Il est bon, au-delà du lieu commun, de laisser parfois vagabonder ses certitudes, non de sorte à les anéantir, mais plutôt à les laisser suspendues à une attention renouvelée. Le cas d'Ivan Fischer est éloquent. Il est des interprètes qui divisent et au sujet desquels l'on n'hésite pas trop à choisir son camp. Et d'autres, comme lui, qui divisent jusqu'en son propre for. Il est certes courant d'être sélectif dans les répertoires où l'on a envie d'entendre tel ou tel. L'idée d'un musicien, à plus forte raison d'un chef d'orchestre – du moins, parmi les généralistes – plus à son aise dans le classicisme viennois que dans le romantisme ou la modernité, est néanmoins devenue si peu intuitive à notre époque qu'il faut davantage d'expériences et de remises en cause de son jugement que d'ordinaire pour la formuler. A quoi l'on pourrait ajouter que, quand un chef se fait (beaucoup) remarquer par la munificence et la virtuosité de son orchestre, y compris lorsque celles-ci sont largement le résultat de son propre travail de fond, il est rare que ces vertus aillent de pair avec un sens de la forme classique particulièrement développé. Ce sont donc à tous ces égards que Fischer est atypique. Les Parisiens, comme beaucoup d'autres, ne le connaissent guère que par les tournées de son Orchestre du Festival de Budapest, devenues un rituel des saisons de Pleyel puis de la Philharmonie. Une formation, fondée par Fischer voilà trente-cinq ans, dont le fini, la finesse, la richesse chromatique et de texture sont devenus une référence mondiale, à un degré proche du Concertgebouw, autre phalange dont le chef hongrois est un habitué. La première fois, d'ailleurs, qu'il m'avait fait une impression convaincante, fut lors d'un concert donné il y a dix ans avec les Amstellodamois, associant déjà un Mozart au soliste idéal (KV. 595 avec Lupu) et Beethoven : une 8e manquant peut-être d'aspérités, mais d'une tenue générale qui est rare dans cette symphonie, et qui parvenait malgré tout à titiller un peu des musiciens habitués à livrer des Beethoven excessivement concentrés sur le confort sonore.
Auparavant, je l'avais entendu, avec sa troupe hongroise, se satisfaire un peu trop, justement, de l'explosion fruitée de saveurs de timbres qu'ils savent offrir dans n'importe quel répertoire, ici Brahms ou Wagner, là Tchaïkovski ou Mahler, ou encore Rimski-Korsakov ou Stravinsky. Curieusement, même dans un Petrouchka ou une Shéhérazade (entendue dans leur salle à Budapest) qu'on aurait imaginés des plus flatteurs pour cet orchestre gorgé de couleurs et cette baguette insufflant une vista toujours précise, manquaient l'essentiel, la tension d'un fil ou narratif, on discursif, peu importe. Idem, par exemple, dans un Siegfried Idyll ronronnant, d'une perfection placide. Admirable technicien, musicien de l'énergie et de la jouissance, Fischer ne m'est jamais apparu, pourtant, comme un chef de danse ou de théâtre, et ses prestations dans le répertoire romantique ne plaident pas, à mon sens, pour en faire un symphoniste majeur. Il reste donc son Beethoven. Et, plus étonnant encore, son Schubert, présenté lors d'un concert tout à fait mémorable (Pleyel 2012), où la Grande suivait la plus idéale des combinaisons concertantes – Ránki dans le 2e de Bartók. A l'instar d'un Kocsis, mais avec des moyens orchestraux supérieurs, Fischer offrait une démonstration époustouflante, en même temps que pleine de tendresse et de modestie d'artisan, de ce que l'intelligence alliée à l'extrême virtuosité peut faire du raffinement insensé de la partition : transparence de l'harmonie, vivacité rythmique, solistes exceptionnels, acuité absolue des dialogues et des phrasés au sein des cordes, rendant la forme à son évidence cumulatrice. On voyait ici Fischer patient, et pour cette raison, constant, à sa place parmi un orchestre qui lui donne tout ce qu'il veut, et dont il suscitait enfin un chant d'un seul galbe. Le raffinement prenait sens. C'est précisément cette patience et cette constance que l'on a retrouvés au Konzerthaus, et que ces qualités fussent réapparues précisément dans ce répertoire ne doit vraisemblablement rien au hasard. Et après tout, choisir de prendre congé d'un orchestre avec une symphonie de Beethoven – la moins héroïque, la plus détendue de ton, quoique la plus compliquée de forme – est, comme on dit, un choix fort, à l'heure où ce genre de cérémonial se pare d'une gravité conforme, rendant une 9e de Mahler (Fischer vient pourtant de l'enregistrer) ou à la rigueur de Bruckner quasi obligatoire.
Le choix du concerto en la majeur est bien entendu à l'avenant de ce départ à la lumière d'été. Mozartienne aussi parcimonieuse qu'essentielle, Leonskaja est si je puis dire la presque partenaire idéale dans cette partition, dans la mesure où son piano incapable de dureté et de trivialité y rayonne sans coup férir, par le legato et la chaleur de timbre, mais où aussi il est permis de trouver celui-ci presque trop confortable – un aspect qui m'était déjà apparu dans son Jeunehomme, alors que dans les accidents dramatiques du 22e sa grande ligne fait merveille. Le refus d'une caractérisation qui se remarque, dans cette œuvre, est à plus double tranchant que dans les concertos en mineur, ou que dans le 27e : c'est que le grand style se laisse voir moins aisément et encoure le risque d'être réduit à l'élégance. Ici tout est élégant, le lieu, visuellement et acoustiquement, l'orchestre, le piano. C'est un brin aimable quoique superbe. Il manque dans les mouvements extrêmes ces alternances d'éclairages, qui chez certains des plus grands teintent dans l'allegro le second thème, dans le rondo la section centrale, d'un doux-amer de caractère. On pourrait aussi bien ressentir ces aspects comme continuels, le trait joueur, capricieux n'étant pas davantage accentué. C'est la contrepartie de viser à l'épure complète du son et du phrasé, ce à quoi, sans l'ombre d'un doute, les partenaires parviennent entièrement. Le I, surtout, est joué avec une économie d'interventions qui l'honore, d'autant que c'est un tempo assez retenu qui est choisi. On y prend le temps, celui de faire écouter les alliages entre traits brisés du piano et pupitres solistes (très belles flûte et clarinette). La grande finesse de trait paraît alors un luxe presque superflu, tant cette relative lenteur paraît plutôt appeler un son d'orchestre romantique et un piano plus viril, pollinien. Mais c'est une autre proposition, troublante, qui tire davantage l'allegro vers le clair-obscur général de la Prague que vers le grand soleil de la Linz.
La sicilienne, elle, se place sans aucun doute sur les cimes auxquelles un Barenboim nous a habitués, quoique le caractère joue ici davantage sur l'implicite, la litote, et une forme de contemplation de la musique semblant comme extérieure à elle par instant. Là encore, l'extrême retenue dynamique crée un climat intranquille, incertain, rendant la partition à son regard crépusculaire. Leonskaja se fond ici idéalement dans un discours qui fait entendre l'arrière-fond pictural d'un mouvement qu'on attend concentré sur son sérieux rhétorique. Un tel contournement de ce dernier ne produit en général rien de bien distingué, mais ici, la classe naturelle de l'orchestre, celle du piano, relèvent cette irréelle douceur d'un étonnant lyrisme. Lorsque soliste et harmonie jouent le jeu de la mise en tension, sur le début en ruptures de la récapitulation, l'effet de sévérité n'en est que plus grand. Il ne faut pas sous-estimer la part que prend la salle à ce fragile équilibre. J'ai dû entendre les bis favoris de Leonskaja, dont son nocturne en ré bémol à l'insurpassable legato, dans trois ou quatre autres salles différentes, de formats très divers, et celle-ci lui offre pour sûr un écrin d'exception, équilibre parfait entre intimité et respiration, précision et résonance. Il est aisé de concevoir que des pianophiles placent le Konzerthaus au panthéon des lieux où entendre leurs favoris.
A la fin des années 2000, Fischer gravait avec le Festival de Budapest un doublé Beethoven (4–6) qui, fait assez rare, n'annonçait pas l'enregistrement d'une intégrale. On peut le regretter dans la mesure où, au moins sur le plan de l'esthétique sonore, cette tentative offrait une singularité qu'il devient difficile de trouver, entre standardisation des ensembles spécialisés et digestion incertaines de leurs préceptes par les orchestres traditionnels. Un aspect particulièrement séduisant du son d'orchestre de Fischer n'est d'ailleurs pas limité au répertoire classique, et est même sa signature : la propension qu'ont les pupitres à valoriser leurs phrases sans que, pour ce faire, on ait obligé les autres à diminuer le volume et l'expressivité des leurs. L'image de l'orchestre qui chante de partout va à Budapest plus qu'à tout autre peut-être. Dans le classicisme viennois, cette démarche autorise la valorisation des lignes individuelles et collectives à égalité, sans que la mise en exergue d'un solo ou d'un contrechant ne s'accompagne d'un effet d'accordéon dynamique.
Ce tour de force n'est rendu possible, sans doute, que dans la mesure où les Hongrois ont poussé à l'extrême le principe selon lequel le critère discriminant premier (ou ultime) des très grands orchestres est la faculté de produire une grande intensité sans jouer fort. Quand Fischer laisse de côté cette idée, ce qui arrive malheureusement un peu trop souvent, tout paraît moins séduisant, moins lumineux, plus commun, et sans qu'un grand geste conducteur ne compense. Mais dans le répertoire d'avant 1830, il veille au grain, jusque dans l'orage de la Pastorale. C'est mieux qu'une synthèse, car Fischer évite franchement deux écueils des styles beethovéniens trop univoques, à la fois celui de la brutalité des accents et des phrasés étriqués, et celui de la lourdeur sonore dépourvue de puissance rythmique. Il ne garde que le meilleur : d'un côté, le souci de clarification complète de la texture, de l'autre, celui du lyrisme des longues phrases. Mais les moyens par lesquels il parvient à ses fins sont les siens, et non l'addition de ceux des autres. Son vibrato est changeant selon les circonstances, sa lecture des valeurs de notes, libérale, selon que le sens musical commande un phrasé plutôt abouti ou plutôt suggestif. C'est une esthétique de la sensibilité et du pragmatisme, dont le placement, comme à Budapest, des bois solos au premier rang centré (et les autres répartis comme aléatoirement parmi les cordes) n'est qu'un aspect remarquable, sans doute pas le plus important.
Il s'agit bien du son de Fischer lui-même. Le Konzerthausorchester a développé ce même profil sous son mandat, simplement à un degré moindre et avec une virtuosité moins spectaculaire que Budapest. L'exposé le démontre en quelques secondes : la sophistication générale, avec le forte piano sforzato très travaillé des basses, la luftpause suivant la première phrase et le reanimando subtil qui la suit, tout ceci ne fonctionne que dans la mesure où aucun de ces gestes à la limite de la préciosité ne sont appuyés instrumentalement ; ils sont suggérés, dans une échelle dynamique strictement limitée. Et l'on retrouve alors, avec bonheur, ce qui faisait le prix de sa Grande : une impression de cumulation polyphonique jouisseuse (typiquement, dans des passages comme ci-dessus) en même temps que supérieurement disciplinée, qui convient à merveille à la Pastorale. Là encore, le tempo est modéré, jouant sur la qualité de résonance de la salle, mais l'élément rythmique bénéficie de la retenue de puissance, qui permet aux musiciens de s'écouter et de viser à la précision des équilibres et des phrasés avant toute chose. C'est cette précision, au-delà de l'intonation, qui permet l'impression toujours troublante que l'ensemble sonne spécialement juste, parce qu'il sonne et respire ensemble. L'esthétique qui se rapprochait le plus de celle-ci, dans Beethoven, a sans doute été celle d'Abbado, mais avec des Philharmoniker qui jouaient encore un exercice de style, avec des individualités encore saillantes et un quintette qui demeurait irréductiblement rond, offrant un amalgame de haute couture certes, mais plus consensuel que personnel. Mauro Mariani a en tout cas raison de souligner que le Beethoven de Fischer, plus encore peut-être avec le Konzerthausorchester qu'avec Budapest, est l'un des plus humains, bienveillants qui se puisse rencontrer à présent. En poussant plus avant la logique d'adoucissement du ton, Fischer parvient, d'une façon mystérieuse, à trouver la voie vers la force architecturale qu'il peine à emprunter dans d'autres répertoires.
Comme avec Abbado, on peut craindre dans ce répertoire que la recherche conjointe de la plus grande souplesse et de la plus grande lisibilité se révèle par moments dénervante. Mais le charme naturel emporte tout ici. La scène au ruisseau est miraculeuse alors qu'à son entame on craignait que cette lenteur (ça s'est déjà vu) ne soit une entrave à la plénitude lyrique et à la finesse des jeux de timbres. Il n'en est rien, car l'intimisme du ton conjugué avec une rigueur d'articulation sans reproche font de cette déambulation un hymne panthéiste saisissant, loin de certaines langueurs de bourgeoises mises au vert. Comme sur son enregistrement, Fischer s'autorise un effet spectaculaire, des plus réussis : le jaillissement presque crié des trilles, jouant sur le placement en vis-à-vis, tantôt des seconds violons accompagnant le basson à la fin de chaque exposé, tantôt des premiers au terme de la vertigineuse modulation centrale ramenant de sol bémol en si bémol. C'est une facilité de dire que la scène au ruisseau relève de la mélodie infinie, et quasiment de la mélodie de timbres avant l'heure, mais rarement a‑t‑on entendu le lieu commun ainsi matérialisé. La suite est légèrement plus ordinaire peut-être, mais demeure à un haut niveau de classe et de subtilité, et continue de relever d'un ton et d'un regard aiguisés, complètement intériorisés par les musiciens.
L'orage, comme chez certains très grands (Schuricht, Monteux, Kleiber, entre autres) est affaire d'ivresse plutôt que de violence : l'harmonie y est toujours première, surtout dans la décrue, qui est sa part la plus inquiétante, avec sa marche harmonique angoissée dont la lisibilité est essentielle, on nous le rappelle ici. La crainte d'un tempo trop lent à l'exposé du finale (énoncé en tutti, contrairement au choix un peu extravagant de l'enregistrement) est un peu plus justifiée que pour le II, mais par endroits seulement. La discipline des cuivres et la précision de phrasé évitent toujours l'aplat et il n'y a de tout le mouvement, en dépit d'un léger rubato, aucune trivialité. Il arrive simplement que les cordes aient le souffle un peu court pour produire toute la ferveur désirée sur la seconde partie du thème, pour que l'impulsion rythmique soit sauve. En revanche, la qualité d'intonation des mêmes cordes offre un ultime émerveillement sur la reprise variée en doubles croches, si douce que la tension qu'elle génère frise l'excès d'idéalité, un classicisme classicisé, l'abstraction de la modulation décomposée se fondant dans les lignes du chef d'oeuvre de Schinkel. On ne joue pas Beethoven de la même manière dans ce théâtre, c'est certain, et on l'écoute aussi d'une façon différente.