Invité pour trois soirées consacrées à Schubert (Die schöne Müllerin le 6 février et Schwanengesang le 10), Matthias Goerne était fébrilement attendu pour accomplir un nouveau voyage en terre schubertienne le 8. Après avoir cheminé aux côtés de Brendel, Schmalcz, Leonskaïa, Eschenbach ou d'Hinterhäuser, le baryton a rencontré un autre adepte de Schubert en la personne du pianiste norvégien Leif Ove Andsnes, a qui l'on doit de nombreux enregistrements réalisés notamment avec le ténor britannique Ian Bostridge (Emi). Si la voix du narrateur est importante et peut changer radicalement l'approche et notre perception du Winterreise comme ce fut le cas avec des interprètes aussi différents que Christa Ludwig, Dietrich Fischer-Dieskau, Hans Hotter ou Jonas Kaufmann, l’accompagnement musical est déterminant, un récitaliste de renom pouvant apporter sa signature et faire de ce voyage une expérience inoubliable. Réputé pour son intériorité, sa concentration et son immense modestie face aux partitions, Andsnes imprime sa personnalité dès les premiers accords posés avec le plus grand calme et la plus stricte détermination, impression qui ne se démentira pas. Goerne, confiant, n'a plus qu'à se laisser porter par cet accompagnement, d'abord fragile, cherchant presque à se composer une voix qui semble effilochée pendant le long et itératif « Gute Nacht », avant de gronder, de mordre, de trembler, de froid ou d'émotion, en parcourant inlassablement la Nature, hospitalière puis hostile, qui l’entoure. Alors que le pianiste dépeint en quelques notes vibrantes et rigoureuses les différents décors, factices comme au théâtre, dans lesquels « évolue » le narrateur, paysages solitaires où le vent souffle et la neige tombe, Goerne fait passer dans sa voix des sensations contradictoires où la passion, le remords, l'exaltation ou l'abattement se succèdent sans discontinuer. Dans sa bouche, les mots claquent, virevoltent, s’incarnent pour rendre visibles ou palpables, là une girouette agitée sur un toit « Die Wetterfahne », là des larmes gelées sur son visage « Gefrorne Tränen », plus loin la fatigue « Rast », ou ailleurs des pas laissés dans la neige « Erstarrung », occasionnés par la recherche de l'être aimé après une rupture et la fuite par une nuit de brouillard. Tour à tour ours, ogre ou enfant, Goerne dont le corps suit la moindre courbe musicale en faisant respirer la musique, exprime tous les états, les commotions, les douleurs comme s'il les avaient vécues dans une vie antérieure et qu'elles lui revenaient en plein cœur, ses paroles déchirant le silence. Soutenu par le piano habité de Andsnes, aux tempi profonds, le baryton totalement immergé dans ce monde, ancre chaque poème dans une irréfragable continuité, cette errance n'ayant aujourd'hui plus rien à voir avec celle de ses débuts, où l'issue pouvait être heureuse, car possiblement fantasmée. Désormais aucun doute n'est possible, la folie s'est emparée du narrateur bien avant qu'il ne distingue au loin les sons répétés d'une viole joués par un vieillard – qu'il semble être le seul à percevoir, « Der Leiermann » – et à qui il demande d'un timbre blafard s'il doit allez avec lui, tant il est évident que son voyage mental prend fin ici avec sa mort, annoncée préalablement par la présence d'une corneille « Die Krähe » et par une auberge « Das Wirsthaus », aux allures prémonitoires de cimetière.
Après l’étreignante version de Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch applaudie sur cette scène en avril 2014, celle de Goerne et d'Andsnes, bouleversante et grandiose, restera dans les annales.