Helène Pierrakos
Failles dans le marbre,
un voyage en musique vers l'antiquité grecque
Ed. Premières Loges, PAris

14*20, 144p, 16 €

Publié en août 2024

La présence de l’antiquité et notamment de l’antiquité grecque dans l’art occidental se pose à tous les arts, notamment depuis la Renaissance, mais déjà auparavant. Elle se pose en littérature peinture, sculpture, architecture, mais aussi en théâtre et naturellement à l’opéra, qui dans la tête de ses fondateurs florentins, vénitiens ou mantouans, en procède directement.
Comment l’antiquité grecque, vue comme un impressionnant bloc de marbre est « digérée » par l’art occidental, est une vaste question qu’Hélène Pierrakos aborde sous l’angle de la musique, dans un ouvrage très personnel, paru en septembre dernier sous le titre
« Failles dans le marbre, un voyage en musique vers l’antiquité grecque » , édité par Premières Loges. Ces promenades dans la Grèce en musique pour pasticher un titre aimé de Jacques Lacarrière nous emmènent de Monteverdi à Debussy, de Schubert à Strauss en passant par Gluck et même Britten. Ainsi Hélène Pierrakos parcourt ce qu’elle appelle ces « failles » avec une sensibilité et un souci de clarté exemplaires.

À vrai dire, cet ouvrage qui plonge dans une culture et une thématique qui font ma vie depuis mon plus jeune âge m’a replongé dans une réflexion particulièrement aiguë sur ce que peut être la trace que la Grèce antique laisse en nous, sillon profond et en même temps, pour reprendre l’expression d’Hélène Pierrakos, faille, faille éternelle.
Que savons-nous de la Grèce ancienne, et du monde héllénique, sinon ce que nous en ont transmis les grands auteurs dont tous les textes ne nous sont pas parvenus, des documents plus quotidiens comme les papyrus, les traces archéologiques disséminées autour de la Méditerranée etc… Mais de ces traces tangibles, nous ne savons que des éléments bien partiels, que savons-nous exactement d’une représentation de tragédie à l’époque classique ? Que savons-nous du Parthénon, nous qui en l’observant de l’extérieur, croyons souvent que la photo traditionnelle vue des Propylées nous en montre l’entrée, alors que c’est l’arrière du temple, ou qui sommes fascinés par le marbre blanc ou ocre de monuments qui étaient couverts de peintures polychromes dont nous n’avons même pas idée.

Notre regard d’observateur ou de lecteur direct est donc déjà biaisé, est déjà tombé dans la faille ou la crevasse de l’illusion : tout regard est interprétation, et l’importance ‑c’est Gide qui le dit- est d’abord dans le regard et non dans la chose regardée.
Ainsi de la musique, ainsi du statut du monde grec dans la musique, qui est un monde loin d’être ce bloc de marbre intouchable, mais qui n’est que la somme des regards des uns et des autres, tous cherchant à travers la référence antique à exprimer leur vérité, d’une certaine manière – et sans toujours le dire – persuadés que l’Antiquité vivait plus en eux que dans le marbre qu’on imagine froid et lointain. Ainsi ces Failles dans le marbre, selon le titre d’Hélène Pierrakos, grouillent-elles de vie.
De même que les grands maîtres de l’architecture baroque, Bernini, ou Borromini, étaient par leurs œuvres persuadés d’être fidèles à la lettre et à l’esprit de l’architecture antique, les cercles florentins qui ont amené à la naissance de l’opéra n’avaient qu’une idée, faire renaître la prosodie de la tragédie, faite de paroles de rythmes et d’une musique perdus aujourd’hui. L’Opéra monteverdien princeps, L’Orfeo, est en quelque sorte, la traduction « moderne » de la tragédie antique, en procurant à l’auditeur spectateur des sensations semblables à celles éprouvées par le spectateur antique. Nous parlons bien de similitude, et non d’égalité. Il s’agit de chercher à recréer ce que fait vibrer en soi l’antiquité, et non de faire de la copie d’antique.
Ainsi le livre d’Hélène Pierrakos est-il d’abord un voyage dans un monde aimé, de compositeurs choisis parmi l’énorme marée de musiciens ayant utilisé l’antiquité grecque dans leurs œuvres. Monteverdi, Gluck, Schubert, Wolf, Strauss, Debussy, Britten sont les étapes d’un voyage personnel dont les pages les plus senties à notre sens sont celles dédiées à Monteverdi, avec des beaux moments sur certains Madrigaux, comme Tirsi e Clori (7e Livre) où est analysée l’écriture musicale et les jeux rythmiques sur la parole avec une attention et un souci de travail en cohérence avec d’autres moments monteverdiens, par exemple dans L’Orfeo.
Avec Gluck, on a un compositeur a priori « marmoréen » dans son classicisme, et Hélène Pierrakos pratique une sorte de stratégie du détour en l’abordant par la danse, s’appuyant sur l’expérience de Pina Bausch, mais par ailleurs j’ai personnellement beaucoup apprécié le travail sur le Lied et notamment Schubert, parce qu’on n’a pas l’habitude de voir surgir le monde antique dans un genre si marqué par le romantisme et le monde poétique du XIXe, mais quand surgissent bientôt les textes de Hölderlin ou de Goethe, – et c’est Ganymed qui surgit où Hélène Pierrakos fait une analyse différenciée entre l’approche schubertienne et celle de Hugo Wolf qui est un des moments les plus originaux du livre, et alors remonte à la surface de la mémoire que Goethe a porté au théâtre Prométhée (fragments), Iphigénie, Pandore et qu’au fond, une fois encore on constate que tout le monde littéraire et donc aussi musical est imprégné de grécité.
Ce va et vient entre antiquité et modernité se lit bien évidemment dans l’Elektra de Strauss, qu’Hofmannsthal refusait de voir sculpté dans un marbre antique, et dont il revendiquait la modernité, mais Hélène Pierrakos, outre Ariane à Naxos, attire l’attention sur le final de Daphné, bien moins connu qui en même temps travaille sur un thème au combien musical (traité par Strauss, mais aussi Hindemith) la Métamorphose, glorifiée par Ovide à partir de légendes grecques et évoquée par Platon ou Aristote, mais aussi dans l’Odyssée (Circé…). Là encore des pages très senties et très intéressantes, qui replacent ce moment qui est, en termes d’appel aux sources antiques et notamment grecques, une des périodes les plus riches dans la littérature (il suffit de penser en France à Giraudoux, Cocteau et Sartre) dans une perspective particulièrement féconde en termes d’inventivité musicale à partir d’un sillon ancien.
Mais la surprise vient des dernières pages consacrées à Mort à Venise de Britten, et notamment l’intervention d’Apollon. Là se mêlent la référence à un ordre apollinien, qu’Hélène Pierrakos semble aimer et privilégier, une sorte de Tadzio idéal qui serait une réminiscence apollinienne, avec les tendances réprimées de Thomas Mann et aussi sa profonde connaissance des anciens : tout un pan qu’on n’avait pas soupçonné et qu’Hélène Pierrakos fait ressurgir.
On aurait pu craindre un essai un peu attendu sur une thématique qui est à la fois rebattue et qui inonde toute l’art occidental : l’antiquité grecque n’est jamais un passé, mais elle est un perpétuel présent jusqu’à nos jours. En travaillant sur des œuvres et des compositeurs aimés et choisis, Hélène Pierrakos nous confie sa propre relation à la fois à la grécité et à ces compositeurs qui chacun à leur mode ont fait vivre au présent leur relation au monde grec.

On sent néanmoins comme je l’ai suggéré chez Hélène Pierrakos une sorte de fascination pour la figure apollinienne, figure musicale s’il en est, figure d’ordre aussi (encore que…), la figure delphique, objet de ces hymnes découverts au XIXe qu’on a essayé en retranscrire en musique une figure de passage entre des mondes mais aussi une figure de garant d’ordre du monde, comme Delphes pouvait l’être . C’est en effet sur l’Apollon de Britten que son livre se clôt…
Et pour ma part, je ressens là une autre faille, une absence, peut-être due au choix très personnel du parcours d’Hélène Pierrakos, une faille qui est pourtant sève, bouleversement, désir, explosion et printemps : la faille Dionysos, à peine cité dans ce livre.
Où est le dernier mouvement de la Septième de Beethoven, où est le Sacre du Printemps de Stravinsky, la pièce la plus dionysiaque qui soit, où sont The Bassarids de Henze ? L’Apollon de Mort à Venise (1973) m’a fait penser que sept ans auparavant c’était Dionysos qui était au centre de l’opéra de Henze. Mon antiquité grecque est dionysiaque, plus qu’apollinienne, elle est imprégnée du Nietzsche wagnérien… il reste que ce livre sans Dionysos a rempli plein de vides de ma culture, et ravivé bien des curiosités. Merci à l’apollinienne Hélène Pierrakos.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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