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En bon milanais, à l’instar de quelques-uns de ses illustres devanciers, Claudio Abbado ou Carlo-Maria Giulini, Daniele Gatti est attiré par le monde de la Mitteleuropa et par son univers culturel, objet tardif d’intérêt en France – depuis une trentaine d’années tout au plus. Cette culture, dominée par le monde austro-hongrois, prend ses racines à la fin du XVIIIe et explose en inventivité et modernisme au début du XXe. Il suffit de rappeler l’effervescence musicale et littéraire de Vienne, même pendant et après la première guerre mondiale, pour s’en persuader. « Apocalypse joyeuse » disait dans un livre l’un de ses meilleurs connaisseurs, Henry-Louis de la Grange, récemment disparu, citant Broch. Alors ce programme propose deux moments d’Anton Webern, celui, encore juvénile (il a 22 ans) et post romantique de Langsamer Satz, une pièce pour quatuor de 1905 réorchestrée pour orchestre à cordes par Gérard Schwarz, et les Fünf Sätze op.5, composés quatre ans plus tard et transcrits eux aussi pour orchestre à cordes (en 1929) par Webern lui-même, qui marquent quant à eux un basculement net vers une musique de la concentration, de la concision, du pointillisme, d’un hiératisme musical réduit à l’os que Schönberg proposera peu après dans les Sechs kleine Klavierstücke.
Deux moments de modernité naissante mis en écho avec deux moments symphoniques schubertiens, le premier lui aussi juvénile encore marqué par Haydn et Mozart, la Symphonie n°3, composée en 1815, à 18 ans et l’autre, composée trois ans plus tard, qui prend plus en compte la modernité du temps qui s’appelle à Vienne Beethoven. Ainsi, en parallèle, deux œuvres de jeunesse et deux œuvres qu’on pourrait dire de basculement, par deux jeunes compositeurs dont l’âge oscille entre 18 et 26 ans. Voilà un programme composé au cordeau, rempli d’échos, qui rappelle que tout artiste s‘inscrit d’abord dans l’imitation, puis dans la création et enfin dans l’invention. A la même époque, pour ne citer que lui, Picasso va passer du Moulin de la galette au cubisme.
Ainsi ces deux destins parallèles s’inscrivent dans une histoire, chacune traversée par des échos, Haydn pour l’un, le post romantisme notamment mahlérien pour l’autre, et par le souci de s’inscrire dans l’époque pour chacun des deux (2ème partie du concert).

Ce concert est dont une leçon de musique, qui nous dit comment se construisent les artistes.
Mais ce dialogue Webern-Schubert est loin d’être inattendu pour des raisons musicologiques : la seconde école de Vienne a toujours considéré essentielles les racines historiques et le fil continu de l’évolution depuis Bach à Mahler en passant par Beethoven et Schubert. Webern s’est d’ailleurs toujours intéressé à Schubert, à cause des pièces de musique de chambre, et des Lied dont il a orchestré certains, et il a très souvent intégré Schubert dans les concerts qu’il dirigeait. Les mettre en perspective n’est donc pas surprenant, dans la mesure où le dialogue Webern-Schubert a été fructueux, y compris dans les écrits théoriques (idem d’ailleurs chez Schönberg).
Ce qui est plus neuf, c’est que ce dialogue s’établit ici non sur le répertoire de chambre, mais sur le répertoire orchestral (ou transcrit pour orchestre).
Une première partie Schubert-Webern, une seconde partie Webern-Schubert, et quatre pièces pratiquement inconnues du public, pourtant venu nombreux dans ce magnifique théâtre Romolo Valli de Reggio Emilia, qui vit tant de fois Claudio Abbado, puis eut son fils Daniele Abbado comme directeur artistique, et qui aujourd’hui vivote dans une Italie qui ne sait plus où est sa culture. Quand une ville possède un tel instrument et qu’elle n’en fait pratiquement plus rien, elle se déconsidère. Et ce n’est malheureusement pas un cas isolé dans la péninsule. Il
La qualité de la soirée, un MCO revenu sur les lieux de ses triomphes (Cosi, Fidelio, Flûte enchantée avec Abbado par exemple) montre qu’il ne faut jamais barguigner sur l’exigence.
La Symphonie n°3 a été considérée par certains comme une pièce très secondaire, d’autres marquent déjà une différence nette avec la 1ère symphonie, et surtout la deuxième écrite quelques mois avant. C’est une musique dansante et heureuse, même si l’accord initial est de couleur plutôt sombre et n’est pas sans rappeler quelques accents mozartiens (on songe un peu à une ouverture d’opéra, à la Don Giovanni) même si sans transition on passe à une musique dynamique et souriante. Daniele Gatti, qui est aussi chef de théâtre, soigne ce contraste, en proposant un début assez solennel, qu’il enchaine avec la partie plus légère d’une grande vélocité. Pendant tout le concert, ce qui va frapper c’est l’adhésion de l’orchestre, la clarté du son, l’élégance, le soin donné aux nuances, la lisibilité de l’ensemble. Très belle la flûte dans son dialogue avec les cordes, qui laisse planer quelque chose de presque inquiétant, très belles aussi les transitions : fluidité sonore, élégance, rythme presque italien (qu’on retrouvera dans la tarentelle du dernier mouvement). Ce Schubert certes influencé par Haydn et aussi on l’a vu par Mozart (c’est aussi clair dans le menuet du 3ème mouvement), plus personnel peut-être dans le deuxième (un allegretto) conçu comme un « Lied pour orchestre », avec une grande délicatesse qui contraste avec l’énergie du 1er mouvement, mais permet de constater la légèreté et la subtilité de cordes particulièrement suaves en écho.

Le dernier mouvement commence en tarentelle, et rappelle fortement le début de l’Italienne de Mendelssohn, c’est très dansant et particulièrement vif. Gatti fait émerger les détails d’une musique que le XIXe considérait sans intérêt, avec un orchestre particulièrement dynamique et ce jeu tout particulier des contrastes entre danse fluides et scansions marquées, avec un sens du crescendo presque rossinien à la fin. On redécouvre cette musique entendue rarement, qui ne m’a jamais semblé négligeable dans sa conception, avec un vrai sens mélodique.
Langsamer Satz (mouvement lent) de Webern, transcrit pour orchestre (c’est à l’origine une pièce pour quatuor à cordes), fait irrésistiblement penser à Mahler, en particulier par la respiration, par le jeu sur les volumes, par les enchaînements : on est proche de l’adagietto de la 5ème symphonie tout à fait contemporaine.

On sent Daniele Gatti très proche de cette musique, dont il épouse les formes et les volutes avec une particulière sensibilité. Ici aussi frappe le jeu des cordes graves et celles plus aiguës, l’élargissement du propos qui donne une ambiance très nostalgique ; on pense à Mahler certes, mais pas seulement, il y a quelques moments qu’on penserait pris à Sibelius, dans ce qui est devenu une sorte de petit poème symphonique : Daniele Gatti n’en fait pas quelque chose d’intériorisé mais propose peu à peu une  respiration d’une très grande sensibilité, en évitant tout ce qui pourrait être sirupeux, sans rubato, se faisant succéder les ralentis et les accélérations, avec un soin très marqué sur les différences de volume, sur les pleins et les déliés d’une écriture certes très marquée par le post-romantisme, mais qui se projette vers le futur par certains accents. La toute fin telle que la ressent Gatti, nous replonge dans l’univers mahlérien, cette fois-ci encore à venir, du dernier mouvement de la neuvième, avec ce son qui meurt dans une ambiance marquée par l’émotion. Vraiment prenant.
La deuxième partie du concert, avec deux œuvres postérieures de quelques années, plus ouvertes vers le futur des deux compositeurs était aussi passionnante par la différence d’ambiance.
Comme pour contraster avec la fin de la première partie, résolument tonale et tournée vers le passé, c’est un Webern nouveau qui ouvre cette seconde partie, plus proche de celui qu’on connaît, qui a transcrit cette pièce( Fünf Sätze , op5)  pour orchestre à cordes en 1929, 20 ans après sa composition, au moment de sa pleine période créatrice.
Les cinq mouvements, alternent entre agité et lent. Le premier, heftig bewegt est à la fois le plus long et celui qui montre développement orchestral le plus appuyé. Les autres mouvements sont des « flaques » de musique, alternant tension et violence (le troisième) et des traits sonores quelquefois à peine perceptibles, comme le final de la pièce jouée en première partie où l’orchestre montre un très grand contrôle du volume et du son : ce sont des miniatures qui doivent faire tout voir en peu de temps et en peu de son : art subtil de la nuance, du trait, du point, où finit par se dessiner une ambiance, un univers complètement abstrait, hiératique. Le dernier mouvement, alternant cordes graves et sons particulièrement aigus, qui fonctionne par traits quelquefois à peine perceptibles et qui font étrangement penser à ces derniers sons de la Neuvième de Mahler, cette fois-ci à peu près contemporaine dans sa composition, que Webern ne pouvait connaître au moment de la composition du quatuor, contemporaine , mais en tous cas connue en 1929  quand il fait la transcription pour orchestre de cordes de son œuvre : le passé alimente souvent le présent.

La symphonie n°6 de Schubert concluait ce concert, appelée « La Petite », par opposition à « La Grande » parce qu’elles sont toutes deux en ut majeur. Après trois ans, comme Webern après quatre ans, Schubert sonne plus épais, pas forcément plus inventif dans la mélodie (la symphonie n°3 me paraît plus intéressante sur le plan mélodique), mais sûrement plus complexe dans la composition, plus marqué par Beethoven, on l’entend dès les premières mesures. Daniele Gatti donne à entendre cette complexité, il y exalte le jeu sur les variations de timbre, sur les couleurs grâce à un orchestre virtuose. L'œuvre  commence comme la troisième par une introduction lente, aussi longue que dans la symphonie précédente, mais l’ensemble du mouvement est bien plus dense, plus large, mêmes dans sa seconde partie plus allègre.
Le second mouvement (andante) marque une sérénité qu’on n’entendait pas précédemment, avec un jeu magnifique sur les bois (flûte, hautbois) et des cordes séraphiques, brutalement interrompues par le rythme plus haché de la marche, presque opératique. L’influence de l’opéra italien, très à la mode à Vienne – Rossini est dans les murs- se fait ici sentir. Il est clair que l’opéra à cette époque est une source d’inspiration pour Schubert (comme dans la troisième d’ailleurs) alors que paradoxalement ses opéras sont d’essence wébérienne plus qu’italienne, et qu’ils n’ont pas eu un énorme succès.
Le troisième mouvement (premier scherzo nommément indiqué dans le monde symphonique schubertien) rappelle beaucoup plus nettement Beethoven, c’est beaucoup plus affirmé que précédemment, plus énergique, vaguement plus inquiet  (on reconnaît des traits des deux premières symphonies du maître de Bonn), y compris dans la deuxième partie du mouvement. Le son du MCO est ici d’une grande limpidité et sait à la fois jouer sur les contrastes entre des moments affirmés, et puis un allègement aux cordes, un discours particulièrement fluide.
Le dernier mouvement revient à des rythmes italianisants, pas aussi marqués que dans la troisième symphonie, mais bien proche, avec une complexité peut-être plus marquée de l’instrumentation qui cherche à construire des effets rossiniens..
Que les deux symphonies commencent comme à l’opéra et qu’à la même période Schubert ait écrit deux ouvertures dans le style italien montre bien l’influence du genre, et la séduction qu’il procurait au jeune Schubert (qui n’a guère que 21 ans) : cordes légères, danse, jeu des bois avec un MCO totalement en phase, totalement engagé avec un son magnifique, transparent, qui fait que le mélange des timbres n’empêche pas d’en distinguer chaque couleur. Gatti exalte chaque moment, sans jamais insister cependant, laissant l’orchestre jouer ensemble, zusammenmusizieren dans un ensemble étrange où on entend les bois sonner comme chez Rossini et les tutti quelquefois comme Beethoven.

La largeur du final annonce le Schubert de la « Grande » par sa respiration et sa dynamique et son expressivité, après un dialogue cordes/bois tout à fait extraordinaire dans les mains de l’orchestre, tout en s’inspirant décidément d’un Rossini dont Schubert par les jeux timbriques et instrumentaux qu’il imite essaie de retrouver l’habileté qu’il admirait tant.
Pour faire ressortir toute cette complexité d’influences mais aussi cette jeune originalité, il fallait un orchestre expert, un orchestre qui puisse à la fois exalter la sûreté de ses pupitres solistes, mais aussi montrer une habitude jamais routinière de jouer ensemble. Et Daniele Gatti sait parfaitement mener cet orchestre là où il veut, lui demander toutes les nuances et tous les raffinements possibles, dans toutes les directions lui qui est un grand rossinien, mais aussi un grand mahlérien, et un amoureux de la seconde école de Vienne.
Ce concert a permis de mettre en lumière des jeux entre deux compositeurs qu’on n’associe pas toujours, a permis de démêler les échos mahlériens chez l’un, rossiniens et beethovéniens chez l’autre, et a mis en lumière la multiplicité des influences, des citations et la diversité du patrimoine génétique de deux des immenses compositeurs de l’histoire. Impossible de catégoriser la musique dans ces conditions, c’est l’art transversal par excellence, qui ignore les frontières et les murs, c’est à dire la fermeture. Un concert aussi raffiné que celui-ci nous le rappelle opportunément.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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