Programme

Brahms,
Quatuor n°2 en la mineur, op. 51/2 ; Quatuor n°1 en ut mineur, op. 51/1 ; Quatuor avec piano n°2 en la majeur, op. 26

Quatuor à cordes de la Staatskapelle Berlin : Wolfgang Brandl, violon 1 ; Krzysztof Specjal, violon 2 ; Yulia Deyneka, alto ; Claudius Popp, violoncelle.

Elisabeth Leonskaja, piano

Théâtre des Champs-Elysées, le 15 janvier 2019

Moment de choix du cycle chambriste Brahms organisé par Piano**** au TCE, que ce programme qui donnait une rare occasion d’entendre le monument négligé qu’est le quatuor avec piano en la majeur, qui plus est avec un piano parfaitement dimensionné pour lui. L’intérêt et le bonheur de retrouver si tôt Elisabeth Leonskaja avenue Montaigne, après son beau récital de novembre dernier, vont de soi, d’autant qu’elle se présentait dans les meilleures dispositions. Cette première rencontre avec le quatuor de la Staatskapelle Berlin laisse quant à elle des sentiments mêlés. 

Streichquartett der Staatskappelle Berlin

Formé progressivement depuis dix ans, le Streichquartett der Staatskappelle Berlin fut classiquement constitué de chefs de pupitres de l’orchestre de la Staatsoper, et n’a stabilisé sa formation qu’en 2016. Son premier cycle important de concerts a eu lieu la saison passée, le quatuor s’installant logiquement comme l’une des formations en résidence de la Boulez Saal, où il a donné, à la suite de l’intégrale des sonates et des symphonies de Barenboim, celle des quatuors. Il s’agit donc d’un ensemble à la fois très jeune en tant que quatuor stable (si l’on considère que l’exercice requiert au moins le double d’ancienneté, avec une activité à temps plein, pour trouver un début de cohésion et d’assurance) et très capé sur le plan du niveau individuel de ses membres, et de leur vécu commun. C’est donc fort naturellement que ce qu’il donne à entendre présente des qualités et des défauts à la mesure de ces atouts et des ces carences. 

On ne s’attendait pas, cependant, à ce que les secondes apparaissent aussi sévèrement dans le quatuor en la mineur. L’oeuvre est certes d’une grande difficulté pour ce qui regarde la maîtrise des équilibres et du phrasé, et à ces égards au moins, est sans doute le quatuor le plus délicat (et le plus beau) de Brahms. Est-ce par prudence que nos Berlinois ont choisi de le placer en tête plutôt qu’en conclusion de première partie ? L’approximation permanente du premier mouvement le suggère : l’intonation apparaît rarement maitrisée, au premier chef dans la relation entre les violons. La respiration est désordonnée, cet aspect nourrissant sans doute la difficulté à sonner juste : on remarque chez le violoncelle de Claudius Popp la volonté louable d’accompagner avec subtilité, en teintes et en allusions, mais cela se paye dans ce contexte d’une impression de timidité, dès lors que l’ensemble souffre d’indécision rythmique, et que cette basse ne la pallie pas. Symbole de ces hésitations, la transition de la secunda volta (la reprise de l’exposé n’est pas jouée), qui paraît bien longue, et enlisée, loin de créer l’attente et l’inquiétude. Le mouvement démarre plusieurs fois, mais ce n’est pas la bonne. Chaque occurrence d’un triolet de noires ajoute une impression de labeur au lieu de donner chair au style (que l’on sent pourtant intériorisé, et désiré). Seules les occurrences du thème grazioso, non dénuées de gravité bien sentie, réhausse l’ensemble, malgré l’accompagnement peu assuré du premier violon. 

La suite sera un peu plus digne du standing de ces musiciens, même si l’andante souffre encore d’une intonation qui se cherche. Mais on y glane au moins des instants d’aération où la phrase peut respirer. Le menuet bénéficie d’une conduite souple et élégante comme il se doit, mais est aussi précautionneux, tandis que le finale parvient à régler la mire la justesse sans pour autant trouver de solution au manque de cohésion expressive, agogique et polyphonique. Les transitions sont inexistantes, la gestion des climats aussi : on est un peu navré d’entendre, par exemple, le merveilleux petit canon tranquillo introduisant la coda, joué note à note, temps à temps. En-dehors de ces cas extrêmes, on pourrait n’être attentif, ailleurs, qu’à la volonté évidente de faire sonner et chanter le texte d’une manière que l’on devine entendue, et bien entendue, par des musiciens qui savent à l’évidence ce vers quoi ils devraient tendre. Cette façon de quêter le ton juste sans compensations ni esbroufe éveille certes la sympathie. Mais quand on a entendu l’opus 51 n°2 par les Borodine (à la Biennale 2010) ou par les Jerusalem (à la Biennale 2012), l’on attend un autre niveau d’aboutissement à ce standing de concerts, et surtout, l’oreille réclame d’autres nourritures là où elle se souvient de ce qu’elle a goûté. Or, l’ensemble laisse une fâcheuse impression de brouillon général, de la part de musiciens qui sont sans doute capables de mieux. A moins que : la partition serait-elle si typée d’écriture qu’elle se refuserait aux ensembles qui ne pratiquent pas le quatuor, rien que le quatuor, et beaucoup le quatuor brahmsien, à temps complet ? Ce n’est pas impossible. Son exceptionnelle unité de ton la rend plus sensible, aussi, aux manques d’assurance dans l’expression, et aux problèmes d’équilibres harmoniques.

L’opus 51 n°1 paraît certes nettement moins délicat à négocier pour les Berlinois, qui s’y montrent à la fois plus sûrs de leurs gestes, plus engagés et plus en réussite dans leurs tentatives d’illustrer un certain idiome, une tradition d’exécution franche du collier, sans fioritures, mais attentive à la lisibilité structurelle — n’était un finale un peu court de souffle, mais que l’on pardonne en regard de ce qui précédait. Ce n’est pas le jour et la nuit par rapport à l’opus 51/2, mais au moins passe-t-on, avec ces textures enfin intelligibles et ces phrases qui vont à leur terme et s'enchaînent logiquement, d’une forêt obscure à une clairière où respirer. La ligne plus rompue, aux contrastes plus séquencés du premier mouvement permet aux quartettistes de parfaire leur mise en place et de trouver un ton sûr. Le phrasé pourrait certes se montrer plus incisif et aiguisé encore, les accompagnements notes répétés plus nets et abrasifs de sorte à générer le sentiment cumulatif.  Mais malgré, ou dans sa modestie, le drame nous est joué, dans une romance généreuse, et surtout (alors qu’il était permis de l’envisager avec quelques craintes) dans l’extraordinaire allegretto en fa mineur, qui frappe toujours par sa profondeur de vision — la justesse extrême de son rapport au temps, de l’ajustement du matériau à son déroulement —, et par son exceptionnelle ingéniosité d’écriture. Prise à un tempo idéal, cette page donne qui plus est une belle occasion à l’archet sans doute le plus solide du quatuor, celui de l’altiste, de se mettre en valeur, sans pour autant occuper davantage que la juste place dans le tissu polyphonique. Son duo avec le premier violon dans la seconde partie, puis son contrepoint dans la reprise du thème, sont tout à fait exemplaires, illustratifs de la grandeur d’un texte d’une beauté incomparable.

Si des trois quatuors à cordes de Brahms, il nous paraît raisonnable d’affirmer qu’aucun ne surpasse absolument l’autre, et qu’il ne peut y avoir entre eux que de préférences personnelles, il semble aussi clair que second quatuor avec piano surplombe d’assez loin les deux autres, du moins sur deux plans essentiels : la richesse qualitative de son matériau, et son ambition, ainsi que son originalité formelles. C’est aussi une oeuvre d’interprètes, au sens noble du terme, celui où les grandeurs d’un texte et d’une interprétation ont engendrés ensemble le prestige — fût-il assez confidentiel — de l’oeuvre vivante. S’il y a peut-être un disque de musique de chambre avec piano (et il y a concurrence) qui accède au statut de monument historique de l’interprétation, c’est bien l’opus 26 de Richter et des Borodine. Ce qui signifie qu’il est aussi difficile de s’en détacher, malgré l’existence d’autres excellentes versions, et donc de se détacher d’une certaine vision radicale, dans sa minéralité, de ce quatuor. Pourtant, on le doit parfois, et il est à coup sûr possible d’ouvrir le premier mouvement avec moins de sévérité, et c’est du reste ce que propose Leonskaja. Une battue assez libre pour le solo initial, ainsi que pour l’entrée du violoncelle (encore que celui-ci manque de pudeur), un trait un peu rêveur, informel du moins, permettent peut-être mieux de rendre justice à la finesse du jeu d’alternance entre croches et triolets que contient cet exposé. L’affermissement progressif de la respiration est une solution élégante qui est ici très bien défendue. La présence d’un tel piano (mais sans doute d’un piano tout court) sécurise les Berlinois, qui repartent donc sur les bases plus saines et maîtrisées du quatuor en ut mineur. Leonskaja ne cadre pas seulement, elle stimule, produisant d’impressionnantes gradations dynamiques, absolument nécessaires ici pour tenir la distance de l’exposition complète, et pour offrir aussi (enfin) le luxe d’une reprise dans ce concert — reprise sans laquelle les proportions des mouvements suivants provoqueraient un déséquilibre inacceptable. Mais rien n’est forcé dans l’édification de cette belle coupole inaugurale, que l’on regarde se dessiner sur un ton mêlant le printanier et l’élégiaque, sans la rudesse de sentiment à laquelle on peut être accoutumé. Rendu entièrement à son accent solaire, le matériau de ce mouvement fait enfin basculer la soirée dans le jour. 

Elisabeth Leonskaja

La dimension tragique du texte est gardée pour les mouvements centraux, ce qui est une vision d’ensemble parfaitement défendable. Le Poco adagio échoit bien sûr à l’ensemble doté d’une grand piano, qui sonne dense même dans la sourdine et dans le peu de notes, et qui surtout voit très loin. Avec une Leonskaja entièrement décontractée, libérée de ses timidités ou nervosité récitalistes, le plat est royal — et le sera encore davantage, notamment dans la clarté de l'exposé, lorsque le quatuor le rejouera en bis : c'est qu'il est relativement aisé de créer des climats faisant forte impression avec les arpèges préparatoires et le grand cri en si mineur, mais il l'est moins d'imposer de suite une ligne expressive nette dans les premières mesures. La prémisse et la conclusion sont identiques pour le monumental troisième mouvement, une autre des créations les plus radicalement singulières de Brahms. L’art de la prosodie de Leonskaja met autant en relief le charme initial de cette page que son trait pré-schoenbergien, exhibant le matériau dans sa transparence réflexive, et donnant un sens à sa dérive si étrange vers l’ouragan qui l’emporte vers le dramatique trio. Ici, l’on retrouve ce piano souverainement orchestral, entendu par exemple lors des Etudes symphoniques à la Philharmonie : celui dont le couvercle tangue sous le poids abattu, mais dont ne sort aucune saturation ni raideur, seulement du souffle. On goûte alors pleinement l'incroyable descente de la quiétude au chaos qui clôt de part et d'autres du trio le mouvement, et où, bien obligés, les partenaires de Leonskaja se mettent au niveau : non seulement sonore, ce qui ne leur pose pas de difficulté, mais dans la longueur de souffle et la conduite à terme de l'immense phrase (dont on ne montre ici que le début). Ils en éclairent ainsi la nature si rare, d'absolue transition, qui se révèle conclusive dans son mouvement : ne conduisant pas à l'arrêt ou au repos, elle fige l'oreille dans l'élan même. 

 

Avatar photo
Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Article précédentMer calme et heureux voyage
Article suivantL'oreille voit encore

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici