Giacomo Meyerbeer (1791–1964),
Robert le Diable (1831)
Opéra en 5 actes
Livret de Germain Delavigne et Eugène Scribe

John Osborn : Robert
Nicolas Courjal : Bertram
Amina Edris : Alice
Erin Morley : Isabelle
Nico Darmanin : Raimbaut
Joel Allison : Alberti / Un Prêtre
Paco Garcia : Un Héraut d’armes

Orchestre national de Bordeaux-Aquitaine,
Chœur de l’Opéra national de Bordeaux.
Direction musicale : Marc Minkowski

CD 1 : 78’36’’, CD 2 : 80’17’’, CD 3 : 58’15’’
3 CD Palazzetto Bru Zane.

Enregistrement réalisé du 20 au 27 septembre 2021 à l’Auditorium de l’Opéra national de Bordeaux

Marc Minkowski aime Meyerbeer, et cela ne date pas d’hier. C’est lui qui a proposé au Palazzetto Bru Zane d’enregistrer Robert le Diable, dans la lancée des trois concerts donnés à Bordeaux il y a un an. Le résultat est appelé à faire date, car si l’on n’atteint pas encore les quelque cinq heures que durerait l’intégralité de l’œuvre, la distribution est sans reproche, révélant en particulier une voix à suivre avec la plus grande attention : la soprano Amina Edris.

Nos ancêtres n’étaient pas des imbéciles. S’ils ont, en son temps, fait un triomphe à Meyerbeer, au point que Les Huguenots était devenu un ouvrage emblématique, choisi notamment pour l’inauguration du nouvel Opéra en 1875, ce n’est pas parce qu’ils étaient stupides. Non, simplement, ils ne jugeaient pas ce compositeur selon des critères anachroniques : il ne leur serait pas venu à l’esprit de lui reprocher de n’être ni Verdi ni Wagner. C’est en ce sens qu’on peut dire que Meyerbeer a longtemps été « mal entendu », puisqu’une bonne partie du XXe siècle semble l’avoir écouté avec des oreilles inadéquates, comme un post-rossinien et non comme un pré-verdien, par exemple. Si malentendu il y a eu, c’est aussi parce que les œuvres de Meyerbeer avaient été écrites pour être vues au moins autant qu’entendues : sans production véritablement spectaculaire, peuvent-elles retrouver leur impact ? A défaut de leur restituer leur composante visuelle, il semble bien que les conditions du concert soient nécessaires à les apprécier pleinement, pour ressentir en direct l’effet tout l’effet que peut produire le déploiement des forces orchestrales et vocales : Meyerbeer doit être vécu et non simplement entendu, et c’est là que les disques ont peut-être été cause également de « malentendu ».

Non qu’il y ait embarras de richesses en ce qui concerne Robert le Diable, qui fut pourtant, en 1831, le premier triomphe parisien du compositeur allemand, confirmant la tendance que représentaient déjà, quelques années auparavant, La Muette de Portici et Guillaume Tell. La version que fait paraître cette rentrée le Palazzetto Bru Zane est en effet, sauf erreur, la première intégrale de studio. Longtemps, l’œuvre ne fut audible qu’à travers des captations plus ou moins pirates : la plus ancienne est un Roberto il Diavolo donné en 1968 au Mai Musical Florentin, avec du beau monde (Renata Scotto, Boris Christoff, Giorgio Merighi) mais chantant en italien ; vint ensuite un reflet de la reprise historique à Garnier en 1985 (Alain Vanzo, June Anderson, Samuel Ramey, Michèle Lagrange, le rôle-titre étant assuré en alternance par Rockwell Blake, qui eut, lui, les honneurs du film alors réalisé par la télévision française) ; la production de Martina Franca en 2000, avec notamment Patrizia Ciofi, dont on devait retrouver l’Isabelle à Salerne en 2012 (avec Bryan Hymel en Robert) et, pour l’unique DVD existant, à Londres la même année.

On se réjouit donc de constater que le Centre de musique romantique française, après avoir longtemps eu l’audace et la prudence de proposer des inédits absolus au disque, ait maintenant les capacités de s’attaquer à des œuvres centrales du répertoire, centrales mais scandaleusement ignorées. En effet, Robert le Diable a eu moins de chance que les autres grands titres de Meyerbeer : Joan Sutherland s’était entichée du rôle de Marguerite, d’où plusieurs versions des Huguenots, Marilyn Horne se rêvait en Fidès, d’où l’unique intégrale du Prophète, tandis que les grandes chanteuses noires américaines – Verrett, Bumbry, Norman – se laissaient tenter par L’Africaine. Rien de tel pour Robert, d’où un relatif désert discographique.

Dans son préambule, Alexandre Dratwicki prend bien soin de justifier les coupures, encore relativement nombreuses, qui affectent cet enregistrement : 3h40 de musique, ce n’est pas si mal, mais à voir tous les passages omis, dûment signalés dans le livret, on pourrait redouter, sinon le gruyère, du moins l’intégrale à trous. Aucun passage majeur ne manque à l’appel, Dieu merci, et on peut ici redire ce que l’on a avancé plus haut : Meyerbeer est fait avant tout pour la scène, plutôt que pour une écoute aveugle, et malgré les coupures, on tient là un véritable jalon dans l’histoire de cette œuvre au disque.

En effet, pour la première fois, une distribution au français parfait ou très correct est enfin réunie, et avec des voix totalement idoines. Le timbre de Nico Darmanin n’est assurément pas très séduisant, la langue du ténor maltais s’embrouille un peu dans les moments de vélocité extrême, mais le personnage ridicule de Raimbaut peut s’en accommoder, d’autant mieux que l’entourage est assez somptueux. Le chœur de l’Opéra national de Bordeaux est ici tout à fait magistral, de solidité et d’homogénéité, et apporte une contribution essentielle.

Nicolas Courjal est un Bertram étonnant, très clair de voix dans les passages légers ou dialogués, au point qu’on est presque surpris de lui découvrir des graves noirs et denses dès que la partition l’exige. Ses couleurs n’ont évidemment rien de comparables à celles d’un Boris Christoff, mais l’intelligence du personnage est telle que l’on rend les armes devant cette interprétation.

Erin Morley bénéficie sans doute de la prise de son en studio, car au concert ses moyens avaient pu paraître légèrement en deçà des exigences du rôle d’Isabelle, non en termes de virtuosité, loin de là, mais plutôt de puissance. Le charme opérait néanmoins à Bordeaux, et il opère tout autant au disque, avec un français superlatif, ce qui ne gâte rien.

John Osborn est aujourd’hui sans rival dans ce répertoire, et c’est sur lui que se bâtissent les distributions meyerbeeriennes : si sa diction est moins confondante que celle d’un Michael Spyres, son incarnation est admirable et son aisance dans le suraiguë laisse pantois.

Mais l’on a gardé pour la fin celle qui est la révélation absolue de ce disque, la stupéfiante Amina Edris. On l’avait aperçue dans Les Indes galantes à Genève en 2019, et la voilà transfigurée en véritable héroïne de grand opéra à la française : timbre chaud et personnel, français totalement idiomatique, capacité d’émotion, maîtrise de toute la tessiture, la soprano égyptienne semble posséder absolument tous les atouts nécessaires, et on rêve désormais de la retrouver dans toute une série d’œuvres qui n’attendent qu’une titulaire réelle pour être ressuscitées.

A la tête de l’orchestre de l’Opéra de Bordeaux, Marc Minkowski est bien sûr celui sur lequel repose tout le projet : Robert le Diable lui est cher, on le sait, car il dirigeait déjà cette partition à Berlin en 2000, et Meyerbeer lui tient à cœur. L’Orchestre national Bordeaux Aquitaine se plie à toutes ses judicieuses exigences, pour un résultat plein de nerf, mais également à même de traduire les sortilèges du Ballet des nonnes spectrales qui avait su envoûter Degas. Et il y a fort à parier qu’il sera maintenant difficile de surpasser cette version qui permet enfin de bien entendre Meyerbeer.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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