Les Temps modernes qui demeure le film le plus populaire de Chaplin (et c’est heureux, tant son contenu social et politique, largement en avance sur la simple satire du taylorisme, apparaît plus prophétique que jamais), est aussi le centre de gravité de ce pot-pourri, dont il inspire le titre, et fournit le matériau de la fin de la première partie, du début et de la fin de la seconde partie de la soirée. Fernando Carmena conçoit son spectacle comme une sorte d’exposition, en tableaux dont la structuration du temps tient lieu de scénographie. Ce sont pourtant bien les premières notes de City Lights, l’irrésistible appel de clarinettes et saxophones (canaille et classe à souhait), et sa suite de danses inaugurale qui ouvrent le spectacle, avant qu’un premier tableau propose une suite des saynètes parmi les plus drôles de la première, ou plutôt de la fin de la première période de Chaplin (1916–1923), en particulier du Cirque et d’Une Vie de chien fasse le bonheur comique de la soirée. La chose va bon train orchestral et condense, en une dizaine de minutes, toute la joie et l’esprit du premier Tramp. Autre très bonne idée, à l’autre bout du programme (dans la suite finale consacrée à Charlot danseur), l’insertion de la rare Idylle aux champs (film de 1919 pour lequel Chaplin composa la musique en… 1976) et de son irrésistible scène des nymphes (pastiche de L’Après-midi d’un faune), qui condense en deux minutes tout le burlesque (mais aussi la poésie) du versant loufoque, non-naturaliste des débuts chapliniens. Nécessairement, les extraits cinématographiques ne sont pas toujours projetés sur la musique des films dont ils sont tirés, ce qui, dans le style de réalisation de cette période, ne pose pas de franche difficulté. Vient ensuite une courte mais belle suite condensant la musique du Kid (qui fait partie de celles composées par Chaplin dans ses vieux jours), sur la projection successive d’instantanés puis d’extraits du film (presque uniquement tirés des confrontations et courses-poursuites avec la police, ce que l’on peut regretter). L’Orchestre de Paris s’y montre à son avantage, dense et concentré, dans une partition qui sied mieux que d’autres (conçues dans les années 30 ou 40) à un effectif généreux de cordes (d’autant que le public habitué aux salles obscures doit compenser la modestie dynamique relative d’une exécution en direct).
Le quatrième tableau est, pour l’essentiel, une suite visuelle et musicale d’après City Lights, intitulée « Une soirée avec Chaplin ». Elle compose une indéniable réussite sur le plan de la fluidité des enchaînements, comme de la qualité, excellente, d’interprétation, la direction de Strobel parvenant au délicat équilibre entre souplesse et verve populaire. Là aussi, il faut accepter, comme le titre y invite, que ce ne soit pas l’ensemble du matériau narratif et musical du film qui soit synthétisé, mais uniquement un aspect de celui-ci, à savoir la dimension festive et chorégraphique du film. Les grandes scènes de sorties de Charlot avec le millionnaire composent donc l’essentiel du choix visuel, y compris le gag du spaghetti-cotillon (mais pas celui du sifflet), bien synchronisé. Dans cette perspective jouisseuse, il est dommage de ne pas avoir pris deux ou trois minutes de plus pour inclure, notamment, le combat de boxe avec son perpetuum mobile, aussi ludique que valorisant pour un orchestre. Parmi les omissions que l’on peut le plus regretter (mais pas reprocher néanmoins, tant les choix étaient impossibles), il y a précisément ces scènes où la coordination avec un orchestre en direct prennent un sel particulier, du fait des instants de suspension ou de silence chorégraphiques. L’impasse est faite sur la petite valse désarticulée, inoubliable accompagnement de la deuxième scène, devant la vitrine d’antiquaire : le regret est aussi ici de nature proprement musicale, dans la mesure où la valse s’enchaîne naturellement à la version première du thème principal du film, sous sa forme allegro. Cet inoubliable thème de violoncelle, qui reste le plus beau inventé par Chaplin, présente en plus de sa beauté intrinsèque une exceptionnelle plasticité qui en fait le leitmotive cinématographique par excellence, à la fois remodelable et transposable à l’infini (il est joué avec au moins trois tempos et phrasés différents dans le film), et servant d’indicatif permettant la transition ou le lancement aisé de nouvelles scènes. Pour cette raison, il est un peu dommage qu’il n’ait pas été davantage exploité comme élément de liant pour un spectacle de ce genre.
Des grands films dramatiques de Chaplin, City Lights est le seul dont le matériau lyrique n’est ici pas mis à l’honneur : on n’entendra pas la Violetera de Padilla, ni le finale Reunited. C’est un peu décevant, dans la mesure où Timothy Brock a étudié et défendu comme personne la partition intégrale, en réalisant une nouvelle reconstitution pour le centenaire Chaplin, qui fait de facto fonction d’édition critique (les reconstitutions antérieures ayant largement surchargé l’orchestration, et étant quasiment dépourvues de la moindre indication d’exécution). On imagine qu’il réemploie pour cette suite écrite en 2005 son travail pour Bourne Music (comme pour l’essentiel du matériel d’orchestre), bien que l’effectif de cordes dépasse de près du double celui qui est prévu dans son édition, ce qui altère sans nul doute la texture et l’équilibre général (mais ne se prête pas vraiment à une exécution de concert dans une grande salle). La remarque vaut pour la suite tirée des Temps modernes et pour le large extrait des Feux de la rampe (qui lui accompagne, en un vrai moment de ciné-concert, le ballet central d'Harlequin et Colombine), qui sont sans doute les plus belles réussites musicales de cette soirée, avec un orchestre non seulement précis et engagé, mais remarquablement ductile, et soucieux du ton juste. La concentration sur les scènes les plus célèbres (à l'usine) de Modern Times présente certes l'inconvénient, de nouveau, de ne pas créer le contexte propre à préparer l'apothéose mélodramatique du film (le seul finale projeté de toute la soirée), mais ce n'est pas vraiment rédibhitoire, si l'on accepte qu'une bonne partie de la conception du spectacle repose sur une certaine connivence de la part d'un spectateur familier, au moins, des films les plus célèbres. Après l'entracte, Strobel et l’OP ne déméritent pas non plus dans leur prélude de Lohengrin, bien évidemment joué avec la scène du ballon. On peut s’interroger sur la pertinence de projeter ensuite, bien sûr sans musique, le discours complet du Dictateur, qui hors de la continuité du film ne sonne pas aussi juste qu’il le devrait.
L’aspect documentaire du spectacle se trouve essentiellement dans l’introduction et la fin de la deuxième partie. Celle-ci s’ouvre sur une suite « Charlie’s Songs » arrangées par Stefan Behrisch, où l’on voit d’abord un extrait du reportage sur Chaplin chef d’orchestre, en 1957 lors de l’enregistrement de la musique d’Un Roi à New York, avant que Frank Strobel ne lance lui-même la Mandoline Serenade. La suite de danses finale montre quelques extraits de films privés de Charlot en famille, esquissant quelques pas dans son jardin helvète. Une idée heureuse est d’avoir en quelques endroits superposés les pistes sonores d’images d’archives ou de films avec l’orchestre. Sur le plan musical, nous avons droit à deux moments de choix, un accompagnement en direct de Charlot chantant la Nonsense Song des Temps modernes (dans la suite tirée du film), et la Sweet Little Girl du Cirque (à la fin de la suite « Charlie’s Songs »). Dans les deux cas, la jonction de la voix de Chaplin crée une tension particulière, dans le premier cas parce que les jeux d’attentes sur l’accompagnement obstiné laissent une marge aux jeux de rubato extrême, et dans le second parce que le vague métrique du chant, avec un volume judicieusement modéré pour fondre la voix dans l’orchestre sans qu’elle le domine, semble errer au travers du tissu de cordes, la distance historique rendue tangible par la texture de la bande mélangée au confort immédiat de l’orchestre créant une sensation de rêve de chanson. Avec le ballet de Limelight, il s’agit peut-être de l’instant le plus touchant de cette soirée éminemment sympathique en dépit de toutes ses nécessaires impasses.
Jouer Chaplin en direct, avec ou sans images, ou sur d’autres images que celles auxquelles nous sommes accoutumés, ne peut toujours qu’aider à saisir l’essentiel d’un art suprêmement non-psychologique et imperméable à la complaisance (les musiciens, semblent-ils, le sentent, mieux que dans bien des oeuvres savantes) : la musique de ses films, au-delà de ses idiosyncrasies, est un rappel perpétuel que ce que l’on voit, mime, danse ou dit n’est pas trivialement limité à une communication ; que le cinéma, le théâtre, la danse doivent viser un idéal commun, qui soit musical, où le sens se suspende à chaque fin de phrase, de pas, de regard ou de sourire. L’élégance sans pareil de Chaplin tient à ce que ses gestes sonores et visuels coordonnés ne visent pas à disposer une épaisseur de couches multiples de significations, mais à laisser toujours la signification indéterminée, disponible à une saisie du spectateur propre à rendre son empathie plus riche, et plus authentique, que ce soit dans le registre comique ou mélodramatique. Et tout cela doit être réalisé avec la plus grande légèreté possible, le ton badaud de son salut de chapeau – ce qui fournit l’enjeu évident d’une bonne interprétation, comme celle de Strobel. On aurait tort de croire la postérité de cet art (comme de tout grand art) garantie à long terme. Son contenu se déduit trop de sa forme pour cela. La portée intacte de son propos social explicite est intimement lié à la force, monumentale, de sa protestation implicite contre la lourdeur et la vulgarité du monde moderne – qu’il s’agisse de celles des hommes ou des machines : nous cesserons de saisir ses leçons politiques quand nous ne serons plus émus par la finesse discrète de son style.