Programme :

Alban Berg
Concerto pour violon et orchestre »À la mémoire d'un Ange«
Frank Peter Zimmermann, violon
Antonín Dvořák
Symphonie n° 5 en Fa majeur op. 76
Berliner Philharmoniker
Kirill Petrenko, direction musicale

Berlin, Philharmonie, Samedi 19 septembre 2020

Dans une Philharmonie aux trois quarts vide pour cause de protocole sanitaire, avec un public dispersé et des parcours balisés pour rejoindre son block (parce que c’est l’ouvreuse/ouvreur qui vous désigne votre place), la musique réussit à s’imposer.
C’est un concert Berg/Dvo
řák qui clôt les concerts de la Musikfest 2020, au programme modifié pour cause de Covid. Un programme étonnant de contraste qui va du drame le plus noir à l’explosion printanière. Artisans de la soirée, les Berliner Philharmoniker en formation distanciée, Kirill Petrenko et Frank Peter Zimmermann, l’un des solistes les plus familiers de l’orchestre, phénoménal ce soir.

Ce concert est une fois de plus l’occasion de méditer sur les variations sonores occasionnées par les dispositions sanitaires consécutives à la pandémie : le public clairsemé, l’orchestre distancié créent dans cette salle fameuse pour son acoustique une écoute différente, un son différent, dû notamment au fort isolement des cuivres et des bois, détachés du groupe et affirmant une singularité forte, mais aussi à une réverbération différente, qui produit un sentiment d’extrême transparence, au détriment d‘un son plus charnu.
C’est aussi l’occasion de constater qu’une sortie au spectacle n’est jamais seulement le concert, mais aussi l’occasion de déambuler, de farfouiller dans l’éventuelle « shop », de croiser des amis ou de s’attarder en regardant les groupes de spectateurs dans les foyers. Cela fait partie de la soirée : ici rien de tout cela, billetterie fermée, foyers vides et « shop » close, le spectateur est guidé depuis l’entrée par un chemin lumineux jusqu’à son « block », à l’entrée duquel on lui donne une fiche de traçage et un crayon de type Ikea : fiche à mettre dans une urne à la sortie, en gardant son crayon imbibé de ses miasmes,puis le même chemin lumineux le conduit à la sortie.
Dans la salle, il est placé selon une loi secrète que seuls les ouvreurs/ouvreuses connaissent.
Soyons clairs, l’impression est angoissante : le plaisir de la musique existe car la mémoire de tout ce dispositif disparaît dès que les premières notes retentissen. Mais tout de même, tout l’aspect de rencontre sociale (alors que le spectacle est aussi société) disparaît dans un monde où l’autre est une menace potentielle. Certes, on préfère ça que rien, que pas de musique, pas de cette musique-là. Mais il y a fort à gamberger sur ce monde infecté, rendu infecte « pour notre bien ».
On comprendra que le concerto pour violon de Berg « à la mémoire d’un ange » convient parfaitement à l’ambiance grise de ces temps destructeurs. La pièce est particulièrement lyrique et contredit ceux qui accuseraient le dodécaphonisme d’être d’une froideur de glaçon.
Certains appuient le trait en visant Kirill Petrenko qui dirigerait sans aucune sensibilité, mécaniquement, à la recherche d’effets exclusivement techniques, et donc de rester superficiel et extérieur, mais une fois de plus, une fois encore, leur oreille semble pervertie par leurs horizons d’attentes et leur idée préconçue des œuvres et de leurs interprétations. Or, la nouveauté vient justement de ce qu’un artiste « rompt l’accoutumance », comme dit Saint John Perse dans son « discours de Stockholm » à propos du poète. L’artiste dérange nos habitudes, dérange nos masses de granit, installées et construites par des années, ou des décennies d’écoute en concert et surtout au disque qui nous ont persuadés que « c’est comme ça ».
Dans le cas particulier de ce concert, celui qui écrit ces lignes a été façonné par les auditions répétées de Claudio Abbado avec Isabelle Faust, un monde évanescent, un monde d’une incroyable légèreté, un monde de flottement du presque rien et du « je-ne-sais-quoi » qui est un peu notre représentation d’un monde angélique. Cette poésie qui étreint et tire les larmes, elle restera à jamais inscrite dans notre mémoire et notre cœur.
Mais ce temps n’est plus et il faut être disponible pour d’autres regards, d’autres interprétations et d’autres émotions : l’art est une question aux réponses multiples, et il faut toujours saisir la chance de la diversité, en musique, en art et ailleurs.

Frank Peter Zimmermann, les Berliner Philharmoniker, Kirill Petrenko

Le Concerto à la mémoire d’un ange, écrit comme une sorte de Requiem dédié à la mort tragique à 18 ans de Manon Gropius, la fille d’Alma Mahler et Walter Gropius est aussi comme une œuvre testamentaire puisque Berg ne l’entendra jamais  car il a été créé en avril 1936, quatre mois après sa mort le 24 décembre 1935. Il constitue une sorte de parabole qui part de la vie, traverse le drame et finit en élévation. Ces aspects terrestres et presque célestes s’y mélangent dans une construction en deux parties (en réalité deux fois deux parties) et finit par un son qui s’évanouit dans le néant.
Il y a chez Frank Peter Zimmermann une sorte de modestie inhérente à sa carrière. Jamais en première page, jamais en couverture, et surtout pas médiatique. Il reste qu’avec des chefs aussi différents que Petrenko ou Thielemann, il fait merveille et ce pour la seule raison qu’il ne veut pas s’imposer à l’orchestre et le diriger : il en est une part, essentielle certes, mais une part et surtout il écoute l'orchestre. C’est d’autant plus vrai avec un orchestre avec qui il collabore régulièrement. Il évite tout ce qui pourrait laisser apparaître une singularité qui ne s’intègre pas dans le projet musical du concert. Et d’abord Zimmermann évite les effets : c’est absolument nécessaire dans une œuvre aussi retenue et aussi intérieure que le concerto de Berg, mais c’est aussi nécessaire dans un projet « global » où soliste et chef cherchent ensemble à faire de la musique.
Ce qui frappe donc d’abord c’est la conjugaison entre la voix du soliste et celle de l’orchestre, sans jamais que les deux voix ne quittent cette cohérence affirmée dès le départ. Toute la première partie est fortement scandée, dans une musique qui répond à l’espèce de défi de faire du « dodécaphonisme lyrique », alors qu’on a toujours l’impression que ce qui prévaut c’est la glace. De fait Berg puise aussi bien chez Bach que dans la musique populaire des Ländler, ou de la valse (un peu comme Mahler, dont on entend ici tant de traces). Si la première partie évoque la vie, la joie de vivre l’insouciance, elle s’exprime par un son net, rendu par un orchestre au son limpide, transparent, avec ce caractère désormais habituel chez Petrenko d’un rien de trop, toujours très attentif à travailler au plus près du soliste. Zimmermann et Petrenko respectent le moindre recoin de la partition, sans exhibition et dans une ambiance plutôt chambriste, comme souvent avec Petrenko : le texte, tout le texte et rien que le texte.
La deuxième partie commence par l’évocation du drame, avec une couleur grise, mystérieuse, tendue, presque théâtrale (on pense souvent à Lulu, œuvre à peu près contemporaine), dans le drame évoqué par le début de la deuxième partie, c’est inévitablement la mort qui se profile. Le parcours musical est très clair, soliste et orchestre se prennent la parole pour des discours qui se complètent. Zimmermann, qui a joué tant de fois ce concerto (près de 150 fois) prend une voix tantôt plaintive, tantôt désespérée, comme un spasme, comme des traces de vie toujours plus affaiblies et évanescentes. Une alliance souveraine entre un orchestre au plus haut où les bois sont à se damner (Mayer, Ottensamer…) et un soliste fabuleux à la fois dans sa maîtrise et son adaptabilité à une interprétation toute en intériorité et expressivité. Les dernières mesures en écho orchestre/soliste et la note tenue finale sont déchirantes. On comprend comment par le respect absolu de la partition et de ses indications Petrenko et Zimmermann arrivent à produire « à l’unisson » l’une des interprétations les plus fabuleuses de l’œuvre de Berg qui conduit l’auditeur sur un chemin évolutif, jusqu’à l’ineffable, jusqu’à l’évanescent, jusqu’à l’aérien.
Alors, en bis, Zimmermann revient à Bach (« Meister Johann Sebastian » comme il l’annonce affectueusement) avec le largo de la troisième sonate pour violon.

Kirill Petrenko dirige la Symphonie n°5 de Dvořák

Deuxième partie du concert, la Symphonie n°5 op.24 d’Antonín Dvořák, très peu jouée, très mal connue. Il faudra là aussi s’habituer à cette ligne très marquée de Kirill Petrenko qui tient à programmer des pièces ou des compositeurs moins rebattus : on va vu en janvier Josef Suk, en août dernier aussi la moins connue 1ère symphonie de Mendelssohn sans compter Franz Schmidt et Rudi Stephan, deux compositeurs qu’il vient aussi de graver dans le coffret paru récemment ((Kirill Petrenko and the Berliner Philharmoniker : The beginning of a partnership, 5CD, 2 Blu-ray, 69 €, commande en ligne possible sur le site https://www.berliner-philharmoniker-recordings.com/petrenko-edition‑1.html?___store=rec_en&___from_store=rec_de))….
Les choix actuels sont aussi dus à la nécessité d’un effectif moins important à cause du Coronavirus : de toute manière, écouter des pièces moins rebattues est toujours stimulant.
Créée à Prague en 1879 et dédiée à Hans von Bülow, cette symphonie est aussi appelée « Pastorale », notamment à cause de ses trois premiers mouvements qui décrivent un état de nature que d’aucuns appellent « bucolique ». La couleur est en effet au moins au départ plus apaisée avec cette entrée de la clarinette, et elle entre en antithèse avec la pièce précédente à la connotation tragique, même si c’est une atmosphère qui se relie aux premières notes de Berg.
Par chance, le concert (le 19 septembre) auquel j’ai assisté est celui que le lecteur pourra retrouver sur le Digital Concert Hall, précédé d’une conversation passionnante de Kirill Petrenko d’un peu plus de 10 minutes avec l'hautboïste Albrecht Mayer : on y apprend notamment que l’orchestre d’aujourd’hui n’a jamais joué cette symphonie ((Il existe cependant une intégrale DG des Symphonies de Dvořák par Rafael Kubelik avec les Berliner dont les enregistrements courent de 1966 à 1977)), et encore mieux, que Petrenko lui-même ne l’avait jamais dirigée, ni même jamais ouvert la partition. C’est pendant le confinement où l’isolement l’a fait s’intéresser aux pièces qui ont été laissées de côté, en « isolement » elles aussi. Et il a pensé jouer ces pièces justement à cause de l’oubli, de « l’isolement » dans lesquelles elles étaient tombées.
C’est une œuvre de basculement, après laquelle Dvořák va trouver son chemin ou son style. D’où la question de l’édition (1888) qui intervient bien après la création (1879) sous un numéro différent (n°3), et sous un numéro d’opus (76) non souhaité par Dvořák (il souhaitait 24) parce que l’éditeur voulait la faire passer pour une œuvre de la maturité, alors qu’elle est encore une œuvre de jeunesse (quand il la compose en 1875 il a 34 ans), ou du moins une œuvre qui est sur le chemin de la pleine maîtrise d’un style. Petrenko insiste d’ailleurs dans cette interview sur la construction de la personnalité stylistique, notamment dans sa libération d’un « style slave » ou d’une mode slave qui tiendrait compte de la tradition populaire de son pays. Il insiste au contraire sur la construction très cérébrale de la symphonie et notamment la précision des indications. C’est que Petrenko plonge sans cesse dans les partitions pour y trouver les logiques internes et un « système ». Face aux musiciens, il est néanmoins toujours dans la partition qu’il ne quitte pas des yeux. C’est la partition qui dirige et lui n’est qu’ on side et jamais devant. C’est le guide de la partition, et jamais le conducteur isolé et messianique. Cette attitude d’une rare modestie est un des caractères que beaucoup ne comprennent pas : il reste sans cesse volontairement serviteur, jamais prophète. Certains disent que c’est un chef « à effets » alors qu’il est à l’opposé de l’effet, il suffit de le voir diriger, toujours souriant, un œil sur le texte, l’autre sur l’orchestre et les bras multipolaires qui donnent avec une efficacité diabolique toutes les indications.
Alors cette symphonie est évidemment une authentique découverte parce qu’elle montre dans sa construction et son orchestration un soin d’une rare précision à l’instrumentation (Dvořák était altiste et savait comment une orchestration se construit et s’élabore). Son premier mouvement qui commence à la flûte (Martin Dufour) et à la clarinette (Andreas Ottensamer), instruments « bucoliques » si l’on veut, contient aussi des contrastes assez vigoureux, la nature n’est pas si « pastorale », elle n’est pas toujours sereine, mais elle a une sorte de bouillonnement printanier. Très vite il y a une explosion joyeuse, impulsive presque indomptée. Et ainsi il y a une sorte de tension, de mystérieuse énergie qui n’inquiète pas et qui reste juvénile. La sève. Et un caractère se dégage, c’est (déjà) le soin donné à la multiplicité des couleurs.  Les dernières mesures où dialoguent flûte et cor, avec un son qui s’atténue, qui s’éteint sont un des moments les plus merveilleux du concert.
Les deuxième et troisième mouvements sont d’une autre nature, plus fluides et peut-être plus apaisés, et ils s’enchaînent sans pause, avec une respiration infinitésimale avant que la flûte ne reprenne le discours. Le deuxième mouvement, andante con moto, rappelle fortement le thème du concerto n°1 pour piano et orchestre de Tchaïkovski (lui aussi d'ailleurs dédié à Hans von Bülow), composé à la même période. On sait que Dvořák et Tchaïkovski se connaissaient et s’appréciaient (Dvořák avait par exemple entendu Eugène Onéguine) et l’ensemble de ces deux mouvements regardent vers Tchaïkovski, mais aussi Brahms par certaines couleurs (Brahms que Dvořák admirait) : ici dominent les cordes, dans un mouvement à la fois discrètement dansant et méditatif, un peu mélancolique, évocatoire de la dumka russe ce sentiment qui allie rêverie, mélancolie, sentiment de la nature… On est dans le romantisme finissant.
C’est là aussi un des grands moments suspendus de l’œuvre, où les cordes des Berliner se surpassent, Petrenko soigne les différents niveaux sonores avec un souci de limpidité qui élargit le paysage, fait respirer l’œuvre d’une manière exceptionnelle. Le scherzo, d’une légèreté dansante, est aussi explosif, un peu dans la ligne du premier mouvement, peut-être moins inquiétant, ici les bois sont supérieurs (flûte, clarinettes, et hautbois d’Albrecht Mayer), qui font aussi apparaître la construction assez savante. On est au « final » de la partie « pastorale »  et au seuil du mouvement ultime, plus sombre, plus dramatique, où attaquent les cordes graves ; c’est un mouvement plus « brahmsien » comme si le temps de l’insouciance était passé. Ici les accents font aussi passer à un Dvořák plus tardif, à des paysages larges, – il y a des phrases qui évoquent l’espace d’un instant la « Symphonie du Nouveau Monde » comme si on avait basculé dans autre chose. Petrenko tire des accents phénoménaux de la partition, suivi par un orchestre éblouissant (opposition cordes et bois, réponses alternées). Il y a là du lyrisme, mais aussi de l’interrogation, de l’angoisse, tout se tresse et se mêle en une symphonie de couleurs diverses de l’épique au lyrique, mais aussi à la limite de l’interrogation tragique, avec un élargissement de l’espace qui fait respirer l’âme, étourdissant final en « déchainement maîtrisé » typique du chef qui ne cesse de sourire, comme si son orchestre intérieur et son orchestre de chair et d’os ne cessaient de fusionner.

Un concert au programme inattendu avec deux sommets très différents : un Berg éberluant de justesse, d’émotion et jamais gratuitement virtuose, un des sommets de l’interprétation de l’œuvre et un Dvořák complètement nouveau, un chemin qui va de la sève juvénile à l’interrogation sur la confrontation avec le monde : la vie en somme. Soirée au sommet.

PS : On ne saurait donc que conseiller aux curieux d’écouter l’intégralité du concert sur la Digital Concert Hall du site des Berliner Philharmoniker. Un must et une découverte.
https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/53095

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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2 Commentaires

  1. Merci ,une fois encore , pour votre chronique :vous rendez si bien les émotions musicales que j’ai pu ressentir devant les ouvres et l’interprétation et le discours de monsieur Petrenko : en vous lisant, j’ai l’impression de revivre le concert suivi sur le site de la Phllharmonie ! À bientôt, encore merci !
    Guy Lathuraz

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