Florent Schmitt (1870–1958)
La Tragédie de Salomé (version 1907).

Ensemble Les Apaches
Direction musicale Julien Masmondet
Collaboration artistique Cyril Teste
Scénographie, lumière et vidéo Patrick Laffont-Delojo
Chorégraphie et interprétation Léonore Zurflüh
L’Ensemble Les Apaches reçoit le soutien de la Caisse des dépôts et Consignation – Mécène principal, de la Fondation Orange, de la SACEM et de la Spedidam. L’Ensemble Les Apaches a rejoint le programme Incubateur de la Fondation Royaumont et est artiste en résidence de la Fondation Singer-Polignac (Paris). © Patrick Laffont Delojo.

Théâtre de Rungis, vendredi 26 novembre, 20h30

A la tête de son ensemble Les Apaches, Julien Masmondet dirige la version originale, pour orchestre réduit, de La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt. La rareté de l’œuvre serait déjà une raison de s’intéresser à ce concert, mais ce n’est pas tout, puisque Cyril Teste a été sollicité afin d’y ajouter une dimension visuelle, la partition de Schmitt étant elle-même précédée d’une création commandée à Fabien Touchard

Et si donner Le Sacre du printemps en concert n’était pas une démarche légitime ? Bien sûr, le chef‑d’œuvre de Stravinsky est d’une telle force que personne ne conteste sa présence régulière dans la programmation des formations symphoniques, mais il n’en reste pas moins que cette partition fut conçue pour être entendue en même temps qu’un spectacle était offert à l’œil. Et si l’on comprend fort bien que les compositions d’Adolphe Adam ou de Minkus ne puissent plus être entendues qu’en accompagnement des ballets auxquels elles étaient destinées, l’extrême opposé n’est peut-être pas plus souhaitable.

La question semble en tout cas pouvoir se poser pour des œuvres mal connues, et l’on comprend que Julien Masmondet ait souhaité proposer davantage qu’une « simple » exécution en concert de la Tragédie de Salomé conçue par Florent Schmitt. En s’intéressant à cette œuvre avec son ensemble Les Apaches, le chef se situe en plein dans la sphère artistique qu’il a choisi de servir plus particulièrement, puisque Schmitt fut, aux côtés de Ravel et de Roussel, l’un de ces « Apaches » qui se réunirent au début du XXe siècle, jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale, chez le poète Tristan Klingsor ou chez le peintre Paul Sordes.

Bien qu’il ait décroché en 1900 ce Prix de Rome pour lequel Ravel concourut plusieurs fois en vain, Schmitt n’avait rien d’un compositeur timide, et ses audaces allaient vite effrayer les membres de l’Académie des beaux-arts, à commencer par son stupéfiant Psaume XLVII. C’est pour la Loïe Fuller, danseuse américaine très admirée pour les jeux de lumière électrique qui transfigurait ses danses « serpentines », qu’il composa sa Tragédie de Salomé, que l’on ne connaît plus guère que sous sa version réduite de moitié en durée, élaborée quelques années après. Si les salles de concert y gagnèrent une sorte de poème symphonique d’une durée raisonnable, l’image que la postérité put se faire de Schmitt en fut sérieusement modifiée, car la version originale de la partition était bien différente, et pas seulement par sa longueur : le Théâtre des Arts, où eut lieu la création en 1907, ne disposait ni d’une fosse immense, ni d’un grand orchestre, et c’est donc pour dix-sept musiciens que fut écrite cette première mouture.

Julien Masmondet a repris cette version, en étoffant à peine l’effectif (vingt et un instrumentistes), et sa direction est attentive aux différentes composantes de la musique imaginée par Schmitt, où l’on entend des influences très diverses, qui montre que le compositeur était à l’écoute de ce qui se faisait autour de lui, et pas seulement en France. Même s’il n’était pas question de rivaliser avec l’opéra de Richard Strauss, alors récemment créée à Paris, Schmitt devait avoir connaissance des œuvres symphoniques de l’Allemand, et Stravinsky, a qui fut dédiée la version de 1910, l’écouta sans doute avec intérêt et y trouva probablement quelques pistes pour le Sacre. Grand luxe, le « Chant d’Aïça », soit deux minutes de vocalises prévues pour voix de soprano solo, est ici confié à Marie-Laure Garnier, qui traduit à merveille toute la sensualité orientaliste de ce passage.

Mais cette soirée n’offre pas qu’une fort belle interprétation de La Tragédie de Salomé telle que Florent Schmitt l’écrivit à l’origine, car elle y ajoute d’intéressants prolongements.

D’abord, une pièce a été commandée à Fabien Touchard, compositeur français âgé de 35 ans, chef de chant au Conservatoire national supérieur d’art dramatique et professeur de contrepoint au CNSMDP.. Il faudrait même dire deux pièces, pour être tout à fait exact. Renouant avec une pratique en vigueur il y a plusieurs siècles, Fabien Touchard a choisi d’accompagner l’arrivée du public dans la salle d’un Prologue Salomé, œuvre préenregistrée qui est diffusée pendant une demi-heure. Cette musique reste assez discrète, mais sur ses dernières mesures viennent se superposer les premières de Loïe, pièce d’une dizaine de minutes qui semble elle aussi composée comme suivant le programme d’un mini-ballet, car on devine une narration derrière les différents épisodes. On sent aussi un désir de préparer l’auditeur à la musique de Schmitt : aux volutes instrumentales évoquant le tourbillonnement des voiles de la Loïe Fuller succède un paroxysme annonçant celui de Salomé, après quoi le partition retourne lentement vers le silence, s’achevant sur quelques mugissements sourds des grosses caisses.

Et dès l’ouverture des portes de la salle, les spectateurs peuvent aussi découvrir l’autre supplément au concert, par lequel Julien Masmondet a voulu offrir un écho à la destination initiale de la partition de Florent Schmitt et favoriser cette rencontre des arts qu’entretenaient les Apaches de 1900. Ce supplément, c’est la création vidéo élaborée par Cyril Teste, désormais bien connu des amateurs d’opéra, depuis son Hamlet d’Ambroise Thomas en décembre 2018, suivi d’un Fidelio en septembre dernier, à l’Opéra Comique dans les deux cas, deux productions lyriques où la vidéo tenait déjà une très large place.

Cette fois, il ne s’agit plus de vidéo projetées alors même qu’elles sont tournées, mais d’un film élaboré au préalable. Alors que le ballet de 1907 faisait intervenir, outre Salomé, saint Jean Baptiste, Hérode et Hérodias, ainsi que quelques gardes, la vidéo de Cyril Teste se focalise sur une seule danseuse, et s’affranchit à peu près totalement de l’argument conçu par Robert d’Humières, alors directeur du Théâtre des Arts. Pourtant, c’est avec les yeux d’Hérode que le public est invité à découvrir cette Salomé, Léonore Zurflüh, également responsable de la chorégraphie. Avec les yeux d’Hérode car Cyril Teste a recours à un procédé cher à Abel Gance, la superposition des images cinématographiques : sur les deux grands écrans juxtaposés en fond de scène, derrière l’orchestre, on voit deux, trois, quatre et peut-être même davantage de mouvements chorégraphiques projetés en même temps, gros plans et plans larges se juxtaposant, comme pour offrir un équivalent visuel de l’obsession à laquelle le Tétraque est en proie. On voit d’abord la danseuse s’échauffer pendant le prélude, on la voit répandre sur le sol le contenu de sa bouteille d’eau et l’essuyer avec, en guise de serpillière, les vêtements dont elle se dépouille peu à peu (référence possible à la Danse des sept voiles)… On voit cette Salomé jambes et torse nus, on la voit ensuite vêtue d’une robe qui dévoile un sein, mais pas de nudité intégrale. Le clair-obscur créé par les éclairages transfigure ces images car, alors que la danseuse porte des vêtements d’aujourd’hui, la lumière la transforme en modèle de Vermeer, son sweat à capuche blanc la changeant en Laitière, sa doudoune bleu électrique rappelant le turban de la Jeune Fille à la perle.

Le spectacle sera donné à Rochefort le 30 novembre, à Avignon le 3 décembre, et à l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet les 9, 10 et 11 décembre.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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