L’arrivée de Kirill Petrenko à la tête des berlinois se préparer avec la prudence du Sioux : le chef rôde ses futurs programmes avec ses orchestres favoris (Bayerisches Staatsorchester, Santa Cecilia, RAI de Turin, Vorarlberg) qui laissent évidemment deviner ce qui sera offert à Berlin dès août 2019 : songeons qu’à Lucerne 2019, les 28 et 29 août, c’est le programme d’ouverture de saison qui est proposé comprenant la Symphonie n°9 de Beethoven (qu’il exécute à Rome avec Santa Cecilia début avril 2019) ainsi que la suite symphonique de Lulu (Alban Berg) , puis le lendemain la 5ème symphonie de Tchaïkovski, et le concerto pour violon de Schönberg avec Patricia Kopachinskaja, qu’il vient de faire avec la même soliste à Munich à la tête de son Bayerisches Staatsorchester.
Aux Cassandre(s) qui, du haut de leur compétence, décrétaient que Petrenko n’avait pas de répertoire symphonique, totalement ignorants de sa formation autrichienne, et de concerts déjà donnés çà et là, avec des orchestres moins prestigieux, il répond ici de manière éclatante avec un programme on ne peut plus classique, deux poèmes symphoniques de Strauss (Don Juan, Tod und Verklärung) le troisième (Ein Heldenleben) arrivant cette saison à Turin et la 7ème symphonie de Beethoven, qui fait partie du répertoire obligé et emblématique des berlinois.
Le parcours Strauss de Kirill Petrenko est construit pierre par pierre : ce fut à l’opéra Die Frau ohne Schatten, puis Der Rosenkavalier, puis cette saison Salomé, et du côté du symphonique, il proposa jadis avec le Philharmonique de Radio France les Metamorphosen et plus récemment avec Munich la Alpensymphonie et la Sinfonia domestica, enfin les poèmes symphoniques cités plus haut.
C’est une totale maîtrise du son et de la pâte orchestrale que propose Petrenko dans ces deux poèmes symphonies, encore plus peut-être dans Don Juan que dans Tod und Verkärung.
D’emblée il emmène les Berlinois au sommet de leurs capacités techniques et artistiques, dans un rythme affolant, avec un son éclatant, des ruptures de rythme inattendues et virtuoses, une vie, une sève incomparables et en même temps un sens aiguisé de la dramaturgie. Petrenko mène les musiciens au bout d’eux-mêmes, et ils le suivent parfaitement, tout le sens du poème dédié au célèbre héros tient entre ce début fulgurant et cette fin presque effacée, suspendue, d’une pâleur qui renverse le regard : la défaite dans les dernières mesures, retenues et sombre, avec les dernières notes inexpressives, comme si toute sève en était partie. Proprement incroyable.
En fait, y compris dans des pièces appartenant à un répertoire parfaitement classique, Petrenko apporte quelque chose de totalement neuf. Autant Don Juan était une fulgurance, autant Tod und Verklärung était loin de la grandeur un peu froide et surjouée qu’on peut entendre quelquefois ; la pièce a sonné « juste » au sens où tout était là, chaque note jouée avec cette légendaire précision, mais sans emphase, sans excès, presque avec modestie, comme si la musique parlait d’elle-même. La perfection des berlinois (ah ! ces bois lointains, nostalgiques, mélancoliques) a fait le reste. L’approche résolument opposée à Don Juan, qui fait de la mort une sorte d’idéal jamais atteint dans la vie, donne à la fois une couleur d’une rare fluidité, une normalité « supérieure » avec le merveilleux violon de Kashimoto. L’ambiance peu tendue et presque sereine du départ semble faire de la mort quelque chose d’acceptable en ce début, mais comme le calme étrange qui précède la tempête, subitement tout explose dans la douleur. Comme souvent chez Petrenko le son est dosé de manière millimétrée si bien que les fortissimos ne sont jamais « exagérés », avec toujours ce « rien de trop » qui impose les limites, du coup les dernières mesures qui s’atténuent, n’en apparaissent que plus lumineuses, avec un public subjugué qui reste en longuement en silence. Une exécution anthologique de ces poèmes symphoniques, qui laissent l’auditeur stupéfié, tant Petrenko refuse un métadiscours sur l’œuvre et s’en tient à la partition fouillée jusqu’à l’imperceptible détail.
La 7ème symphonie de Beethoven a évidemment excité la curiosité, tant les références sont importantes, ne serait-ce que Kleiber et Abbado. Il a choisi un petit effectif (comme Abbado dans les dernières années), et a soigné tout particulièrement les différentes ambiances. Le premier mouvement, plutôt lent, sonne comme un rappel discret de Haydn et la phrase musicale prend subitement une certaine largeur. Le deuxième mouvement plus rapide (c’est un allegretto) mais toujours particulièrement clair, soigne le phrasé, respirant quand il faut. Là encore, aucun « surjeu », aucun métalangage, une singulière simplicité dans l’expression directe, avec un soin donné aux liaisons, aux ruptures (par des silences très marqués : c’est un des traits de sa manière de diriger) et il se crée une ambiance magique. Le troisième mouvement, particulièrement dansant, était un tantinet tendu, comme si la danse avait quelque chose de dionysiaque, et donc de vaguement inquiétant. Ce qui stupéfie, c’est le contrôle exercé sur le travail des musiciens, et qui pourtant semblent se laisser aller à faire de la musique, comme si l’expression suprême du naturel était préparée au millimètre. Le paradoxe sur le musicien, aurait dit Diderot…On est d’autant plus frappé que ce répertoire est pour un orchestre comme Berlin de la«conduite automatique » ; or on note que rien n’est automatique ici, et que chaque élément a été repris, avec des détails infimes qu’on a l’impression de découvrir.
Le dernier mouvement spectaculaire par son rythme et sa rapidité, emmenant l’orchestre aux limites (Abbado avait dépassé ces limites le 15 avril 2001, le plus beaux des concerts jamais vécus, avec sa Fantastique de 2013). Ici une fois de plus le paradoxe d’un rythme effréné, d’une rapidité folle et pourtant toujours la précision et l’équilibre des sons (les cuivres sont impressionnants) comme une sublime marqueterie : les plus anciens ont dû retrouver leurs souvenirs abbadiens dans un mouvement qu’ils jouaient toujours avec une énergie incomparable. Ici, il y a des moments sans nul doute nous le rappellent, même si l'approche est différente et la manière de diriger radicalement autre, mais il existe aussi d’autres moments, un peu plus marqués, plus scandés qui montrent que même au paroxysme qui saisit l’orchestre, les musiciens sont tenus. Petrenko a le geste tellement net, tellement lisible qu’on sent, malgré la palette multiple utilisée qu’il ne lâche jamais la bride. La bride du bonheur quoi.
Il transpirait, une joie extraordinaire de l’orchestre à jouer. Les berlinois veulent faire de la musique, ils n’ont pas élu Petrenko pour rien et à ce que je sais, ils ont été très sollicités aux répétitions où, on le sait, Petrenko demande énormément, toujours souriant, mais sans jamais rien lâcher. Ils l’ont voulu, ils l’ont eu, et c’est sensationnel.
Oh oui, cette 7eme de Beethoven lucernoise fut un grand moment ! Du coup, j'ai décidé d'aller à Rome pour la 9eme et à Turin pour l'Héroïque !