisant, au lieu de les faire émerger l’un et l’autre d’endroits différents. Le jeu distancié de question et de réponse se dissout dans cette lave lyrique, aussi belle soit-elle. En pleurs souffre encore plus de cette conduite impérieuse et de cette opulence sonore. Parce que l’on a envie d’aimer au moins certains instants, on profite mieux de ce qu’offre cette façon de faire dans les climats d’angoisse plus homogènes, de la prière à la voix blanche (Vierge de Frydek, Bonne nuit !) aux rictus réminiscents (Elles parlaient en hirondelles) : ici, au moins, la force du piano trouve dans le texte matière à communication. Même si les élans tendant à la résolution dans Bonne Nuit ! (ci-dessus) ont quelque chose de troublant : ce poignant chant incantatoire émeut autant qu’il peut sembler surimposé sur une musique qui est d'abord touchante par la dimension enfantine de son inquiétude. C’est cette même difficulté de rencontre entre un art pianistique et un art d’écriture (lui-même lié à une tradition, un idiome instrumentale) qui définit les contours du Bartók d’Andsnes. On avait déjà eu l’occasion d’y goûter, avec la Suite op. 14 qu’il a notamment donné au cours de la saison 2010-11. Andsnes domine comme peu d’autres les défis de réalisation posés par le piano bartokien, et les obstacles techniques à l’intelligibilité et à la continuité ne paraissent pas en être entre ses mains. C’est rare (et mieux, à cet égard, que bien des grands noms visitant occasionnellement ce répertoire), mais ne suffit pas à faire frémir le nerf le plus sensible, le lyrisme visionnaire de ces pages. Il faut isoler de ce constat la première burlesque, cette effrayante étude d’unissons qui, à bien des égards, va comme un gant à ce pianiste. Là encore, malgré la sonorité altérée, Andsnes montre un accent richtérien, mais à meilleur escient qu’en première partie, et dans une partition où le mélange d’explosivité et d’écrasement produit un caractère intéressant. Ce n’est certes pas si violent, cela n’a pas non plus l’élasticité de lectures plus canoniques (Ránki…), mais un chant austère s’y déploie. On ne peut en dire autant, malheureusement, des deux suivantes. Où l’on entend et comprend tout mais sans l’accent et le balancement naturels, comme une poésie traduite. La dernière page de la deuxième burlesque est symbolique : la régularité rythmique joue à contre-emploi dans cette page qui ne semble prendre toute sa force de signification que dans un mouvement d’élastique, un genre de rubato très particulier faisant sentir une battue non-écrite, un phrasé rôdant entre les temps. La troisième manque de cette extrême liquidité dense et saturée de noirceur qui annonce la musique nocturne d’En Plein air. C’est beau et sérieux, nulle angoisse n’y passe.

Carnaval, une page pour Andsnes ? On patientera pour s’en faire une opinion, car le piano de ce soir-là, dans toutes les dimensions du terme, l’empêchait. Ce n’est certes pas le premier Schumann auquel on a envie de l’associer, sinon pour un motif : l’extrême difficulté technique de la partition, qui est ordinairement sous-estimée, peut-être du fait de sa familiarité et de celui que sa virtuosité ne se présente pas comme part intégrante du sens de la musique. Un plein Andsnes aurait sans doute des choses grandioses à nous faire entendre, notamment dans les numéros extrêmes de l’œuvre. La luxuriante galerie de portraits et d’aventures ressemble ici, de prime abord, à un chemin de broussailles, cette fois germanique, et escarpé à l’excès, coudé et noueux comme celui de Gwynplaine : au lieu d'enchaîner les jaillissements, le pianiste comme l’auditeur sont contraints de reprendre leur souffle entre les virages. Le premier tiers au moins souffre du grisâtre du timbre et de la texture, et d’un manque d’intelligibilité polyphonique et de rebond rythmique tout à fait inhabituel chez Andsnes. C’est le moment de souffrance de ce récital, vraiment, et de frustration car on imagine, encore, ce que pourraient être le piu moto du Préambule, et avec quelle noblesse pourraient surgir la Valse noble, Eusebius ou Sphynx. Les choses iront néanmoins en s’améliorant, petit à petit. Chiarina et Chopin ne sont pas d’une grâce inoubliables, mais d’un goût irréprochable soutenu par un jeu qui commence à respirer, à s’aérer. Paganini, notamment, laissera entrevoir plus de grand piano. Reconnaissance est l’un des numéros les plus réussis parce qu’Andsnes y fait sentir une vision particulièrement personnelle, toute en retenue et en accumulation subtile, troquant le trait capricieux pour quelque chose de plus attendri : même si, là encore, on ne fait que deviner tout ce qu’il pourrait y faire. On restera frustré d’un grand chant final des compagnons de David, mais il faut reconnaître à Andsnes le courage d’y avoir pris tous les risques, envers et contre tout, avec une forme de réussite dans l’emballement. Chose étrange, peut-être grâce à ce panache, le public du TCE aura fait un accueil plus enthousiaste à ce concert qu’aux précédents d’Andsnes ici (du moins, comme récitaliste). Parfois avare de bis, Andsnes en offre pas moins de quatre. Un nocturne en fa majeur de Chopin qu’on est heureux d’entendre, mais qui n’a pas la noblesse presque irréelle de son récent enregistrement. Un intermezzo du Carnaval de Vienne intermittent et lutteur, à l’image de ce qui avait précédé. Un très sérieux et intéressant scherzo en bémol de Schubert. Et enfin, un passionnant Tango de Stravinsky, âpre, retenu, très sombre.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : © Gregor Hohenberg

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