Après le formidable voyage et quasi compagnonnage que nous avait proposé Konserthuset en 2012, en programmant sur une semaine l’intégrale des quatuors de Beethoven par le Quatuor Belcea, nous voilà prêts, à nouveau, à nous replonger dans l’énorme corpus. En trois doubles matinées, certes, et, qui plus est, étalées de l’hiver à l’automne, mais il est vrai que l’année s’annonce roborative en Beethoven, avec notamment l’intégrale des sonates par Igor Levit, sur lesquelles nous reviendrons, sans parler des symphonies (lors d’un cycle LvB : Ladies versus Beethoven) et d’une intégrale des sonates pour piano & violon avec Martin Helmchen et Frank Peter Zimmermann.
Les Casals viennent de sortir les deux premiers volumes de leur intégrale basée sur une interprétation qu’ils nomment volontiers néo-classique prolongeant leurs enregistrements et leurs concerts autour de Mozart et Haydn. En cela, leurs disques réorganisent le corpus, non plus en distinguant les trois périodes de compositions (classique, médiane, tardive) mais en « les regroup[ant] en fonction de leur position au sein des trois grandes périodes créatrices ». Les concerts des Casals à Konserthuset tâchent de reprendre un peu cette nouvelle répartition.
Première matinée.
En cette journée de lancement de l’année Beethoven à Konserthuset, on nous annonce sur scène que le financement des concerts a pu être mené à bien grâce au don d’un mécène privé, présent ce soir, mais qui restera anonyme et dans l’obscurité du public. Il est chaleureusement applaudi. Merci à lui.
Les Casals ouvrent sur les débuts très classiques de Beethoven, en forme d’hommage à Haydn, par le quatuor n°3, opus 18:3. Le primarius est tenu par Abel Tomàs Realp et, d’emblée, ce qui se dégage dans l’Allegro, c’est le côté plutôt feutré des jeux d’archets qui se révéleront dans l’Andante plutôt papillonnants, sur une basse gouleyante, avec un violoncelle très léger.
On apprécie également les pizzicati extrêmement doux de l’Allegro et un Presto plein de virtuosité classique mais tout en retenue, sans débauche d’effets.
Le ton est donné par l’utilisation d’archets classiques alliée à une certaine retenue. Peu de vibrato, une légère prédominance accordée aux violons avec un son clair plutôt sec (alto de Jonathan Brown), et un violoncelle magnifique, tenu par Arnau Tomàs Realp, très doux, légèrement en retrait, plus Fournier que Casals. Toutes ces petites bizarreries attrayantes soulignent le caractère classique mais par leur douce étrangeté sonore font ressortir toute la modernité de Beethoven.
Autre point, hautement positif, les Casals ont la réputation d’avoir une communication un peu froide et ce week-end, au contraire, on remarque, dans l’exécution des quatuors 3 et 2, une formidable profusion de signes, de regards, de têtes tournées des uns vers les autres qui font penser à la célèbre phrase de Goethe : « le quatuor à cordes est une conversation entre quatre personnes raisonnables ».
C’est on ne peut plus vrai ce soir, notamment pendant le quatuor n°2 dit des Compliments.
C’est presque un changement de registre, ou plutôt un habile glissement vers la modernité. Dans l’Allegro, violons et alto s’agitent de traits acides et cinglants et mettent à mal la belle harmonie classique. Violons et violoncelle se font coupants.
L’Adagio cantabile est extrêmement recueilli, très gracieux, le Scherzo est une cavalcade mais des plus mesurées (classicisme toujours), l’Allegro très fantasque (aufgeknöpft, « déboutonné », disait Beethoven), plein d’esprit quoi qu’il en soit, annonce les révolutions à venir, contenues dans les formes classiques des derniers quatuors.
Pour l’heure (après une pause bien méritée), c’est la révolution, russe, du premier des trois quatuors dit Razumovski, n°7, opus 59 :1, de la période médiane, héroïque à plus d’un titre.
Comme pour souligner qu’avec ceux-ci, le travail commence vraiment, Vera Martinez Mehner prend la place du primarius. Simple boutade car Abel Tomàs Realp était vraiment formidable au premier poste, un peu moins lyrique mais peut-être plus joueur. Notons d’ailleurs qu’il y a beaucoup d’élégance à se partager le poste et que cela, ainsi que les signes marqués d’écoute que les instrumentistes échangent, fait partie du supplément d’âme que les Casals nous insufflent avec leur interprétation.
Quoiqu’il en soit, pour coller avec l’assurance prise dans les 6 premiers quatuors (et leurs modestes mais déterminantes transgressions) et avec la modernité gagnée de Beethoven qui se déploie dans les constructions folles des Razumovski, le son des Casals gagne énormément en ampleur (le son profond des instruments graves typiques de la palette élargie de Beethoven affranchi du classicisme et… peut-être un changement d’archet pour l’alto et le violoncelle ?), avec un Allegro qui jette un pont entre Bach et Reich, avec toujours cette singulière retenue qui étonne, heureusement, dans ces quatuors en dehors de toutes limites que sont les opus 59:1, 2 et 3.
Idem pour l’Allegretto vivace e sempre scherzando, avec un début vraiment tout en douceur, véritablement joueur.
Sur l’Adagio molto e mesto, « un saule pleureur ou une branche d’acacia sur la tombe de mon frère », comme l’indiquait Beethoven sur la partition, on note encore ce gain d’ampleur qui est un véritable déploiement, avec la voix si touchante du violoncelle d’Arnau Tomàs Realp et ces pizzicati en catimini à se damner, ces pianissimi ahurissants jusqu’à l’envol du solo de violon du thème russe, tant attendu. L’Esprit parlait à Beethoven et il attendait l’exécution de l’avenir (( « Croyez-vous que je pense à vos misérables cordes quand l’Esprit me parle ! », disait Beethoven à Schuppanzigh, violoniste créateur de l’œuvre)): il était là ce soir.
Énorme succès.
Seconde matinée
Comme la veille, Abel Tomàs Realp prend la place du primarius sur le quatuor de la première période, ici le n°5, opus 18:5. Après Haydn dans le n°3, voici l’hommage à Mozart (et à son quatuor n°18).
L’Allegro est vif et léger, avec comme la veille, alto et violoncelle légèrement en retrait.
Le Menuetto-Trio alterne brillances et gravité avec des échanges de regards plus tendus entre les instrumentistes.
L’Andante Cantabile allie lenteurs et profondeurs (violoncelle/alto) à des acidités classiques. Et toujours les violons surprennent par leurs traits à la fois droits et légèrement aigres sur une nouvelle douceur du duo violoncelle/alto.
Les Casals entament une danse vraiment fougueuse, avec de véritables fusées dans les aigus, pour finir, encore une fois, tout en retenue, avec assagissement progressif par paliers successifs bien marqués et des pianissimi des violons magnifiquement étirés.
Beaucoup de brillances dans l’Allegro final, virtuose certes mais sans exagération ni démonstration à outrance. Mesure partout et son à la fois caressant et tranchant, avec toujours ce savant équilibre des voix et des couleurs surprenantes.
À partir du quatuor n°10, Les Harpes, Vera Martinez Mehner reprend la place du primarius jusqu’à la fin du concert.
Dans le premier mouvement (Poco adagio. Allegro), les Casals se veulent avant tout lenteur et majesté retenue mais les accents sont assez fortement marqués et les pizzicati appuyés : la modernité s’introduit dans le fruit classique bien mûr. Les pizzicati pianissimi se veulent sombres mais légers. C’est de la dialectique Hegelienne !
Dans l’Adagio ma non troppo, on remarque la gravité des Casals mais surtout leur retenue. Les silences sont fortement marqués avant l’éclaircissement. On se pâme pendant le dialogue des violons sur les pizzicati de l’alto. Vera Martinez Mehner se fait plus lyrique, les basses plus rondes et permettent un final en apesanteur.
Dans le Presto et l’Allegretto, c’est encore le violoncelle de Arnau Tomàs Realp qui nous fascine, bien que toujours en retrait (ceci explique sans doute cela), avec sa main gauche à la fois légère et agile. Les pianissimi sont redoutables et le Presto est tout en rage sourde même si le violoncelle d’Arnau Tomàs Realp y ajoute une bonne dose d’humour.
On apprécie aussi la superbe partie de solo à l’alto (Jonathan Brown, vraiment acéré et plein de poésie), les traits aigus du primarius Vera Martínez Mehner sur le second violon et sur l’alto et enfin la danse légère sur le bourdon du violoncelle.
On aborde enfin les rivages de la période tardive, avec le quatuor n°12, opus 127, composé en 1824–25, et dont l’écriture est contemporaine de la 9e symphonie.
Là-encore, dès les premières mesures du Maestoso-Allegro, on est saisi par l’interprétation des Casals : la modernité est toujours accentuée (jamais soulignée) et toujours en douceur. Les attaques sont franches, courtes avec encore ce son très particulier des violons, clairs et tranchants, appuyés des brillances et du couperet de l’alto, sur les profondeurs à peines entrouvertes du violoncelle.
Dans le deuxième mouvement, ce sont les lignes gracieuses de Vera Martínez Mehner qui subjuguent. L’humeur (l’humour ?) est gracieuse, la profondeur présente sans le pathos et l’ensemble s’achève dans de magnifiques instants suspendus dans les dernières mesures qui tétanisent le public. De bonheur.
L’amusant Scherzo, dans le fond et la forme permettent un jeu plus souple et on retrouve des regards plus détendus entre les violons alors que ces échanges visuels s’étaient un peu raréfiés au profit d’une écoute d’autrui plus intime et concentrée.
Enfin sur l’Allegro, les Casals appuient un peu plus qu’auparavant sur les dissonances mais toujours avec légèreté et avec ces flamboyances classiques propres à leur jeu d’archet.
De même, le faux final sera fortement accentué avec de très beaux rehauts d’aigus.
Triomphe et hurlements dans la salle.
Et ce n’est que le début… Suite du voyage avec les deux derniers Razumovski au printemps et l’apothéose cet automne, avec les derniers quatuors.