Si la transcription pour piano de pièces du répertoire lyrique fut l’un des exercices favoris des compositeurs romantiques, l’intérêt des pianistes pour ces œuvres ne s’est jamais essoufflé. Pour preuve, les albums qui leur sont consacrées fleurissent régulièrement – nous nous faisions l’écho il y a seulement quelques semaines d’un tel enregistrement, signé Alissa Zoubritski – quitte à proposer un peu toujours les mêmes pièces, malgré un répertoire absolument pléthorique. Difficile notamment de faire sans Liszt et Thalberg, et on peut le comprendre : virtuosité, inventivité, sollicitation de toutes les possibilités expressives du piano, qualité également de la transcription, qui agit comme une réminiscence d’un air connu de l’auditeur tout en l’entraînant loin de sa forme originelle… Mais en parallèle des capacités techniques ahurissantes exigées par ces monuments du répertoire, la transcription lyrique en appelle aussi à une autre qualité, pas forcément plus facile : faire chanter le piano. On l’oublie parfois, noyée au milieu d’accords massifs ou d’une vélocité déchaînée ; mais la transcription est aussi une tentative de dépasser cette différence substantielle entre deux instruments radicalement différents.
C’est à cette tâche que s’est attelée la pianiste italienne Vanessa Benelli Mosell, avec un programme globalement attendu, il faut bien le dire, car on n’échappe pas aux « tubes » : « Casta diva » et « A te o cara » revus par Thalberg, ou encore les paraphrases de Rigoletto, Norma et Lucia di Lammermoor par Liszt ainsi que sa transcription de l’ouverture de Guillaume Tell.
Les deux paraphrases tirées de Norma ont le mérite de faire entendre chez la pianiste un son dense et riche dans les grands accords, et un beau jeu avec la résonance de l’instrument dans les passages plus doux. On perçoit surtout chez Vanessa Benelli Mosell une très bonne gestion de la polyphonie, notamment dans le « Casta diva » où se superposent les parties de l’orchestre, du chœur, et de la soprano sans jamais que l’une soit sacrifiée au profit des autres : il y a au contraire une profondeur et un relief très savamment construits par la pianiste. Même remarque vaut pour la paraphrase de Rigoletto – composée à partir de « Bella figlia dell’amore » – où l’effet de dialogue entre les personnages est très bien rendu par l’écriture et l’interprète, doublé d’une netteté du jeu impeccable dans l’aigu.
A côté de ces pièces denses et virtuoses, les deux pages tirées de La Bohème font un peu pâle figure : car ce n’est pas un travail de paraphrase ou de fantaisie que ces pages revues par Carlo Carignani, mais une « simple » réduction pour piano de l’opéra de Puccini. On sent là les limites de l’instrument par rapport à l’orchestre dont il ne rend pas le brillant ni la suavité : il nous manque du lyrisme et du moelleux dans le son, même si Vanessa Benelli Mosell fait preuve d’une belle gestion du rubato et que ces deux extraits (« Che gelida manina » et « Quando m’en vo ») constituent des moments de pause et de respiration bienvenus dans le programme. Mais ces pièces ne mettent pas en valeur leur interprète – quelles que soient ses qualités – et tendent à passer inaperçu au milieu d’autres morceaux autrement plus intéressants.
Parmi ceux-ci, le « Chœur à bouche fermée » de Madame Butterfly adapté pour la main gauche seule par Paul Wittgenstein ; car si l’on connaît surtout ce dernier pour avoir commandé à Ravel le fameux Concerto pour la main gauche (après avoir perdu son bras droit durant la Première Guerre Mondiale), Paul Wittgenstein était également compositeur, comme en témoigne la School for the left hand où figurent, à côté d’exercices techniques et d’études, une vingtaine de transcriptions de pièces instrumentales ou lyriques écrites pour une main. Voilà une pièce originale pour un enregistrement et qui n’est pas moins virtuose, à sa manière, que les pages les plus ardues signées Liszt.
Mais la plus belle pièce de l’album, et pas si souvent interprétée, est sans doute celle tirée de L’Hexaméron, œuvre composée par Frédéric Chopin, Carl Czerny, Henri Herz, Johann Peter Pixis et Sigismund Thalberg sous l’égide de Franz Liszt, et qui est une série de variations sur le « Suoni la tromba » des Puritains. Vanessa Benelli Mosell interprète ici la Variation n°6 écrite par Chopin, où le duo martial se transforme en élégie romantique : un superbe travail de transformation du matériau vocal de départ, que le compositeur colore d’une esthétique toute personnelle et enrichit des diverses possibilités expressives du piano. Vanessa Benelli Mosell y déploie une sensibilité et une douceur, ainsi qu’une variété de nuances tout à fait adéquates et qu’on aurait voulu entendre davantage dans l’ensemble de l’album. Car si la pianiste a sans conteste la virtuosité et la densité de jeu que ces œuvres imposent, si le résultat est parfaitement propre et précis, il nous manque un peu de lyrisme ou, pourrait-on dire, de vocalité et de souffle. C’est là que réside toute la difficulté de ce répertoire de transcriptions, qui demande au piano des qualités qui ne lui sont pas instinctives – d’autant plus lorsque la difficulté des pièces ne laisse plus beaucoup de place au raffinement des nuances et de la ligne. Des pièces telles que « Largo al factotum » (par Ginzburg) ou l’ouverture de Guillaume Tell (par Liszt) auraient peut-être pu être remplacées par des pages moins virtuoses mais plus lyriques, qui auraient permis à Vanessa Benelli Mosell de montrer un spectre plus large de ses qualités d’interprète.