Schubert, Symphonie n°8 en si mineur, D.759 ; Symphonie n°9 en ut majeur, D.944

Schubert, Symphonie n°1 en majeur , D.82 ; Symphonie n°3 en majeur, D.200 ; Symphonie n°2 en si bémol majeur, D.125

Staatskapelle Berlin

Daniel Barenboim, direction

Berlin, Pierre Boulez-Saal, les 26 et 27 juin 2017

Un mois exactement après le « programme n°2 » (symphonies 4 à 6), Barenboim et sa Staatskapelle donnaient le n°3 (symphonies 8 et 9) bouclant un cycle absolument marquant, en dépit de ses faiblesses occasionnelles : marquant par sa rareté, sa force de conception intégrée (un chef qui impose sa patte, un orchestre doté d’une vraie identité sonore, une salle unique en son genre), sa cohérence, son sérieux. Le lendemain, chaque programme étant joué deux fois en permutant les ordres de passage, on rejouait le n°1 (les trois premières).

Les deux dernières symphonies de Schubert sont celles dont l’évolution a probablement été la plus appuyée depuis l’enregistrement du cycle par Barenboim avec le Philharmonique de Berlin il y a trente ans. Il est vraisemblable que, particulièrement dans le cas de la Grande, le jeune chef d’alors avait voulu marquer un territoire, à la seule époque de l’histoire de l’enregistrement (les années 70–80) où celui-ci a été fréquemment arpenté. Outre le fait de proposer une conception résolument romantique dans la culture sonore et les références stylistiques de la direction, Barenboim offrait (il fut, sauf erreur, le premier à le faire), la totalité des reprises, y compris la rarissime du finale de la Grande, signant logiquement une 9e de plus d’une heure – les tempos, dans les six mouvements, se tenant plutôt dans la moyenne retenue de surcroît. De tous ces marqueurs, il n’y a guère, on en parlait déjà au sujet des symphonies médianes, que le sentiment d’un cycle sous auspices ou augures furtwängleriens qui demeure, et pour le meilleur. Les reprises, jugées raisonnables seulement dans les conditions du studio peut-être (Harnoncourt les avait néanmoins osées dans la Grande lors de son cycle live avec les Berliner) ont, comme dans les autres symphonies, toutes disparu, y compris dans l’Inachevée. Et la sonorité a non seulement été dégraissée, mais s’est muée en rapport avec les conditions acoustiques si spéciales de la salle Pierre Boulez, mettant la transparence des textures et la prégnance absolue de la petite harmonie à l’honneur, ainsi qu’un jeu de timbales musclé quoi que des plus allégés de son – on y reviendra.

Le style de direction fait merveille durant les quarante premières minutes du concert du 26 juin, qui resteront comme un haut lieu de l’intégrale, aux côtés des mouvements pairs des symphonies 5 et 6, notamment. Ce n’est cette fois pas le flair pour le phrasé, le tempo et le ton justes qui font que cela marche, mais simplement la netteté de dessein. Ils sont bien rares les chefs vivants (Muti bien sûr ; Janowski, Dohnanyi, sans doute) qui savent où ils vont et comment ils y vont dans la 8e. Loin de toute esthétisation du propos, Barenboim va droit au but, qui est l’effroi et la stupeur, et même, la sidération devant l’abîme. Mais il va vite, nettement plus vite que dans sa jeunesse, et sa manière de prolonger le geste des berlinois de son enfance (Furt, mais aussi Abendroth, à qui cette 8e, et un peu cette 9e aussi, font assez penser) a gagné en liberté et en certitudes : ce Schubert touche, ici au moins, au niveau d’accomplissement des inoubliables cycles Beethoven et Schumann qu’il a gravés avec la Staatskapelle. L’effectif n’est que marginalement augmenté par rapport aux symphonies précédentes (10–8‑6–4‑3), mais aucun déséquilibre n’est à signaler, les trombones notamment faisant montre d’une impeccable discipline pour se fondre toujours dans le grain des cordes, élément essentiel de l’obtention d’un « Schubert-Klang » distingué, d’authentique grande culture (cette démonstration sera encore plus admirable dans la Grande). Sur le thème majeur du I, l’économie polyphonique est rendue avec un rare naturel, le chant des violoncelles ne masquant pas l’expressivité des modulations aux flûtes, et l'extrême tension rythmique qui y ressortit. La difficulté principale de ce mouvement, qui est sans doute le maintien de bout en bout de l’énergie rythmique, de la nécessité d’avancée, est entièrement surmontée : c’est le coeur des choses, l'oreille qui entend au loin, qui voit loin, la signature même des grandes interprétations. Le II est légèrement plus conventionnel, mais y être conventionnel selon les standards contemporains y est moins problématique que dans l’allegro. Barenboim maintient l’essentiel qui unifie sa proposition : un ton direct, une expresssivité aussi immédiate que possible, une absence totale d’affèterie. Le contexte d’écoute et l’effectif ne sont en rien prétexte à une simulation d’esprit chambriste qui n’a ici pas vraiment lieu d’être. La finesse et la réactivité d’écoute des musiciens de la Staatsoper n’ont pas besoin de se mettre en scène pour avoir l’air intelligentes. Elles le sont.

Mené tambour battant avec de spectaculaires inflexions de tempo, l’allegro de la 9e prolonge ce geste splendide, hautain et fier. Qu'on se remémore ces fins d'exposition, et cette vie grouillante et rude au moment de l'atterrissage sur sol majeur – et sur do la fois suivante -, avec ces croches sauvages de violoncelles comme rarement articulées et mordantes. Là encore, la vitesse n’est pas prétexte à éviter l’écueil rythmique. Barenboim prend en outre des risques à un degré qu’on l’avait rarement vu atteindre, même dans l’Héroïque, même dans Bruckner, en s’aventurant au bout des vertiges de la suspension du temps (dans la retransition) ou de l’accélération comme prise de démence, comme celle, véritable déflagration, et révélateur architectural,  anticipant de quelques mesures le piu moto de la coda (dont la centaine de mesures atteint à l’échelle cosmique qui est la sienne, à l’échelle de la partition de l’histoire du genre) : un très grand moment, et une grande leçon de musique. Il aura été d’autant regrettable que la suite, tout en demeurant d’un niveau élevé, apparaisse moins aboutie parce que plus prosaïque, sinon de ton, du moins de réalisation. Il n’est jamais agréable de se plaindre des solistes d’un bel orchestre, mais l’honnêteté commande de le faire au sujet du hautbois de ces deux concerts. De manière générale, la plupart des solistes avait varié par rapport au programme n°2, chose certainement regrettable pour l’homogénéité sonore du cycle, et que l’on doit sans doute imputer à un calendrier improbable cette semaine-là, l’orchestre se produisant en l’espace de 72h pour sa dernière dans la fosse du Schiller Theater pour les Pêcheurs de perles, à la Boulez-Saal dans ces cinq symphonies, et à l’Elbphilharmonie de Hambourg dans un programme comportant la 9e de Bruckner ! Quoiqu’il en soit, il faut bien avouer que tant l’intonation que les phrasés de Gregor Witt m’auront beaucoup moins convaincu dans les symphonies de jeunesse et de maturité que celui de Cristina Gomez dans les médianes. Et si dans les longues phrases souvent doublées de l’Inachevée cela passait encore, l’andante de la 9e est lui rédhibitoire. Le reste des composantes du mouvement est d’un excellent niveau (même si les deux épisodes chorals ne parviennent pas tout à fait à hauteur de cette création qui est peut-être la plus immense sortie du cerveau de Schubert), mais la mise en condition de son écoute par le hautbois solo et un facteur essentiel, qui est ici hélas de déstabilisation.

Les vertus agogiques de la direction redeviennent plus évidentes dans les deux derniers mouvements, cimetières de tant d’ambitieux dans cette œuvre. Le III ne force jamais son trait impérieux, mais se révèle surtout dans un trio qui est joué, lui, au niveau de la musique : grandeur et bonté absolues sont au rendez-vous dans la respiration, la longueur de ligne du phrasé, même si ici aussi l’intonation des bois n’est pas irréprochable. C’est peut-être dans ce mouvement qu’une vertu cardinale de la direction de Barenboim trouve son objet le plus inattendu, et agréablement stimulant : c’est cette attention à ne jamais fabriquer la clarté polyphonique, ou le trait chambriste, au détriment de la menée au bout des phrases ; fidèle à sa vision intégrée de la musique comme politique, Barenboim accorde autant d’importance à la tension formelle de long terme qu’à la tension locale, entre chant et contrechant, motif et contrepoint : l’intelligibilité naît de la confrontation des deux frottés l’un à l’autre, forçant l’attention d’écoute – ici, entre l’accent hymnique des bois et le dessin rustique des figures d’accompagnement des cordes. Le finale est joué logiquement un peu plus vivace encore que la normale, tend, plie mais ne rompt pas. A ce niveau de jeu, on se dit qu’il existe une marge pour que la prise de risque et la performance virtuose se voient agrémenter d’un degré supplémentaire de raffinement et de précision (ce qui était le cas dans les symphonies médianes, singulièrement dans la magistrale « petite » ut majeur).

Les symphonies d’adolescence sont présentées avec une qualité plus homogène que les ultimes, quoi qu’un peu moins aboutie que les médianes. Bien qu’elles aient été montées il y a deux mois, on soupçonne presque qu’elles en ont souffert, priorité dans le calendrier infernal de la semaine ayant forcément été donnée au programme de la veille en répétitions. Ce sont essentiellement les petits détails de mise en place rythmique et d’équilibres dynamiques qui en ont (raisonnablement) pâti. De ce fait peut-être, certaines individualités se retrouvent d’autant plus à découvert dans leurs qualités comme dans leurs défauts. Dans ces symphonies plus encore que dans les dernières, le clarinettiste Matthias Glander (35 ans de maison, pilier de la formation des musiciens de l’Académie Barenboim-Saïd, et chef d’orchestre à ses heures) est une belle consolation de la perte du hautbois de Gomez. Sa truculence aussi joviale que pourtant classieuse est un régal de tous les instants. La 3e Symphonie est évidemment son morceau de bravoure. Il ne faudrait pas croire que son thème principal est une offrande facile aux clarinettistes : c’est qu’il en faut, du métier, de l’intuition dans la justesse rythmique, dynamique et de phrasé, et une faculté de dépasser le confort de la simple rondeur de timbre sans compromettre l’élégance, et Glander a tout cela comme peu de ses collègues, même fameux, dans le monde (W. Fuchs ? F. Cohen ? On joue en tout cas dans cette catégorie fuoriclasse). Grâce à lui, et à la réactivité des violonistes, les relations thématiques si étroites du premier mouvement sont rendues avec cette élasticité si délicate qui en fait le charme unique, que bien peu parviennent à approcher. C’est aussi par excellence le mouvement de symphonie de Schubert où, malgré la modestie thématique, la franche gaieté se marie avec la grandeur dramatique, et Barenboim fait partie des rares interprètes pour lesquels ce genre de noces de caractères semblent se prononcer  dans une langue maternelle.

Le tempo giusto aura été une constante de l’intégrale, jusque dans le génial finale de la 6e. L’unique bémol à cela se trouve dans les mouvements centraux de la 3e, ce qui est un défaut des plus répandus, mais qui n’est pas rédhibitoire pour autant. Du moins, pour le second mouvement, où Barenboim et ses troupes compense entièrement un tempo un chouia retenu par un admirable lustré sonore des violons, de splendides alliages de timbres, et des phrasés de long terme idéaux. L’épisode central est le morceau de choix de la première partie du concert du 26 juin, grâce à l’irrésistible clarinette de Glander, que Barenboim valorise avec un soin particulier apporté à l’expressivité des pizz. C’est davantage le menuet qui frustre, comme souvent un peu empesé, puisque joué à l’allure standard d’un menuet et ignorant l’indication vivace (mais quelqu’un l’a‑t‑il vraiment observée un jour en-dehors de Kleiber fils ?), ce qui à coup sûr en altère le caractère aristocratique, de parade cavalée. On pardonne sans peine les aspects brouillons du finale car le geste y est aussi noble que passionné : une vraie exécution à l'ancienne, concentrée sur l'unité d'énergie. Les mêmes vertus parent la 1ère. Dans son premier mouvement, le merveilleux second thème se voit administrer un traitement idéal, grâce encore à la science de la rivalité amicale des voix déployée par Barenboim : les violons et les flûtes s’affirment toutes voiles dehors sur toute la longueur de leurs phrases, et il en résulte  (aidé par l’acoustique claire) le déploiement de tout le charme quintessentiel de l’harmonie schubertienne, du chromatisme discret par l’appoggiature des secondes contre les premiers. Le mouvement lent est celui, avec son homologue de la Grande, qui souffre le plus des phrasés peu inspirés du hautbois. Les suivants parviennent encore à un mariage convaincant de la verve et du sérieux, avec un finale parfois légèrement bousculé, mais délicieux de gourmandise, de manière gaiement bienveillante de croquer le matériau – les violons, splendides dans les énoncés du thème, et encore cette clarinette roborative.

Les mêmes s’illustrent dans les vertigineuses cumulations monothématiques de la 2e, qu’on devrait appeler la « petite Grande », ou l’Héroïque de Schubert, qui restera à mes yeux avec les 5e, 6e et 8e la grande réussite du cycle. En-dehors de faiblesses anecdotiques dans le thème et variations, et il faut hélas le dire, le trio du scherzo, tout y jaillit d’une source pure d’amour de cette musique extraordinaire (qui fut, avec la 3e, la première symphonie de Schubert que Barenboim présenta en public, sauf erreur). L’orchestre se joue avec une classe admirable de la transition entre l’introduction et l’allegro, sans doute une des plus délicates, avec ses triolets anticipant le changement de tempo. Pris à un tempo idéal, le dit allegro a du chien sans être pétaradant, du bravache sans être militaire prussien. Surtout, les cordes tiennent la distance, ce qui n’est jamais gagné d’avance, et le trait n’est jamais au forceps, le legato ne manque pas de naturel : on se dit que l’on pourrait bien rejouer toutes ces croches une deuxième fois, ce ne risquerait pas d’être ennuyeux (on y revient tout de suite)… Le finale est mémorable par ces mêmes qualités, et même, comme dans la 1ère, pour ce surcroît d’âme, ce petit brio supplémentaire qui est la « spéciale » du chef et de ses violonistes, au moins dans cette salle, pour ce répertoire ; un son si soudain, une lumière soyeuse qui fait plus qu’éclairer la section inaugurale sereine du presto : elle l’enlumine. Enfin, le développement de ce finale est aussi mémorable que l’incroyable force libre de l’écriture y invite – cent mesures de modulations sur rien, sinon le squelette rythmique du thème, cent mesures de musique pure absolue, de liberté inconditionnelle, de vie sauvage de l’intelligence et de la pulsion tout ensemble. L’immense beethovénien à la baguette y est chez lui.

 

Trois réflexions d’ordre plus général à l’issue de ce cycle : une sur un problème musical particulier, une sur la conception sonore générale, acoustique comprise, et une sur la vision musicale d’ensemble offerte par Barenboim.

On ne dispose pas ici de la place pour discuter de manière approfondie la conception de la forme qui a dû présider à la suppression de toutes les reprises des mouvements extrêmes des huit symphonies, et c’est dommage car chez nul autre compositeur cette question n’est aussi intéressante et susceptible de débat. Dans la mesure où Barenboim a fait partie des très rares chefs à avoir osé affronter ces reprises lors de son intégrale, il est légitime cependant de rouler un peu sur le sujet. Je ne veux pas insister ici sur les reprises des formes brèves (symphonies n°1, 3, 5) ou dont le développement est assez bref pour ne pas déséquilibrer (4 et 6) : dans ces différents cas, la reprise est certes toujours bienvenue pour muscler la force affirmative du matériau, préserver le caractère assertif de la sonate, mais les enjeux architecturaux de long terme restent modestes, et dépendent davantage de la qualité de caractérisation du matériau lui-même. La Grande constitue indéniablement un cas spécial par ses dimensions monumentales. qui peut être rapproché – et bien peu d’auditeurs, sans doute, en ont conscience – de la seule 2e Symphonie. Les deux œuvres ont en commun de présenter des mouvements extrêmes gigantesques, non seulement parce que leurs expositions le sont mais parce que, choses rares chez le Schubert même de maturité, leurs développements sont en proportion (quoi qu’à des degrés différents. La 9e, dans la lignée beethovénienne, y ajuste aussi la taille des codas, quand la 2e masque sa monumentalité derrière des conclusions d’ampleurs plus ordinaires, qui empêchent de s’apercevoir pleinement que ses mouvements extrêmes le disputent en ambition architecturale (en dépit d’un matériau volontairement minimal, qui en un sens renchérit la monumentalité des dimensions) aux plus grandes symphonies de Beethoven. Ce qui par parenthèse, pour une partition achevée à 18 ans, de la part d’un compositeur dont les contributions de jeunesse au genre sont peu considérées, ne laisse pas d’interroger : Karl Böhm, qui au crépuscule de sa carrière l’a dirigée avec la plupart des orchestres qu’il a eu sous la main, ne nous l’a‑t‑il pas instituée comme l’Eroica de Schubert ? Voilà un canon qui reste encore à recevoir. Le fait demeure que l’exposition de la 2e est exactement de même longueur que celle de la Grande (c.250 mesures, introductions non comprises), et que son développement fait la même taille, quand celui de la 9e est moitié moins long (c’est sa coda de 200 mesures qui rééquilbre les proportions). En ce sens, la répétition d’exposition paraît plus nécessaire dans la 2e. Mais ce schéma s’inverse cependant dans les finales, dont les deux expositions font 300 mesures, quand le développement de la 2e en fait une centaine et celui de la Grande quelques 200 (plus encore 200 de coda). Le caractère initial du développement de la Grande est en outre d’une telle nouveauté par rapport à ce qui précède qu’il n’a de sens musical que dans son écart avec la répétition du même. Ainsi, le finale de la 9e ne tient jamais mieux qu’avec sa reprise et ses quelques 1500 mesures à jouer, cependant que les plus grands (exceptés Solti, Harnoncourt et le jeune Barenboim) l’ont toujours omise, même les déjà rares (Muti et Sawallisch, y compris en concert) observant celle du premier mouvement. Mais il serait à coup sûr extravagant (ce que fit pourtant Solti) de jouer la reprise du finale et pas celle du I.   Harnoncourt avait suggéré (et peut-être Barenboim est-il parvenu à la même conclusion) qu’en maintenant le plus haut niveau d’exigence technique, la chose était presque impossible à demander à un orchestre en concert : mais il l’a fait pourtant. Naturellement, l’observation des rapports de proportions, si elle est essentielle pour structurer l’écoute et l’interprétation, n’est pas suffisante. La nature et la diversité du matériau thématique est aussi importante, et les premiers mouvements de la 2e et de la 9e diffèrent beaucoup  à cet égard. Quoi qu’il en soit, il est permis de trouver les reprises d’autant plus belles et nécessaires que les expositions sont longues, parce qu’elles ont besoin d’être réentendues pour pleinement profiter d’un développement (et a fortiori d’une coda) de mêmes dimensions, en particulier quand le développement est initié par une modification sensible du caractère de la musique. Encore une fois, il va de soi que l'envie de verbaliser cette frustration procède largement du fait que Barenboim a fait partie du club très fermé des pratiquants, et que de mon point de vue, de grand ce cycle aurait pu devenir immense, sans cette apostasie qui, par définition, se pardonne : après tout, il se peut bien que l'intéressé demeure croyant en son for profond.

Un sujet plus terre à terre. Après avoir expérimenté le fond de parterre pour le programme n°2 (probablement la meilleure configuration par le recul offert combiné avec les qualités circulatoires de l’acoustique), j’étais placé au balcon, sur un petit côté de l’ellipse pour le programme n°3, et sur un grand côté pour le n°1. Le n°3 occasionnait en outre le retrait d’une des tribunes du parterre pour y placer l’orchestre, légèrement surélevé, une partie des places étant replacées au centre de la scène. Cette configuration (voir photo) apparemment préférée pour les formations plus fournies (Barenboim y avait déjà eu recours pour les dernières symphonies de Mozart avec le WEDO) a l’avantage, sans doute, de mieux canaliser la résonance de la petite et de la grande harmonie, et d’éviter de placer trop de public derrière un orchestre aux vents fournis. Le n°1, joué avec le même effectif 8–6‑4–3‑2 du n°2, sonnait très différemment que celui-ci, et pour tout dire nettement moins bien. La Boulez-Saal est peut-être la seule salle au monde où l’on joue de l’orchestre et où l’on entend mieux celui-ci en bas qu’où que ce soit en haut. L’explication tient essentiellement au fait qu’en haut, tout est un peu trop fort, et un plus indifférencié dynamiquement, tout particulièrement s’agissant des vents aigus dont l’éclat est permanent. Enfin, on y entend aussi davantage, et trop, les timbales, et il n’est pas évident que le recours quasi systématique à des baguettes claires (seule vraie concession à l’air du temps) soit une bonne solution. En général, l’extrême clarté et vivacité du son est la même qu’au parterre, mais un peu d’agressivité s’y ajoute, alors que cela n’est que chaleur et couleurs en bas. C’est à savoir. S’agissant de l'orchestre lui-même, on l’a déjà noté, le fait d’avoir allégé l’effectif par rapport à la tradition romantique dans laquelle il s’était pleinement inscrit n’a pas forcément eu pour conséquence de changer la conception même du son schubertien de Barenboim : le souci d’organicité reste le même, et gagne sans doute dans ces conditions en intelligibilité, en conviction. Sans doute Barenboim redirigera-t-il certaines ou toutes ces symphonies dans de grandes salles avec un effectif plus fourni : il est probable qu’il s’est ici adapté à de nouvelles conditions (et le pragmatisme acoustique, en matière de format orchestral, devrait toujours être le seul guide). Mais ce faisant, il a peut-être inventé, en partie involontairement, une nouvelle manière de jouer cette musique. Comme Mark Berry l’observait à propos de son Mozart avec le WEDO dans les mêmes lieux : j’ai peut-être moi aussi entendu le futur, et il est aussi, si les dieux le veulent, schubertien, où se télescopent de manière spectaculaire le format d’écoute du temps où ces œuvres furent composées, le grande style de direction de l’époque la plus vivante de leur réception, et l’exigence technique de la modernité.

Il est juste et agréable de conclure en adressant aux protagonistes de ce cycle l’hommage reconnaissant de l’amoureux de ces pages. Après une période relativement faste d’enregistrements du cycle complet, les symphonies de Schubert ont rapidement été rendues à une discrétion au disque comme au concert, dont les 4e et 5e ne sont extraites que de temps à autre, la 3e exceptionnellement, et les trois autres, jamais, ce qui n’est rien moins qu’un scandale, à l’heure où le mélomane snob drogué au luxe de l’offre symphonique se plaint qu’on lui joue trop de symphonies de Beethoven et Brahms (mais se satisfait aisément qu’on lui ressorte un obscure symphoniste des tiroirs, ou qu’on invente un gadget interprétatif bien markété pour "dépoussiérer" le répertoire). Il y a là un gisement d’œuvres d’une richesse inépuisable dont on s’est habitué à ne presque rien tirer, parce que trop aimables en apparence pour être impressionnantes, trop longues et difficiles pour être jouées en apéritif, trop pures et obsessionnelles dans leurs identités de musique « a‑programme », et surtout trop ambiguës, trop fines, trop intelligentes pour être vendues pour autre chose que ce qu’elles sont. Comme pour les sonates qui restent d’ailleurs largement à populariser aussi, en-dehors de six ou sept d’entre elles, seuls le talent, le charisme et la persévérance des musiciens emportera l’adhésion, et pour cela rien ne vaut le concert, et le concert qui mette le corpus au centre du jeu, et de l’enjeu : cela a fonctionné avec Bruckner et avec Sibelius au siècle dernier, et certaines symphonies de Schubert ne sont presque pas jouées depuis plus longtemps que celles de ces derniers. L’histoire rendra justice à Barenboim, non seulement d’avoir été le premier musicien à enregistrer les intégrales (certes dans une définition minimaliste) des sonates et des symphonies de Schubert, mais de les avoir défendues avec une foi aussi éclairée et sincère dans la hauteur de cette musique. Au passage, si comme on doit l'espérer le cycle est un jour édité, il fait aussi de sa Staatskapelle le quatrième orchestre seulement de l'histoire, sauf étourderie, à compter au moins deux intégrales Schubert à son actif (avec les Philharmonique de Berlin et Vienne, et la Staatskapelle de Dresde), en s'inscrivant dans les pas augustes d'Otmar Suitner.

Dans Musique et verbe, on trouve cette réflexion hélas visionnaire de Furtwängler : « Un confrère – maintenant retiré – me disait un jour que dans des œuvres modernes – dans du Tchaikovsky, du Strauss – on pouvait réellement « donner quelque chose de soi-même » ; mais que, pour les classiques, il fallait, comme on sait, avant tout « y mettre du style ». D’où vient ce « comme on sait » ? Y a‑t‑il là une coutume qui fait loi ? Combien de fois depuis me suis-je demandé pourquoi « style classique » devait nécessairement être synonyme d’ennui ! » Soixante-dix ans après, Barenboim ne cesse d’infliger des démentis, même s’il est un peu seul, à la fatalité de cette pente.

 

 

 

 

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : Photos DR et Carsten Kampf

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