Gustav Mahler (1860–1911)

Symphonie n°2, Résurrection (1888–1894), en ut mineur pour soprano, alto, chœur mixte et orchestre, en cinq mouvements
Créée le 13 décembre 1895 à Berlin

Nina Stemme soprano
Miah Persson soprano

Premier violon Julia Kretz-Larsson

Radiokören (Chœur de la Radio Suédoise)
Eric Ericsons Kammarkör  (Chœur de chambre Eric Ericson)
Chef de chœur Marc Korovtich
Sveriges Radios Symphoniorkester
(Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise)

Direction musicale : Esa-Pekka Salonen

 

Stockholm, Berwaldhallen, mercredi 31 août 2022, 19h

Le Östersjön Festival (Festival Baltique) fête ses vingt ans à Berwaldhallen, Stockholm. Pour l’occasion, l’une des chevilles ouvrières et pilier du festival, Esa-Pekka Salonen vient retrouver l’Orchestre de La Radio Suédoise pour diriger la 2e Symphonie de Mahler, Résurrection. S’agit-il d’enterrer (provisoirement ?) la pandémie de covid 19 et de porter l’espoir d’une vie après la mort, d’ouvrir une seconde période dans la vie du Festival ? À l’écoute de cette enthousiasmante interprétation (dépouillée de la mise en scène de Castellucci créée cet été), il s’agirait plutôt d’oublier la visée programmatique de Mahler et de nous donner à entendre les richesses de la partition, de cet intense marathon vital qu’est la symphonie n°2.

 

 

Surtout ne parlons pas de politique ! On pense à ces caricatures du Siècle dernier au sujet de l’affaire Dreyfus qui représentaient des banquets familiaux en deux vignettes, avant-après, la dernière montrant table et convives dévastés. Mais comment fêter dignement cet anniversaire du Festival Baltique sans évoquer ses fondements historiques et l’état des lieux préoccupant de l’aire politique baltique ?
L’envie de réfléchir collectivement à l’environnement désastreux de la mer Baltique et aux moyens d’y remédier par le biais de conférences est toujours là, vivace, mais la réunion des artistes de différentes nationalités aux marches de la Baltique est devenue un sujet sensible : certaines têtes d’affiche ne sont plus les bienvenues. Les gobelets sont en plastique recyclé, précise-t-on désormais au foyer, et des poubelles de tri ont fait leur apparition, une exposition interactive se déploie sur les trois étages de Berwaldhallen mais quid du cas Gergiev, ex-habitué du lieu et du Festival ? La question brûlante de la Baltique prend aujourd’hui un champ plus large que le strict plan environnemental, voilà qui gâche un peu la fête, ou du moins plombe (ou devrait plomber) les esprits festivaliers.

Politique toujours, en un peu plus glamour, la Princesse Victoria a honoré de sa présence la pétillante soirée d’ouverture, centrée autour du premier violon de l’Orchestre, Malin Broman, et de son sémillant complice finlandais, Pekka Kuusisto. Le concerto Brandebourgeois n°3 de Bach arrive en dessert après un programme contemporain costaud, avec l’inévitable Arvo Pärt (Spiegel im Spiegel, convenu mais toujours très bien) et surtout une Danse issue d’un quatuor pour piano du Letton Peteris Vasks et Recharged pour cordes du Finlandais Sauli Zinovjev. On retiendra surtout Acanthes de la Suédoise Andrea Tarrodi qui ouvrait le concert et qui tire son titre d’un collage de Matisse. On retrouve le même état d’esprit dans la composition avec des jeux de timbres, des harmoniques (magnifique contrebasse de Rick Stoijn), des cordes glissantes comme des feulements, comme des jeux de vents dans du feuillage mais aussi des résurgences de chants folkloriques, à nu ou désossés, apparaissant et disparaissant dans une composition joueuse et maligne, à la fois simple d’écoute et très charpentée.

Acanthes (1953) de Matisse, Fondation Beyeler, Riehen/Basel, Sammlung Beyeler (© Robert Bayer)

À partir de ce jeu dichotomique savant-folkore, Broman et Kuusisto ont brodé leur programme, se déplaçant sur la scène, agrémentant de transitions improvisées aux violons (avec force battements de pieds) les pièces prévues. Un esprit de jeu et de fête, de modernisme et de tradition donc, à l’image de la nouvelle fanfare créée par Anders Hillborg, autre pilier du festival.

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Nous attendions la Résurrection avec le même Salonen l’an passé pour la réouverture de la salle en jauge pleine. Espoir déçu même si son interprétation de Hillborg et de Sibelius avait galvanisé la salle, déjà toute acquise au chef honoraire de l’Orchestre de La Radio.
C’eût été un beau cadeau pour ce Festival, un an avant la production de Castellucci pour le Festival d’Aix.

Lire le compte rendu de Résurrection au Festival d’Aix en 2022 :

Aix 2022 : Le Chant de la terre

 

Il y a toujours un effet avant/après avec Salonen : on se souvient d’une version concertante de Rheingold avec l’orchestre et les solistes de l’Opéra d’Helsinki, cette fois avant sa production scénique.

Lire le compte rendu de Rheingold au Festival Baltique en 2019 :

https://wanderersite.com/2019/09/salonen-somptueux-mais-sans-surprise-dans-rheingold-a-stockholm/

C’était avant la pandémie et la mise sous le tapis répétée des programmes…
En 2012, il avait fallu l’occasion des 10 ans du Festival Baltique (couplé au Polar Music Prize pour Sellars ?) pour enfin amener la production Sellars/Viola de Tristan und Isolde près du pôle…

Je n’ai jamais été particulièrement touché par les interprétations d’Esa-Pekka Salonen, pourtant au cœur de mon parcours de mélomane. Je redoutais presque de l’entendre aux manettes de la Deuxième de Mahler, au programme très spécifique, et pourtant j’ai été soufflé par cette soirée.
Dès le début du premier mouvement, on reconnaît la battue large de Salonen, les tempi plutôt lents mais contrairement à ce que j’attendais, il évite les effets grandiloquents, la dilution, et s’attache au contraire à maîtriser le flux de l’énergie assez contenu, comme un marathonien qui puise dans sa force sur la longueur. C’est un souffle plutôt qu’une narration, comme s’il réfutait le caractère très programmatique de Mahler. C’est Eros et Thanatos, bien entendu, pulsions de vie et pulsions de mort mais comme vidées de leur trop évident sens allégorique. La partition rien que la partition, la musique, l’émotion sans la philosophie ou les lectures de programmes.

Esa Pekka Salonen à la tête de l'orchestre Symphonique de la Radio Suédoise

De même, il prend grand soin de ne pas mettre en valeur les thèmes wagnériens qui affleurent çà et là, comme pouvait le faire un Harding aux BBC Proms. Il ne s’agit pas de les noyer (ni de les surligner) mais de les laisser vivre dans le noyau de la musique.
Tout au plus semble-t-il relier, déjà, le premier mouvement au final comme s’il voulait donner à entendre la symphonie dans son ensemble et non les parties les unes après les autres.

Si le métier de chef est un sport de haut niveau, Salonen prend soin de ménager ses forces et dirige sans à‑coups ni saccades comme il peut le faire parfois. Ainsi cette première partie, « combat contre la vie et le destin » selon les commentaires de Mahler, perd son caractère programmatique partiel pour rejoindre une sorte d’unité au-delà de la profession de foi. Salonen retrouve par l’action ce que Mahler disait par ailleurs : « Le terme symphonie veut dire pour moi : construire un monde avec tous les moyens techniques existants. »
L’irruption des silences parfois appuyés et les remontées furieuses de l’orchestre nous font penser à For Samuel Beckett, le Leviathan orchestral de Morton Feldman.

La course de fond entamée par Salonen est par moments perturbée par des problèmes de lumière qui plongent la salle et l’orchestre subitement dans l’obscurité la plus totale, laissant seul le pupitre du chef éclairé. La récurrence de l’événement nous fait penser à une facétie, peut-être à une mise en scène simplifiée pour l’occasion par Castellucci en hommage à… Bob Wilson ? Sabotage mis à part, on constate l’absolue maîtrise du chef et de l’orchestre quasi imperturbables même si on remarque une légère baisse d’intensité.

Course de fond toujours : Salonen prend une longue pause (les 5 minutes réglementaires demandées par Mahler) sur une chaise au sein de l’orchestre papotant avec violons et altos. Si ce n’est plus le « combat contre la vie et le destin », la scène reste un ring où on lutte contre ses propres faiblesses physiques.

Pour le deuxième mouvement, Salonen déroule un tapis de cordes duveteuses, joue sur les acidités des vents (flûte piccolo piquante à souhait), accentue cette étonnante alliance de classicisme et de modernité, cette sorte de valse viennoise déviante, joue sur les ruptures de l’humour typiquement Mahlérien. C’est d’ailleurs au moment des pizzicati, tout en légèreté et apesanteur que l’émotion, oui l’émotion, monte le plus sûrement, au moment du bonheur le plus profond tancé par l’aiguillon de la douleur jamais complètement absent chez Mahler dans ses plages les plus heureuses. Le moment est prodigieux, suspendu comme les derniers pizzicati précédés des notes de harpe (fantastique duo avec notamment Lisa Viguier Vallgårda). Et si finalement l’émotion la plus profonde venait, aussi, de ce moment si délicat au lieu des vrombissements des cordes graves du premier mouvement ? C’est la magie de Salonen et de l’Orchestre de la Radio Suédoise, ce soir…

Difficile de se remettre de cet étonnant 2e mouvement. Le 3e assure la montée en puissance, avec un déchaînement orchestral progressif. Les filles du Rhin passent par-là, Les Nibelungen aussi (le futur de la 3e symphonie également) et Salonen veille toujours à cette économie, cette circulation de l’énergie, à préserver les flux, gérer la mécanique horlogère intime, la caractérisation des couleurs avec ses timbres si particuliers (ces vents graves !!!).

La fin du 3emouvement  est d’ailleurs le 2e climax de la soirée, tellement bien amené, comme une explosion violente mais sans détruire l’ensemble qu’on est une fois de plus saisi par le jeu d’équilibriste auquel se livrent Salonen et l’orchestre.

Nina Stemme s’introduit doucement dans le jeu avec un Urlicht stratosphérique (magnifiques hautbois et surtout violon solo de Julia Kretz-Larsson). Stemme joue des couleurs et de sa profondeur plutôt que de sa force. Beau moment de retenue et de recueillement, encore une fois purement musical, dénué de mysticisme forcené.

Reste à terminer la course, toujours sans se hâter, sans regard anxieux sur la montre. Si les irruptions, les angoisses de marches funèbres surgissent, il faut, justement, continuer de marcher. Ensemble. De concert. Hors scène (fantastiques cuivres) comme sur scène (superbe trombone solo, duo de harpes et tous les pupitres, percussions, vents, cuivres). C’est sans doute le message, si message il y a, de Salonen via cette symphonie : en avant, ensemble. Et le bonheur suprême arrivera. C’est une lecture profane mais terriblement efficace. Art de la transition, des équilibres, des tuilages. C’est donc un anniversaire de l’ensemble maintenant et tourné vers l’avenir. On voit les regards joyeux des musiciens, très émus aussi pour certains (côté alto).

Le chœur (Chœur de chambre Eric Ericson et Chœur de La Radio Suédoise préparés par Marc Korovitch) se glisse dans les interstices, tout en subtilité, rejoint par les aigus chatoyants de Miah Persson. Encore une fois, on est surpris par les tempi plutôt lents de Salonen, majestueux et émouvants, très en retenue. C’est encore le collectif qui compte (und sammelt garben/Et réuni en gerbe) plutôt que la profession de foi en l’espérance religieuse.

On imagine que Salonen met de côté les lourds programmes élaborés par Mahler première période pour ne garder que le musicien, le révolutionnaire comme le pensait et le prévoyait Brahms, l’opposant à l’iconoclaste Strauss((« Je croyais que Strauss était le roi des iconoclastes mais je sais que celui des révolutionnaires n’est autre que Mahler. »)).

Le solo d’alto, avec les couleurs chaudes de Stemme toujours très maîtrisées, est à prendre littéralement dans le sens profane, sans doute aussi dans la relation qu’entretiennent les  chœurs, l’orchestre, le festival, le public et Salonen.

 

O glaube, Mein herz, o glaube :
Es geht dir nichts verloren !
Dein sist Dein ja Dein, was du gesehnt
Dein was du geliebt, was du gestritten !
(Crois-le, ô mon cœur, crois-le
Rien n’est perdu pour toi !
Ce à quoi tu as aspiré est à toi, oui à toi
À toi ce que tu as aimé, ce que tu as conquis !)

Nina Stemme, Miah Persson

On n’est pas sans ferveur non plus, avec Miah Persson visiblement émue et vrai supplément d’âme dont la voix pleine de candeur nous offre un accompagnement plein de l’espoir de la victoire sur la mort. On notera encore cette marche entreprise à deux des solistes. Soulignons aussi ce zu leben de Stemme, inoubliable car derrière LA voix, il y a aussi toujours une magnifique coloriste.
Reste à se laisser porter par la lente et sûre montée sinon vers Dieu du moins vers cet Olympe musical avec un Salonen attentif aux équilibres, à la précision des pupitres (cors majestueux), à la cohésion de l’ensemble sans écraser les vents, les cordes et les voix.

Le bateau est mené à bon port, avec un accostage magistral en douceur, avec un fort vent d’arrière. On aurait souhaité un peu de silence retenu mais l’économie du concert étant dans le souffle, les cris et les bravi fusent direct. Moins Résurrection que voyage au long cours dans l’effort commun, voilà ce que Salonen nous a proposé pour les 20 ans du Festival Baltique. Bon vent pour la suite !
La symphonie est disponible jusqu’au 29 septembre 2022 sur le site de Berwaldhallen.

https://www.berwaldhallen.se/play/esa-pekka-salonen-mahlers-tvaa/

 

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.
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