Plus d’un demi-siècle après les premiers assauts de la révolution baroqueuse, il est assez logique qu’une nouvelle génération d’interprètes propose à son tour sa vision de certaines œuvres dont, heureusement, il existe déjà une version discographique. Même si les intégrales des opéras les plus célèbres du répertoire se font désormais exceptionnelles, nul ne s’étonnait jadis de voir apparaître sur le marché une énième Traviata ou une nouvelle Flûte enchantée destinée à immortaliser l’incarnation de telle chanteuse ou la conception de tel chef d’orchestre. Il y a donc tout lieu de se réjouir qu’un compositeur de la stature de Jean-Philippe Rameau commence enfin à bénéficier d’une certaine émulation entre artistes d’hier et artistes d’aujourd’hui, et pas seulement pour multiplier les enregistrements des Indes galantes ou d’Hippolyte et Aricie.
Cela dit, même si ce titre est beaucoup moins connu du grand public, Les Fêtes d’Hébé font partie des œuvres qui valurent au Dijonnais une bonne partie de sa gloire de son vivant. Composée d’un prologue et de trois actes, l’œuvre est présentée comme un « Ballet » dont la cohérence est assurée par la thématique explicitée dans le sous-titre : ou les Talents lyriques (voilà d’où vient le nom de l’ensemble fondé en 1991 par Christophe Rousset, qui a préféré garder l’orthographe du XVIIIe siècle, d’où « Talens » et non Talents). Passé le prologue où s’expriment Hébé, échanson des dieux – déesse qui occupe aussi le prologue des Indes galantes – et Momus, dieu de la raillerie, qu’on retrouvera en 1745 dans Platée, les trois actes imaginés par les deux librettistes (dont une femme, Louise-Angélique Naudin, épouse Bersin) évoquent les trois arts sur lesquels repose alors le genre opéra. A travers des sujets tirés de l’antiquité, historique ou mythologique, sont successivement évoqués les pouvoirs de la Poésie, de la Musique et de la Danse.
Est-ce cette cohérence qui séduisit le public, ou du moins qui empêcha les directeurs de se mettre très vite à trancher allègrement ou de mélanger les entrées ? Toujours est-il que ces Fêtes d’Hébé connurent un vrai succès à la création : 70 représentations entre mai 1739 et janvier 1740, puis à nouveau 57 entre juillet 1747 et février 1748. L’œuvre sera redonnée en 1756–57 et en 1764, après quoi elle ne survivra plus qu’à travers fragmentations et réécritures au goût du jour. Du reste, comme toujours avec Rameau, l’ouvrage fut remis sur le métier chaque fois qu’il fut repris de son vivant, l’acte « La Musique » étant intégralement réécrit à peine plus d’un mois après la création, d’où la possibilité d’une véritable différence entre le nouvel enregistrement et celui qui l’avait précédé.
En 1977, à la tête de son Monteverdi Choir & Orchestra, John Eliot Gardiner enregistrait la dernière des trois entrées, « La Danse », avec pour solistes Jill Gomez, Anne-Marie Rodde et Jean-Claude Orliac. Il faudrait attendre vingt ans pour disposer d’une gravure de l’intégralité de l’œuvre : c’est William Christie qui s’en chargea, avec une équipe en partie anglophone, Sophie Daneman, Sarah Connolly et Paul Agnew côtoyant Gaëlle Méchaly, Jean-Paul Fouchécourt et Thierry Félix. Rarement mise en scène, l’œuvre avait néanmoins été programmée à l’Amphi Bastille au printemps 2017, fruit d’une collaboration entre l’Académie de l’Opéra de Paris, le CMBV et le Royal College of Music de Londres.
Et voici qu’en ce printemps 2022 arrive la deuxième intégrale, celle que dirige György Vashegyi avec les forces hongroises de l’Orfeo Orchestra et du Purcell Choir. On l’a dit, la partition n’est pas la même que celle utilisée par William Christie, ou du moins, elle est plus complète, car Glossa a autorisé trois galettes dans ce coffret, d’où la possibilité d’enregistrer les deux versions de « La Musique », celle du 17 mai 1739 retenue dans l’intégrale de 1997, et celle du 23 juin 1739, ici gravée en première mondiale. A quoi s’ajoutent toute une série de petites variantes et ajouts conservés dans cette nouvelle édition.
On connaît depuis maintenant plusieurs années les grands mérites du chef hongrois dans ce répertoire, qu’il dirige avec passion mais aussi avec un grand souci d’équilibre, avec un vrai soin des contrastes mais sans excès dans le choix des tempos. Son chœur, bien qu’exclusivement composé de chanteurs magyars, chante admirablement le français et n’a pas à rougir de la comparaison avec celui des Arts Florissants. Quant à la distribution, elle se compose d’habitués des productions du CMBV, néanmoins rejoints par quelques voix plus récemment apparues dans ce qui constitue une sorte de troupe.
Luxe pour l’auditeur, ce nouvel enregistrement confie les diverses héroïnes des actes à des chanteuses différentes, d’où un timbre différent pour Sapho de « La Poésie », Eglé de « La Danse » et les deux Iphise de « La Musique ». La plupart de ces artistes se chargent aussi de petits rôles par ailleurs, mais l’on remarque la présence de Judith van Wanroij, venue uniquement prêter ses talents à la première version de « La Musique ». Celle qui cumule le plus de personnages est Chantal Santon Jeffery, la plus virtuose de toutes les sopranos réunie ici. Parmi les nouvelles venues, on apprécie le dramatisme intense d’Olivia Doray, Iphise n° 2, et les belles couleurs de Marie Perbost. Luxe comparable parmi les messieurs : les héros, qu’ils soient haute-contre ou basse, sont également répartis entre différents chanteurs. Philippe Estèphe est un Tyrtée n°2 toujours aussi mordant, David Witczak défendant avec panache le grand air « Qui te retient, Lacédémone ? ». Tandis que Mathias Vidal prête sa ferveur aux quelques répliques de Lycurgue dans la deuxième version de « La Musique », Reinoud van Mechelen hérite du rôle de Mercure dans « La Danse », entrée qui se termine par le grand air « L’objet qui règne dans mon âme » (Rameau avait conscience son impact puisqu’il l’avait initialement composé pour la cantate Le Berger fidèle avant de le réinsérer dans ces Fêtes d’Hébé assemblées dans une relative urgence et où le réemploi fut de mise). Evidemment, pour qui a dans l’oreille l’interprétation de Jean-Paul Fouchécourt dans la version Christie, le ténor flamand paraîtra un peu lent, mais ce serait oublier que les deux voix n’ont pas du tout les mêmes caractéristiques, et que la vitesse qu’osait l’un devant son micro n’aurait peut-être pas été une option défendable en public (le même air figurait en conclusion du disque Jéliote, haute-contre de Rameau où Reinoud van Mechelen chantait tout en dirigeant son ensemble A nocte temporis). Et c’est précisément l’un des plaisirs que permet cette nouvelle intégrale : celui de la comparaison entre une Hébé et l’autre, aussi festive l’une que l’autre, mais différemment.