Magnus Lindberg (1958).
Accused. Two Episodes.
Anu Komsi, soprano.
Finnish Radio Symphony Orchestra.
Direction musicale : Hannu Lintu.

1 CD Ondine. Enregistré au Helsinki Music Centre en juin 2017 et en août 2019. 56’31

Enregistré au Helsinki Music Centre en juin 2017 et en août 2019

Après été à la pointe de l’avant-garde, Magnus Lindberg (né en 1958) a connu un changement d’esthétique radical, dont Accused (2014) est représentatif. Dans cette œuvre pour soprano solo et orchestre, dont le label Ondine propose le premier enregistrement mondial, le compositeur finlandais propose une écriture vocale particulièrement séduisante, portée par la voix virtuose de sa compatriote Anu Komsi. Et l’on se demande si Lindberg n’a pas actuellement de solides atouts en mains pour écrire un opéra, d’autant que sa musique pour orchestre seul n’éveille pas tout à fait le même enthousiasme.

Régulièrement interprété par l’Ensemble Intercontemporain, Magnus Lindberg est un de ces compositeurs vivants dont on peut donc supposer qu’il se situe à l’avant-garde de la création musicale. En juin 2019, l’EIC donnait en création mondiale Shadows of the Future ; en mars 2018, la Philharmonie de Paris lui confiait la responsabilité du programme dans sa série « Grand Soir », où ses pièces côtoyaient celles de Xenakis, Gérard Grisey ou Brian Ferneyhough. Et la liste pourrait se poursuivre ainsi longtemps. Le Finlandais né en 1958 est joué, salué, encensé, et pas seulement dans son pays.

Pourtant, si Pierre Boulez était encore de ce monde, que penserait-il de Magnus Lindberg ? Dans les années 1980, Lindberg avait ses entrées à l’Ircam, où il composa plusieurs œuvres tout à fait représentatives de sa première période dite « parisienne », notamment le célèbre Kraft pour orchestre et ensemble : compositions sans concessions, à la fois âpres et ludiques, fruits de recherches formelles avancées. Mais depuis, le parcours du Finlandais l’a conduit à prendre ses distances par rapport à l’esthétique du maître de Montbrison. Et quelles distances ! L’évolution de Lindberg n’est pas sans évoquer celle de Krzysztof Penderecki, décédé au début du confinement : après s’être fait connaître pour des partitions aussi tétanisantes que son Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima (1960), le Polonais avait pris un virage à 180° pour se mettre à composer des œuvres néo-tonales et néo-romantiques.

Au XXIe siècle, Magnus Linberg semble avoir lui aussi décidé de laisser loin derrière le style de ses premières compositions, un peu comme ces peintres d’autrefois qui, après des années de vache enragée coïncidant avec leurs débuts avant-gardistes, en venaient bientôt à mettre beaucoup d’eau dans leur vin pour livrer des toiles à la fois plus vendables et plus rapides à produire. Le parallèle ne tient sans doute pas, et l’on veut croire que c’est pour des raisons purement artistiques que Lindberg a peu à peu choisi de s’engager dans d’autres voies.

Il bénéficie en tout cas du soutien sans faille du label Ondine, maison de disques finlandaise fondée en 1985, qui a toujours eu à cœur de défendre les compositeurs nationaux, notamment Einojuhani Rautavaara (1928–2016) et, plus d’une génération plus proche de nous, la très francophile Kaija Saariaho, elle aussi ex-pensionnaire de l’Ircam. Depuis 1992, Ondine a propose une quinzaine de disques d’œuvres de Magnus Linberg, souvent enregistrées en première mondiale, confiées à de grands chefs finlandais faisant une carrière internationale, comme Esa-Pekka Salonen, Jukka-Pekka Saraste ou Sakari Oramo.

En mai, Ondine a fait paraître un nouveau CD exclusivement consacré à Lindberg, réunissant deux œuvres composées en 2014 et 2016. On est d’emblée frappé par l’accessibilité de cette musique, la facilité avec laquelle elle se laisse écouter. Plus question de mettre des claques à l’auditeur comme dans les années 1980. Ce n’est plus l’élève de Vinko Globocar que l’on entend, mais plutôt un disciple de Gerschwin et de Bernard Herrmann. On entend aussi des sources plus anciennes (Debussy, Ravel). En dehors d’effets récurrents et un peu appuyés, surtout du coté des trompettes et des harpes, qui semblent venir tout droit du cinéma hollywoodien de la deuxième moitié du XXe siècle, l’écriture orchestrale est raffinée, variée, et parvient à retenir l’attention parce qu’on la sent porteuse de sens.

Two Episodes est la plus récente des deux partitions, et elle a été composée pour être donnée en guise de préambule à une exécution de la Neuvième Symphonie de Beethoven lors des Proms de Londres. Inutile pour autant d’y chercher une parenté explicite avec l’œuvre de Beethoven, en dehors de la quinte sur laquelle elle se conclut, la même que celle sur laquelle s’ouvre la symphonie, ce qui permet d’enchaîner sans marquer nécessairement de pause. Chaque épisode dure un peu moins de dix minutes. On avoue néanmoins que ce n’est pas cette partie du programme qui laisse le souvenir le plus impérissable.

Plus originale, l’autre composition, Accused, est sous-titrée « Trois interrogatoires pour soprano et orchestre ». Il s’agit en effet d’une sorte de cantate de quarante minutes, format comparable à celle que l’on imposait jadis aux candidats au Prix de Rome. Plus originale, disions-nous, dans la mesure où la voix ne s’est trouvé que tardivement une place dans le catalogue des œuvres de Magnus Lindberg. Si certains de ses opus sont désormais conçus pour chœur ou pour voix soliste, il lui reste encore à succomber à la tentation de l’opéra, à laquelle n’échappent que peu de ses contemporains.

Cette hypothèse est d’autant moins absurde que Accused se caractérise par un lyrisme de chaque instant, qui montre un don réel pour l’écriture vocale et qui ferait merveille sur une scène d’opéra. Cette qualité est assez étonnante, non seulement parce qu’elle est rare parmi tous ceux qui tentent aujourd’hui de composer pour la voix humaine sans toujours savoir comment l’utiliser, mais aussi parce que les textes ici mis en musique sembleraient, pour au moins deux d’entre eux, décourager toute exaltation de l’expression des affects. « Interrogatoires » explique avec raison le sous-titre, puisque les trois parties empruntent à trois documents historiques de langues, d’époques et d’aires géographiques différentes. La première, en français, la plus courte, donne la parole à Théroigne de Méricourt : en réponse à ses interrogateurs autrichiens, l’héroïne révolutionnaire dit son attachement aux valeurs de la République (1791). La deuxième, en allemand, dure un quart d’heure et cite les questions posées par la Stasi en 1970 et les réponses d’une habitante de la RDA ayant consulté des exemplaires du Spiegel. La dernière, encore un peu plus longue, nous transporte aux Etats-Unis en 2013, lors de l’interrogatoire du hacker Adrian Lamo, qui révéla que le militaire Bradley Manning avait dévoilé des renseignements confidentiels à WikiLeaks.

Pour enregistrer cette œuvre, Ondine a fait appel non à la créatrice (Barbara Hannigan en 2015 à Londres, quand Lindberg était compositeur en résidence au London Philharmonic Orchestra), mais à l’une des vestales finlandaises de la musique contemporaine, l’une des fameuses sœurs Komsi, ces jumelles qui chantent un peu partout Dusapin, Eötvös, Stockhausen ou Ligeti. Si Piia est soprano colorature, Anu Komsi est soprano tout court ; à la ville, elle est aussi l’épouse de Sakari Oramo. Si la pandémie ne l’avait pas interdit, elle aurait dû créer cet été à Aix-en-Provence le rôle de la belle-mère dans le nouvel opéra de Kaija Saariaho, Innocence. Contrairement à certains artistes dont on peut deviner que la musique contemporaine a été un choix par défaut, parce que leur organe se prêtait mal à servir le répertoire conventionnel, Anu Komsi possède une voix à la fois précise et généreuse, agile et capable de monter jusqu’au contre-ré (l’extrême aigu est très souvent sollicité) mais aussi de donner chair à ce qu’elle chante. Aucune froideur, mais au contraire une passion palpable. Alors même que le jeu de questions-réponses de la deuxième partie est répétitif et, pour tout dire, un peu lassant, la musique de Lindberg et l’art de son interprète transfigurent le texte et en font un véritable monologue d’opéra.

A la tête de l’Orchestre symphonique de la radio finlandaise, le chef Hannu Lintu organise avec clarté ce déferlement de sonorités ; il a déjà gravé pour Ondine deux autres disques Lindberg avec la même formation. L’avenir dira si le compositeur finlandais laissera une trace dans l’histoire avec cette musique qui semble fermement tourner le dos à l’Ircam, ou plutôt pour celle de ses jeunes années. A moins que les deux soient finalement moins incompatibles qu’il y paraît.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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