Franz Schubert (1797–1828)

Drei Klavierstücke D946

Schwanengesang D 957

Cycle de Lieder d'après des poèmes de Ludwig Rellstab, Heinrich Heine et Johann Gabriel Seidl

Matthias Goerne, baryton
Leif Ove Andsnes , piano

TCE, Paris, le 10 février 2017

Dix jours après le récital Schumann de Christian Gerhaher à la biennale d’art vocal de la Philharmonie de Paris, Matthias Goerne, réinvestissait pour trois soirées schubertiennes le TCE.

Rarement les amateurs de Liederabenden auront connu quinzaine aussi faste. On ne peut raisonnablement faire jouer la concurrence entre ces deux monuments du chant allemand contemporain, qui dans un répertoire très largement partagé ont chacun creusé un sillon si personnel. Ce n’est pas le moindre de leurs exploits, eux qui sont de la première génération de barytons à avoir pris la scène quand Fischer-Dieskau la leur laissait.  Tous deux atteignent d’ailleurs aujourd’hui cet âge où certains reprochèrent, non sans exagérations, à DFD un durcissement du timbre, ou un raidissement de l’expression.

À cet égard comme à bien d’autres, tout sépare Gerhaher et Goerne, et pour notre bonheur tout se complète, ou presque. L’évolution de la voix dans le temps : quasi imperceptible pour le premier, nette pour le second. Le timbre, le rapport à la diction, à la théâtralité, au phrasé, au souffle… et enfin le piano, pour l’un unique, apparemment si complice que nécessaire (au grand dam des pianophiles) ; multiple et pour le moins hétérogène pour l’autre. Johnson, Brendel, Eschenbach, Leonskaja, Deutsch, Schneider, Haefliger, Schmalcz, Metzmacher… et le voilà enfin avec le prince des pianistes de sa génération.

Andsnes, plus encore, est un musicien qui a récompensé son public de sa patience. Voilà vingt ans que l’on entend qu’il va venir, voilà bien cinq ans qu’il est là, commençant à faire usage prodigue avec ce jeu et cette sonorité qui promettent tant en offrant avec mesure. Toutes les dernières prestations qu’il a offertes ont déployé, dans diverses dimensions mais avec toujours au moins un moment inoubliable, souvent sur la scène élyséenne récitals Chopin-Liszt, Haydn-Debussy-Bartok-Chopin, Schumann-Moussorgsky, et surtout de fabuleuses sonates et concertos de Beethoven).

Dans les trois Klavierstücke, on retrouve d’abord le Andsnes familier des cycles de sonates de Schubert donnés en concert et au disque il y a une dizaine d’années, parallèlement à l’enregistrement des grands cycles avec Bostridge. En bref, sage, (un peu) trop sage. Le choix de tempo de la première pièce est, comme attendu, médian, bien reposé sur un sens immédiat de la pulsation non forcée, de la longue phrase. De sauvagerie, il n’y aura pas, jamais, sauf à aimer tellement la qualité de piano pour elle-même qu’on l’aura entendue, sous-jacente. Il faut se contenter d’une tenue qui a la perfection, la subtilité et surtout la réserve d’une déclaration diplomatique, symboliquement incarnée dans le refus de toute violence, de toute morsure sur chaque appogiature au do octavé du sommet de la progression du refrain.

Le trio, superbe bénéficie plus automatiquement de la densité des accords d’Andsnes, dont la longueur de note et le sens de l’équilibre n’ont guère d’équivalents aujourd’hui (sinon Rösel). Contrairement à ce dernier (ou à Gieseking, Arrau, Richter, ou Virsaladze), et comme Brendel, Leonskaja ou Pollini, Andsnes nous frustrera du second trio. Il y aurait des pages à écrire sur cette question. Faut-il traduire le dernier état de la volonté de Schubert (dont on ne sait s’il considérait la pièce vraiment achevée ou non) ou perpétuer la tradition séculaire héritée du refus de Brahms de nous priver de cette page si touchante, et indéniablement reliée au Klavierstück suivant ? Ma façon de vous poser la question suggère ma réponse, mais il y a d’autres façons de la poser. La sagesse, celle de l’éditeur de l’Urtext, consiste à laisser la laisser ouverte et vivante ((http://www.henle.de/blog/en/2013/07/22/schubert-deletes-brahms-restores-on-the-first-of-the-three-posthumous-piano-pieces-impromptus-d-946-by-franz-schubert/)).

Les seconde et troisième pièces laissent se déployer pleinement la grandeur innée, immédiate, jamais conquise ou simulée de ce piano. La cantilène jaillit doucement sans "couler" jamais, tandis que l’épisode en ut mineur, s’il refuse encore toute noirceur explicite, s’impose par la force de la stabilité rythmique, de la rondeur des tierces puis des trémolos, qui suffisent à le rendre inexorable. Mais le prix suprême de ce piano seigneurial est rappelé dans l’extraordinaire section en la bémol mineur, dont le déploiement de l’idée (ci-dessous) est porté par un legato orchestral au souffle et aux miroitements infinis, surpassant encore le cantabile déjà admirable entendu l’avant-veille dans Die Krähe. Le redoutable scherzo en ut majeur, cimetière des ambitions de tant de pianistes trop courts, rappelle la puissante et gourmande évidence avec laquelle Andsnes domptait le finale de la sonate op. 54 de Beethoven ces dernières années : tout semble presque trop clair et facile (quand cette pièce frise l’abscons chez tant d’autres) avec ces moyens et cette intelligence-là du rythme et de la logique thématique.

On voit dans ce D.946 tout ce qu’on a déjà et une grande partie de ce qui commence à apparaître dans le piano d’Andsnes : une grande partie du cycle nous a montré ce qu’un Egorov nous y aurait offert, et quelques pages, celui que Gilels aurait pu donner.

Problèmes d’authenticité et de tradition encore pour le Schwanengesang. On sait qu’il est trop tentant de le faire passer pour cycle qu’il n’est pas, surtout quand il est donné à la suite des deux vrais (Goerne et Andsnes doublaient le "tryptique", le donnant au Bozar avant le TCE : ce concert était donc, à tous égards, le bout du bout du voyage). Si les compères retiennent l’agencement le plus traditionnel (groupe Rellstab puis groupe Heine), Goerne, comme avec Brendel et Eschenbach, se distingue en ajoutant le sublime et trop peu chanté Herbst (Seidl), D.945, auquel Gerhaher avait lui aussi récemment justice dans une boulersante interprétation livrée sur son dernier récital enregistré. Un Seidl rapporté en élimine (faussement) un autre, le Taubenpost (roboratif, le chant fondu dans un piano solaire) étant réservé pour le bis.

Si le Winterreise de l’avant-veille avait rapidement trouvé son niveau (exceptionnel) de croisière, les poèmes de Rellstab auront un peu pâti d’une entrée en matière moins dominée, voyant Goerne passer parfois en force (Frühlingsehsnsucht, où Andsnes lui-même n’évite pas quelques brutalités), à concéder des attaques par-dessus ou dessous (Aufenhalt) ou renoncer à tout intimisme de façon un peu facile (Ständchen).

Une tendance paradoxale apparaît : là où, il y a quinze ans avec Brendel, Goerne campait un Wanderer post-mozartien et un brin maniéré, le voilà, avec sa voix creusée par le temps et le souffle plus présent, ses accents de Wotan et surtout sa tendance (que d’aucuns supportent mal) à ne dire que les voyelles, qui lorgne parfois du côté d’un Volks-style d’avant-hier et qui ne lui sied pas mal (Fischermädchen qui ne minaude plus du tout, et pose sa douce amertume avec toute la franchise et l’immédiateté désirable). On pourrait y voir une faiblesse générale, la marque de la perte des moyens, mais dans ces concerts (plus qu’avec ceux donnés avec Eschenbach), la logique de théâtralisation poussée à son terme, abandonnant la sophistication que les défauts de diction compromettaient souvent, finit par donner des fruits tardifs. Dans Liebesbotschaft, malgré les instabilités vocales, on les devinait déjà.

Surtout, le déploiement de cette théâtralité, toute en rupture de climats, en stupeurs et effrois, a pour effet manifeste de doper et désinhiber le jeu de son pianiste, qui retrouve sa fougue beethovénienne, lâche les chevaux et les dynamiques qu’ils tenaient à la bride jusque-là.

Ainsi, le basculement de Kriegers Ahnung est exemplaire, à la fois de la faculté méconnue d’Andsnes à caractériser avec une rare vigueur, et de ce que peut apporter un tel pianiste aux incarnations plus personnelles que jamais, comme possédées, de Goerne dans ce répertoire –  on repense ici à l’incroyable Der Zwerg récemment gravé avec Helmut Deutsch.

Restait la grande descente aux enfers que la tradition a faite de l’enchaînement des Heine, que Goerne restaure en une terreur sacrée aussi hotterienne que biblique. Le dernier Schubert s’y redécouvre en visionnaire absolu à qui l’opéra n’a pas offert les perspectives folles qu’il aurait pu y placer, dans la réinvention, déjà wolfienne, du récitatif et de l’arioso. Jamais Goerne n’aurait pu y repousser les limites du creusement dramatique et de la lenteur, et surtout d’écarts dynamiques colossaux, sans le concours d’un piano prêt à supporter, comme l’Atlas, tout le poids de la douleur du monde sur ses graves, qui semblent en mesure, dans le crescendo final du Doppelgänger, de résonner jusqu’au jugement dernier. Débarrassé des scories de justesse de l’entame et tout à fait maître des longues variations dynamiques, maître des confins du silence et du cri, Goerne nous rappelle au plus grand souvenir parmi ses passages parisiens : sa poignante interprétation des Ernste Gesange d’Eisler, en 2009, sur cette même scène.

Remonté de ces hypogées, on ne peut qu’espérer que cette collaboration nous offrira d’autres moments où l’art sacré du Lied est rendu à sa fusion de deux talents égaux – qu’on imagine seulement Totengräbers Heimwehe, Erlkönig, Litanei, ou les derniers Brahms, ou tout Wolf, par ces deux-là.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
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1 COMMENTAIRE

  1. Bonjour Théo,

    Merci pour ton excellent article. La collaboration Goerne/Andsnes fonctionne extrêmement bien. Je me souviens d'un récital Schubert-Eisler sur le thème du déracinement où les lieder de Schubert s’enchaînaient parfaitement avec ceux de Hanns Eisler. C'était vraiment enthousiasmant. J’aimerais qu'ils reprennent ce programme un jour à moins que Salzbourg leur ait demandé une exclusivité. Dans une interview à je ne sais plus trop quel journal allemand, Goerne disait que le Taubenpost en bis lui permettait de finir le récital sur une note optimiste. Pour son premier récital à Paris (musée d'Orsay) Gerhaher avait donné le chant du cycle. Les deux cahiers avaient nettement été séparés par trois lieder de Schubert (Der winterabend + 2 autres…?) Fin classique avec Die Taubenpost

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