Crise sanitaire oblige, on ne s’étonne plus que les programmations des salles de spectacles soient modifiées au gré de l’absence forcée de tel ou tel artiste. C’est ainsi que le chef Tugan Sokhiev s’est vu contraint de renoncer à diriger l’Orchestre de Paris, cédant sa place au pupitre à Paavo Järvi pour le Concerto pour violon de Tchaïkovski, La Mer de Debussy et la Suite n°2 de Daphnis et Chloé de Ravel, dans une Philharmonie bien remplie.
Ce concert signait le retour sur scène du violoniste Gil Shaham, qui ne s’était pas produit en public depuis mars dernier et dont le grand sourire dès les premières notes de l’orchestre ne trompait pas : rarement avons-nous vu un soliste si joyeux dans l’exécution du Concerto pour violon de Tchaïkovski, l’un des plus exigeants jamais composés, mais où Gil Shaham fait preuve d’une décontraction assez fascinante. Décontraction ne signifie pas pour autant désengagement : la maîtrise technique de la partition lui permet justement une ampleur dans le coup d’archet et un travail sur les phrasés qu’on n’entend pas souvent à ce point. D’une certaine manière, ce concerto semblerait moins lyrique que rythmique à écouter Shaham, tant il donne à la phrase d’impulsions, et tant il assume le caractère dansant de l’œuvre.
Mais si lyrisme il y a, c’est bien dans le son un peu feutré, presque plaintif que le soliste tire de l’instrument. Trop feutré sans doute dans le deuxième mouvement, où il s’efface parmi l’orchestre au lieu de bien ressortir au-dessus de lui ; mais quels pianissimo, et comme la couleur plaintive donne de mélancolie au thème et à ses sauts d’octave ! Le mouvement lent n’est certainement pas aussi romantique et déchirant qu’on en a l’habitude en termes de rubato ou de contrastes dans les nuances ; en revanche la ligne mélodique est d’autant mieux dessinée que le tempo ne s’appesantit jamais. Un « mal » pour un bien donc, d’autant plus que le caractère romantique de l’œuvre est largement porté par l’orchestre où les vents et les cuivres sont constamment mis en valeur, et avec raison lorsqu’on entend la qualité de ces pupitres au sein de l’orchestre de Paris. La flûte solo et la clarinette tirent sans conteste leur épingle du jeu dans cette œuvre et la direction qu’en propose Paavo Järvi, notamment dans le troisième mouvement où les vents reprennent des bribes de mélodie puis le thème principal et dialoguent ainsi avec le soliste, met en lumière le violon par un effet de contraste entre les timbres. La virtuosité de Gil Shaham n’en est que plus éclatante et le musicien livre une prestation remarquable qui nous fait regretter que l’orchestre joue parfois si exagérément forte, en contradiction avec cette simplicité merveilleuse du violoniste.
Après ce morceau de bravoure, Gil Shaham offre un bis composé durant le confinement par le compositeur américain Scott Wheeler et intitulé « Isolation Rag », mêlant rythmes jazzy, une citation du concerto pour violon de Mendelssohn et toute une section pizzicato faisant entendre une fois encore les qualités de phrasé et de dessin rythmique d’un soliste qui impressionne par son naturel et sa joie évidente à jouer ; le tout accueilli par une ovation du public de la Philharmonie.
Paavo Järvi dirige ensuite La Mer de Debussy, pièce centrale du répertoire symphonique ce qui n’a rien d’étonnant tant elle met en valeur les différents pupitres et leurs qualités expressives. Le moins que l’on puisse dire est que La Mer de l’Orchestre de Paris est agitée, et ce dès le premier mouvement. On s’étonne tout d’abord que les musiciens arrivent à la nuance forte si tôt, et surtout si fort, alors que nous n’en sommes qu’au début « De l’aube à midi sur la mer » ; mais lorsqu’on entend à la fin du mouvement que leur fortissimo est absolument assourdissant, on comprend mieux pourquoi. Certes la flûte, les cors et le hautbois livrent une prestation remarquable, certes on entend les contrastes entre les timbres et le crescendo menant vers la coda est bien mené ; pourtant on n’entend pas le scintillement des vagues, ni le lever du jour. Ce n’est plus une évocation impressionniste de l’eau – et on connaît l’admiration de Debussy pour Turner – mais une description bien réaliste d’une mer agitée où la poésie n’a pas vraiment sa place. Les cuivres sont en revanche rutilants au possible dans « Jeux de vagues » et « Dialogue du vent et de la mer » et l’orchestre prouve une belle homogénéité. Mais il faut attendre ce dernier mouvement pour entendre enfin un vrai moment de calme au milieu de la tempête, où la flûte et le hautbois font entendre une fois encore leurs qualités. Trop de décibels, trop d’agitation permanente : cette Mer a fait entendre un superbe son d’ensemble, mais était bien trop houleuse pour l’élégance et le lyrisme que Debussy y déploie.
La Suite n°2 tirée de Daphnis et Chloé se prête heureusement mieux à la direction affirmée de Paavo Järvi, même si on remarquera qu’une fois encore l’orchestre sonne déjà beaucoup dans les premières mesures, pourtant pianissimo et relevant du murmure (« Aucun bruit que le murmure des ruisselets amassés par la rosée qui coule des roches » écrit Ravel) ; mais le son est somptueux dans les grands accords majeurs et rayonnants du « Lever du jour ». La « Pantomime » trouve plus de détente et de fluidité, l’orchestre respire davantage et la flûte et le premier violon offrent de splendides solos, jusqu’à ce que résonne la « Danse générale », âpre, dense, rythmée, où les fortissimo extrêmement puissants déployés par Paavo Järvi prennent tout leur sens et se révèlent parfaitement adéquats et efficaces. L’Orchestre de Paris possède les ressources idéales pour cette œuvre, et clôt le concert sur une déflagration de couleurs et de timbres qui annonce une belle saison à l’ensemble, en espérant que la crise sanitaire ne viendra pas (trop) s’en mêler.