On s’est souvent interrogé sur la porosité existant entre la musique sacrée et la musique de scène composées par Mozart, tant certains airs d’opéra sont empreints d’une couleur religieuse – l’ « Agnus Dei » de la Messe du couronnement n’a‑t‑il pas inspiré le « Dove sono » de la Comtesse ? –, et tant les pièces écrites pour l’église ont pu faire entendre de qualités dramatiques. Pourtant, Mozart n’a achevé qu’un seul oratorio, commandé pour la ville de Padoue par Don Giuseppe Ximenes, prince d’Aragon, mais qui ne fut probablement jamais joué : Betulia Liberata, inspiré de l’épisode biblique de Judith libérant les Israélites et la ville de Béthulie de l’occupation des Assyriens, après avoir tranché la tête de leur chef Holopherne – qui, d’ailleurs, n’apparaît pas physiquement dans l’oratorio.
Le compositeur, alors âgé de quinze ans, venait de faire jouer son premier opéra seria – Mitridate – à Milan. De cette expérience à l’opéra, Mozart tire un goût pour l’aria da capo et une science des effets dramatiques qui s’expriment abondamment dans la partition de Betulia liberata, que l’on pense à l’air de Carmi « Quei moti che senti » où les cors et un continuo intense expriment la terreur du camp des assyriens, ou à l’emploi du récitatif accompagné lorsque Judith raconte son crime et rapporte à Béthulie la tête d’Holopherne pour preuve de son exploit : l’orchestre, de plus en plus présent, soutient et illustre alors toutes les étapes du récit en une gradation interrompue seulement par les exclamations étonnées et horrifiées des autres personnages. Il est ainsi intéressant de voir comment le compositeur, à partir du livret de Métastase et avec des moyens purement musicaux, s’empare de ce sujet si souvent représenté en peinture avec le plus grand souci de réalisme et de crudité ; comment il rend l’action advenue hors-scène assez frappante à l’oreille pour que l’auditeur se la représente et en saisisse le tragique.
Il y a vingt ans, Christophe Rousset et Les Talens lyriques enregistraient Mitridate avec un casting cinq étoiles – Cecilia Bartoli, Natalie Dessay, Sandrine Piau, mais aussi Juan Diego Florez dans le petit rôle de Marzio ! –, enregistrement qui a fait date dans la discographie. Ils reviennent aujourd’hui au très jeune Mozart avec un album qui bénéficie d’une superbe Judith en la personne de Teresa Iervolino. On ne saurait trop souligner la beauté du timbre – sombre, corsé –, l’élégance du style, la clarté de la diction dans les récitatifs, les couleurs du grave (les sol graves dans « Del pari infeconda » !). La mezzo-soprano nous propose un récit de la mort d’Holopherne bien mené, qui aurait pu être plus dramatisé encore, mais intelligemment construit sur le plan dramatique. L’air suivant, « Prigionier, che fa ritorno » est également l’occasion d’entendre la voix se fondre dans l’orchestre et se mêler aux timbres des instruments ; Teresa Iervolino livre une très belle prestation et parvient à dominer une distribution pourtant unanimement convaincante.
Pablo Bemsch incarne ainsi Ozias, le gouverneur de Béthulie : un rôle d’autorité, important pour l’oratorio sur le plan religieux (Métastase lui confie un long débat théologique avec l’assyrien Achior durant lequel il le convainc de l’unicité de Dieu), et aussi vocalement exigeant. Le ténor fait preuve d’une diction limpide, d’une émission franche privilégiant des sons peu couverts, de vocalises très perlées et il maîtrise parfaitement l’art du récitatif. A ses côtés, Sandrine Piau est Amital, une habitante de Béthulie : la soprano domine les difficultés techniques de la partition et notamment la virtuosité demandée par Mozart dans l’air « Quel nocchier che in gran procella », au da capo remarquablement ornementé. Mais elle déploie également un beau legato dans « Non hai cor » à la ligne pourtant sinueuse, et s’impose dramatiquement dans les récitatifs.
Si Amanda Forsythe se voit confier deux petits rôles, Chabris et Charmis, elle n’en a pas moins l’occasion de briller à deux reprises dans les airs « Ma qual virtù non cede » et « Quei moti che senti ». Si l’exécution du premier est assez sage, bien que le texte soit joliment mis en valeur, c’est dans le second qu’elle fait entendre le mieux ses capacités d’interprétation sans jamais perdre la délicatesse ni la clarté de son timbre. Nahuel di Pierro quant à lui est un Achior à la voix profonde, intense, et qui s’empare à bras le corps de « Terribile d’aspetto », air de bravoure pour basse comme les oratorios les aiment et qui brosse un portrait terrifiant d’Holopherne. Il est rejoint dans cette entreprise par l’orchestre qui déploie toutes ses couleurs et son énergie et trouve, avec l’emploi de la trompette et un jeu incisif des cordes, une formidable efficacité tragique.
Les Talens lyriques se révèlent en effet particulièrement convaincants dans les grandes pages dramatiques de l’œuvre : l’agitation, la terreur, la menace semblent les inspirer, à l’image de l’ouverture qui plante le décor guerrier et funeste de l’action. Ce sont également les pages dans lesquelles Mozart offre le plus de possibilités expressives aux musiciens et se montre le plus concis et efficace, car l’oratorio souffre par ailleurs, il faut le dire, de quelques longueurs : les da capo quasi systématiques, les longues tirades qui parsèment les récitatifs ne parviennent pas toujours, au disque du moins, à maintenir constant l’intérêt de l’auditeur. Mais les Talens lyriques servent au mieux cette partition et en font émerger les subtilités comme les grands effets. Christophe Rousset connaît la grammaire mozartienne sur le bout des doigts et sait lui insuffler l’énergie et la tension dramatique attendues, et on relèvera le très beau travail d’ornementation sur les da capo qui prouveraient, s’il en était encore besoin, sa maîtrise de ce répertoire.
Cette Betulia Liberata se clôt sur un superbe finale où le chœur Accentus – qui jusque-là avait eu peu d’occasions de briller – répond à la voix de Teresa Iervolino en un dialogue de plus en plus radieux et qui est peut-être la plus belle page de la partition, parce qu’elle concentre tout ce qui fait la beauté de la musique de Mozart : mélodie raffinée, expressivité, orchestration somptueuse, tous les ingrédients étaient réunis chez le compositeur de quinze ans pour annoncer ses succès futurs, à l’église comme à l’opéra.