Donné en version de concert au Théâtre des Champs-Elysées en juin 2018 et enregistré à Puteaux au Conservatoire Lully quelques jours auparavant, ce Faust « inédit » était l'un des moments forts de la saison 2017–2018. Jouée depuis son entrée à l'Opéra de Paris en 1869 sous une forme que l'on pensait définitive, malgré d'importantes modifications, l'œuvre de Gounod n'avait jamais fait l'objet d'un retour aux origines et à sa création, un beau soir de 1859, sur la scène du Théâtre Lyrique. Ce retour aux sources rendu possible grâce aux travaux conjoints des membres du Palazzetto Bru Zane et aux recherches menées par le chef Christophe Rousset, que nous n'attendions pas forcément dans ce répertoire, est absolument saisissant, l'auditeur ayant la sensation de découvrir un opéra bien différent de celui qu’il connaissait. Si la structure passée de cinq à quatre actes conserve la plupart des numéros qui ont fait la gloire de cet ouvrage (« Les Bijoux » de Marguerite, « Les aveux » de Siebel, « Le salut » de Faust, « Vous qui faites l'endormie » de Méphistophélès), cette première mouture qui comprend de nombreux ajouts est surtout marquée par la place apportée aux dialogues parlés.
L'intrigue et plus encore les relations entre les personnages gagnent ainsi en épaisseur, là où la version traditionnelle pouvait paraître elliptique et générer quelques faiblesses. Au petit jeu des comparaisons, Siebel, Dame Marthe et Valentin ne sont plus ici des utilités, mais de véritables protagonistes dont les caractères et les motivations sont plus développés, Siebel se voyant doter d'une Romance au 3ème acte, tandis que Valentin hérite d'un duo avec sa sœur (au 1), d'une longue scène qui marque son retour de la guerre avec à la clé un bel air « Chaque jour, nouvelle affaire », avant d'être tué par Méphistophélès et de maudire l'infortunée Marguerite. Les liens amoureux entre Faust et Marguerite grâce aux échanges parlés et aux scènes rétablies notamment le passage au 3 « Il ne revient pas », gagne en intensité, les interprètes de Marguerite, de Faust mais également de Méphistophélès se trouvant confrontés à des partitions plus longues et plus exigeantes vocalement (notamment à l'Eglise au 3) qui impressionnent dès lors qu'elles font intervenir les thèmes de la Religion et du Fantastique si chers à Goethe. Ce passionnant travail de résurrection bénéficie une fois encore de l'investissement d'une équipe de chercheurs acharnés, qui sont partis de l'édition critique de Paul Prévost, mais également d'un chef et de ses interprètes.
Après avoir remis au goût du jour le répertoire baroque et imposé à nos oreilles les instruments anciens, Christophe Rousset et les membres de sa formation ont souhaité prolonger l'expérience jusqu'au XIXème siècle et montrer les liens de parentés qui unissent Rameau, Gluck, Weber, Berlioz et Gounod, héritiers d’une tradition que des années de pratique méprisante avaient finie par gommer. Précédé par trois albums magnifiques intitulés « Tragédiennes », publiés chez Virgin, avec en soliste une conquérante Véronique Gens, ce Faust, malheureusement gâché par une bien laide prise de son aux réverbérations indignes, se hisse d'emblée sur les plus hautes marches du podium par son charme maléfique, son extrême juvénilité et sa pulsation vénéneuse.
Benjamin Bernheim fait valoir dans le rôle-titre une voix claire et projetée avec facilité, ainsi qu'une décontraction qui sied à ce personnage désinvolte, emporté dans une histoire qui le dépasse. On admire la technique de chant et le style du ténor, notamment dans le célébrissime « Salut, demeure chaste et pure » superbement conclu piano en voix mixte, tout en regrettant que ce timbre ne dispense sur la longueur qu'une certaine monotonie. La présence de Véronique Gens dans le rôle de Marguerite où l'on a pris l'habitude d'y entendre des voix plus légères et plus brillantes peut surprendre, mais la soprano française s'empare avec intelligence de cette Marguerite à la tessiture plus centrale, celle de sa créatrice Marie-Caroline Miolan-Carvalho, en parant de subtils accents « La chanson du Roi de Thulé », avant de donner de la voix tout au long d'un troisième acte hautement dramatique et surtout à L'Eglise où la pauvre pècheresse doit rivaliser avec la puissance d'un orgue déchaîné. Malgré toute son implication et son métier, le final avec ses montées chromatiques dans l'aigu la met cependant en difficulté. Le choix du baryton britannique Andrew Foster-Williams pour incarner Méphistophélès était risqué, surtout pour redonner vie aux importants échanges parlés où sa diction n'est pas toujours parfaite, mais le chanteur est plein de ressources et ce diable odieux et cynique lui va comme un gant. Plus étoffé on l'a dit que dans la version habituelle, Valentin trouve en Jean-Sébastien Bou un impeccable musicien dont on salue l'engagement et la finesse, Juliette Mars ne maniant pas encore l'art de la nuance et de la crédibilité dans les récitatifs de Siebel, tandis qu'Ingrid Perruche se montre d'une irrésistible drôlerie en Dame Marthe, chantée-jouée dans la grande tradition et rendue à sa tessiture de soprano et non de mezzo. Mention spéciale enfin pour la qualité du Chœur de la Radio Flamande, élément musical parfaitement intégré aux enthousiasmants instrumentistes des Talens Lyriques conduits de bout en bout avec une fougue incendiaire et une belle imagination.