Programme :

Allan Pettersson (1911–1980)
Symphonie n°7
créée à Konserthuset, Stockholm, le 13 octobre 1968

Pause

Sergei Rachmaninov (1873–1943)
Concerto pour piano n°3
créé le 28 novembre 1909 au Century Theatre de New York.

Kungliga Filharmonikerna
Alan Gilbert, direction
Inon Barnatan, piano

 

Stockholm, Konserthuset, jeudi 30 janvier 2020

C’est un double retour. Celui de la Symphonie n°7 à Konserthuset, là où elle conféra, en 1968, le succès à son compositeur, Allan Pettersson. Et celui d’Alan Gilbert qui la dirigea ici-même en 2008. En final, le concerto pour piano n°3 de Rachmaninov avec le pianiste virtuose Inon Barnatan. Tensions intimes saturniennes et feux d’artifices.

Allan Pettersson

La légende assure que le succès du suédois Allan Pettersson vient de l’interprétation de sa 7e symphonie par le Kungliga Filharmonikerna sous la direction d’Antal Doráti dans la série Musik för Ungdom (« Musique pour la jeunesse »), à la fin des années soixante. Musique des temps nouveaux d’un Mahler ou d’un Chostakovitch du XXe siècle plébiscité par une jeunesse alors bouillonnante.

Reste que Pettersson est le compositeur suédois contemporain le plus connu et le plus fêté. Sa symphonie fut même utilisée par la chorégraphe Denise Cullberg (dont la célèbre compagnie de ballet porte le nom) pour Rapport en 1976.

On sait que le public d’ici est très attaché à ses compositeurs nationaux et le programme de ce soir navigue dans des eaux hautement historiques. Pour son retour à Stockholm, Alan Gilbert remet son ouvrage sur le métier, se souvenant certainement de son interprétation d’il y a douze ans. En tant que chef du Philharmonic Orchestra de 2009 à 2018 ((c’est d’ailleurs le premier chef de cet orchestre né à New York)), il se souvient sans doute également que c’est à New York qu’eut lieu la création en 1909 du concerto n°3 par Sergei Rachmaninov lui-même et l’Orchestre Symphonique de New York sous la baguette de Damrosch puis de Gustav Mahler, quelques semaines plus tard.

Quant à Inon Barnatan, résidant à New York, il est également en terres connues avec Alan Gilbert puisqu’ils ont enregistré ensemble un cycle complet des concertos pour piano de Beethoven (avec l’Academy St Martin in the Fields, premier volume sorti en octobre 2019) ainsi que des pièces du répertoire de Messiaen (Des Canyons aux étoiles… sorti en 2016). Le pianiste israélo-américain, virtuose, est en effet aussi à l’aise dans le répertoire classique, romantique que contemporain (jusqu’à Thomas Adès notamment).

Allan Pettersson n’était guère un joyeux luron et sa musique s’en ressent. Une jeunesse désargentée dans le quartier ouvrier de Södermalm à Stockholm (bien avant que ce dernier ne devienne colonie de hipsters), un père alcoolique, un regard amer sur la vie, la société et l’humanité, sinon sur lui-même. Ainsi il déclarait : « quand je travaille,  j’oublie Pettersson dont je suis intérieurement fatigué ». Il voyait sa musique comme « une protestation contre la prédestination, la cruauté envers l’homme, l’humanité malchanceuse ». En ce sens, sa musique peut rejoindre celle de Mahler mais un Mahler qui aurait connu les « innovations » de l’inhumanité au XXe siècle. On pense énormément à lui à l’écoute de cette 7e, toute d’un trait, du moins d’un seul mouvement, extrêmement pessimiste, douloureuse, colérique, mélancolique au sens de Dürer, mais traversées de rais lumineux : forces obscures contre pulsions de vie.

Alan Gilbert

Gilbert est ici en pleine maîtrise sonore, me rappelant tout à fait son récent travail sur la septième de Bruckner mais de manière encore plus aigüe. Dès le thème de marche funèbre, qui serpente inlassablement dans l’œuvre, porté par les basses, le basson, la clarinette basse et les altos, on est dans un son puissant, englobant et lancinant, dans lequel il est impossible de ne pas être attiré, comme dans un trou noir, inéluctable. Les cuivres (trombones et tubas) sont profonds mais, et c’est surprenant, légers, le thème est sombre mais pas mortifère. Gilbert saisit bien cette ambigüité-là dans la musique de Pettersson.

Les cordes sont tranchantes et comme souvent chez Gilbert, altiste lui-même, les altos sont bien mis en valeur et on retrouve ce fonctionnement en cohorte qui nous avait tant plu pendant la 7e.

Le burst est véritablement explosif et la marche qui en découle n’en est que plus grotesque, ironique, absurde, pleine d’énergie et de colère mêlées, hallucinante.

On me pardonnera peut-être ici une allusion à la musique post punk mais la caisse claire fortement en exergue m’a fait penser à The End of Radio du groupe chicagoan Shellac((Shellac est le groupe phare de Steve Albini, guitariste, chanteur et l’un des producteurs les plus importants du rock indépendant depuis les années 90. Il a à son actif l’enregistrement (et non la production, détail important) de Surfer Rosa des Pixies, Rid Of Me de PJ Harvey, Arise Therefore de Palace Music ou encore Yanqui U.X.O. de Godspeed You!Black Emperor, mais aussi, entre (quelques milliers d’) autres, le 3e et ultime album de Nirvana, In Utero (même si on préfèrera personnellement citer : Magnolia Electric Co de Songs:Ohia, Ys de Joanna Newsom ou encore Secret Name de Low). Hautement engagé, il enregistre dans son studio Electrical Audio, au tarif syndical, groupes réputés, en devenir ou totalement obscurs, refuse le titre et les revenus de « producteur » qu’il considère comme un vol des artistes et est connu pour ses prises de positions dures et argumentées sur les majors companies. Son projet musical, le trio Shellac, étalon du rock noise depuis près de 30 ans, reprend à son compte bon nombre de ses positions : albums enregistrés lorsque bon leur semble sans appétit de royalties, aucune tournée promotionnelle, jeux de questions réponses avec le public pendant des concerts dont ils sont eux-mêmes les roadies quand il ne bricolent pas leurs guitares et leurs amplis. Une vie dédiée à la passion de la musique et à l’entraide de groupes afin de leur faire accoucher de leur son. Une maïeutique hardcore indépendante.)), autre titre mélancolique et rageur de l’homme affrontant le vide, sinon le néant et il est assez étonnant de remarquer à quel point cet instrument, a priori bien inoffensif, porte en lui, du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, toute l’absurdité mécanique d’une humanité en crise, de Berg à Shellac donc, du Voyage au bout de la nuit de Céline au Tambour de Günther Grass…

Comme chez Mahler (voire chez Bruckner, beaucoup de souvenirs du concert de la semaine passée rejaillissent dans cette matière sonore travaillée au corps), le bien se mêle au mal et sont même intrinsèquement indissociables, comme un temps changeant. Gilbert joue bien de cela avec un Kungliga Filharmonikerna en pleine maîtrise de ses moyens sonores. Tout à coup (Est-ce le même temps ? Est-ce la même pièce ?), surgit une brève accalmie avec des vents lumineux, des cordes adoucies et des altos en fête.

Ce développement est interrompu par des cordes sur-brillantes, des basses grondantes et ondoyantes (gongs et grosse caisse notamment). Retour du solo de caisse claire sur des dissonances de cordes, des irisations du glockenspiel et des altos bien malmenés. La crise irritante n’est jamais totalement évacuée même si on éprouve un certain retour au calme, toujours momentané (la 7e semble n’être que succession d’instants intimes), qui peut prendre les couleurs de l’acceptation ou d’un amour généreux, qui déborde et dépasse l’humain. Gilbert tire (doucement) ici, et c’est assez rare, sur la corde sensible avec des cordes émouvantes et toujours ces altos incroyablement mis en valeur. On note aussi une superbe gestion des espaces et des volumes avec un délicat passage dans les pianissimi, à la fois doux et tendus, comme si tout ne tenait plus qu’à un fil.

Le retour des basses lourdes inaugure la descente aux enfers avec des aigreurs aux vents, des éléments atonaux et une rythmique martiale implacable.

Les pizzicatis, les flûtes sur les cordes et le solo de violon (divin !) inondent malgré tout, à nouveau, la musique d’une atmosphère paisible mais ne peuvent arrêter la reprise de la marche, certes un peu empêchée (superbe gestion du rythme et des masses), et sa fin sur des extrêmes aigus de violons dissonants.

C’était, pour ma part, le grand moment de la soirée, pas assez applaudi ni même apprécié à sa juste valeur pour une pièce majeure du répertoire suédois, évocation musicale d’une humanité angoissée et donc furieusement de notre temps.

Après l’exploration sourde des démons intérieurs, changement de registre avec le concerto pour piano numéro trois de Rachmaninov interprété par Inon Barnatan, tout en décontraction (apparente du moins).
Ce qui surprend d’emblée, c’est la façon joyeuse qu’a souvent Gilbert d’aller chercher un son ou un effet de ses instrumentistes à l’aide d’un sourire. Je retiens ce soir les traits de violons surlignés par les contrebasses ou de très belles interventions des bassons.

Inon Barnatan et les cordes du Kungliga Filharmonikerna

Barnatan, bien sûr, est d’une technique diabolique dans une partition piégeuse et démonstrative où tous les effets possibles, et impossibles, semblent avoir été rassemblés. Le son est clair, puissant, sans chercher le martellement, les effets grandiloquents ou marqués, ni, plus simplement, une interprétation, qu’on pouvait qualifier, autrefois, de mâle. Dans l’anecdotique, on remarquera un curieux jeu de jambes, notamment la gauche, témoignant de la difficulté éprouvante et de la nécessaire prise à bras le corps de cette partition démoniaque. Du piano comme sport de combat. En ce sens, les deux parties du concert se répondent dans l’affrontement.

Gilbert joue brillamment des intensités, fait monter la mousse du champagne orchestral (avec toujours ce chant clair des altos) et échange même des sourires avec Barnatan. Serait-ce vraiment une partie de plaisir ? Le corps trahissant malgré tout un engagement nécessairement prodigieux, Barnatan s’essuie avec un tissu lors des reprises orchestrales. Ce seront les seuls signes de la difficulté éprouvée.

Le climax forcément orgasmique met à genoux tout le public, qui se lève comme un seul homme pour saluer le virtuose dans un triomphe mérité.

Contrairement à Rachmaninov lui-même, qui lors de sa création new yorkaise n’avait pu répondre au désir du public qu’en faisant comprendre « je veux mais mes mains ne peuvent pas », Barnatan revient pour un rappel inspiré et aérien, prélude en sol mineur op. 32, qui finit d’imposer sa maîtrise et de déchaîner l’enthousiasme du public.

Pour ma part, mais c’est une question de goût et d’humeur, j’ai préféré les abîmes, tréfonds et remous de Pettersson, y compris dans la direction d’Alan Gilbert, un peu moins tendue lors du Rachmaninov. Mais je chipote sans doute. L’effet tourneboulant de Saturne…

 

 

Avatar photo
Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici