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Sur les treize sérénades composées par Mozart, trois seulement sont destinées exclusivement à un effectif de vents. Loin de l'idée de restreindre son écriture au badinage et au divertissement, il transforme sa partition en cahier d'esquisses, innovant au détour de sept mouvements et d'une durée généreuse d'un peu moins d'une heure, d'étonnants dispositifs de formes et d'instrumentation. Baptisée à titre posthume du titre austère de Gran Partita, cette musique est construite en forme de trompe‑l'œil chambriste, relativement à l'effectif, mais regarde clairement du côté de la suite symphonique, tant par sa durée que par l'instrumentation.
Nous sommes ici devant une géométrie à la binarité bien ordonnée : un quatuor de cors (divisé en deux cors doubles en fa et deux cors basses en si bémol), un quatuor de clarinettes (dont deux clarinettes et deux cors de basset), deux hautbois, deux bassons… belle symétrie que vient déranger une unique contrebasse (rarement remplacée par un contrebasson). Curieusement, on ne connaît de cette Gran Partita, ni la date exacte de composition, ni la destination ou le commanditaire. Très étrangement, la correspondance de Mozart ne donne pas d'indication et on ne dispose que de la date de création : le 23 mars 1784 à l’occasion d’un gala de bienfaisance organisé par le clarinettiste Anton Stadler devant la cour de l'Empereur Joseph II à Vienne. Décrite par le Wienerblättchen comme une "grande pièce pour vents d’un genre très spécial", cette partition fait la part belle à la clarinette, contrairement à la sérénade à la française qui tend à privilégier le hautbois. Néanmoins, l'originalité vient des dialogues entre les pupitres, entrecoupés de tutti qui forment cet alliage insolite de drame et de joie.
Kirill Petrenko revient à une œuvre qu'il a déjà fréquenté à plusieurs reprises, notamment durant la période où il officiait à la Komische Oper. Parmi les solistes choisis pour cette soirée "Berlin Phil series", on retrouve des musiciens l'ayant interprétée en première partie du concert dirigé par Seiji Ozawa. Au-delà du fait qu'il s'agissait en 2016 d'une version non dirigée, la comparaison qui s'impose avec l'interprétation de Kirill Petrenko tient au fait que le langage mozartien trouve une individualité et une expression étonnamment naturelles. La manière avec laquelle il aborde le Largo – Molto allegro initial ancre l'expression dans une forme de liberté et de concentration tout à fait surprenante quand on pense au piège que représente l'enchaînement entre la langueur étale de l'introduction et les rythmes pointés qui renvoient explicitement à la pétulance et au fruité d'un récitatif d'opéra.
Quant au Menuetto, il se libère progressivement de sa matière instrumentale, les vents imitant l'extension d'un quatuor à cordes – effet particulièrement sensible dans le Trio I où les clarinettes dialoguent avec les cors de basset et dans le II, avec cette magnifique circulation de lignes mélodiques entre le hautbois d'Albrecht Mayer et le cor de basset de Manfred Preis. On lit dans la variété des accents et la finesse des ornementations, la richesse expressive d'une interprétation éminemment mozartienne que vient confirmer la rotondité et le naturel de l'adagio. Il n'est pas exagéré de dire ici combien Petrenko se distingue des nombreux chefs qui confondent les mouvements lents de Mozart avec une sorte de sfumato blond et sucré. Il n'a pas non plus cette étonnante neutralité dont faisait preuve un Claudio Abbado dans ce répertoire, cédant au lissé et à la contemplation sonore là où Petrenko trouve des chemins de traverse en osant varier les accents dans l'ostinato rythmique pour en déployer la matière mélodique. Le soutien du hautbois d'Albrecht Mayer est ici impérial, irriguant d'une respiration intérieure un discours qui roule et se diffuse sans ligne de clôture. On atteint ici un des sommets de cette soirée, un moment où se fait jour le pur talent des instrumentistes dans une lecture hédoniste, un parfait bonheur d'écoute.
On plane encore sur ces hauteurs célestes dans ce sage Menuetto et ces deux très polis Trios où manque sensiblement la rugosité des ländler et cette matière sonore que les instruments modernes peinent à rendre. La Romance (Adagio – Allegretto) fait la part belle au dialogue entre un lactescent cor de basset et un tutti où se distinguent les lignes picorées des bassons. Construit à partir du thème du mouvement lent du Quatuor avec flûte en ut majeur K. 285b, le Tema con variazioni déploie autour de la clarinette solo, une multiplicité d'interventions furtives, mises en valeur par la précision des attaques staccato et l'alternance de triolets et d'anacrouse. La surprise vient de ces ondulations que dessinent les cors en si bémol pour libérer l'arioso du hautbois dans la variation V et cette conclusion où la ligne de chant s'enroule autour des pizzicatos feutrés de contrebasse. Pour le Finale (Molto allegro), Petrenko lâche la bride aux interventions rauques et canailles des clarinettes, et multipliant par la même occasion les multiples allusions à cet Entführung aus dem Serail, contemporain de cette sérénade Gran Partita.
Il n'est pas évident de quitter cet univers intimiste pour rejoindre la sérénade pour cordes de Dvořák. La salle de bal a remplacé le salon, les paniers ont cédé aux crinolines ; on ne parle pas ici le même langage musical et les herbes folles de Bohême poussent désormais dans les géométries du jardin mozartien. On admire dans la Gran Partita, cette dimension symphonique qui se déploie à la manière des origami-Combray dans la fameuse tasse de thé… on apprécie moins chez Dvořák cette extraversion du sentiment, sorte d'épanchement qui navigue à vue entre expressif et sentimental et ne semble jamais se satisfaire vraiment d'un écrin purement chambriste. Est-ce un effet de la prise de son ou de la désormais fameuse "distanciation" qui en limite le nombre et les éloigne les unes des autres ? Les cordes berlinoises paraissent ici flotter dans un éther sonore qui gomme la personnalité des pupitres et la tension dramatique de la partition. Le son est uniformément brillant et puissant, délibérément symphonique et cadré en plan large.
L'œuvre naît au moment où Dvořák décide de quitter son poste d'altiste au sein de l'orchestre du Théâtre national de Prague et se consacre véritablement à sa carrière de compositeur. Écrite en deux semaines seulement, la partition porte en elle les éléments stylistique d'un romantisme slave fait d'éléments folkloriques et d'une écriture mélodique qu'il emprunte en partie à cette inspiration tutélaire et amicale qu'exerce sur lui Johannes Brahms. C'est avec une plénitude teintée d'humilité que Kirill Petrenko aborde le Moderato initial, avec un thème porté par une longueur d'archet volontairement limitée pour mieux mettre en valeur l'intensité de la grande arche à venir. La ligne se referme sur la pointe des pieds, sans recourir à un vibrato excessif qui en déstabiliserait irrémédiablement l'équilibre.
Même approche dans le célébrissime Tempo di valse : rien qui ne marque ou qui pèse sur le temps, juste un contrechant qui sert d'appui naturel à l'expression. Les rythmes pointés sont arrondis, intégrés dans la ligne de chant au point de laisser sur leur faim les auditeurs qui y chercheraient des contrastes terriens et délibérément Mitteleuropa… Petrenko ne néglige aucune reprise, avec une attention particulière aux nuances et à la façon de refermer la mélodie sur elle-même comme une boucle. Le Scherzo Vivace ouvre volontiers une largeur et une profondeur de champ qui semblait manquer dans les premières mesures, avec ce rebond des accents et cet air qui soudain circule entre les pupitres et cet émouvant solo d'alto qu'on entend ici pour la première fois (Petrenko a recours à la récente édition Urtext que Bärenreiter a publié en 2016).
Dans un Larghetto qu'on entend trop souvent à travers un rideau lacrymal, Petrenko réalise la prouesse de mettre sur un même plan l'équilibre et la concentration – cet art subtil de contenir l'émotion et de l'exprimer avec une économie remarquable de gestes qui libèrent la tension et soulignent la couleur d'un contrechamp. On regretterait presque de devoir affronter la lumière du Finale – Allegro vivace, avec cette palpitation d'accents qui tournoient et se diffractent tandis que le thème passe de pupitre à l'autre. Petrenko laisse entrevoir à cette occasion, une respiration et un lyrisme qui ouvrent vers une musique de scène, un théâtre d'ombres et de couleurs. Heureux berlinois…
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