Clair Obscur
Strauss, Berg, Zemlinsky

Alexander von Zemlinsky (1871–1942)
Waldgespräch

Richard Strauss (1864–1949)
Morgen, op.27 n°4
Meinem Kinde, op.37 n°3

Alban Berg (1885–1935)
Sieben frühe Lieder

Richard Strauss
Vier letzte Lieder
Malven

Sandrine Piau, soprano
Orchestre Victor Hugo Franche-Comté
Jean-François Verdier, direction

1 CD Alpha Classics, TT 50'44''

Enregistré en mars 2020 à l'auditorium du CRR de Besançon.

Un nouveau disque de Sandrine Piau, qui nous emmène très loin de ses débuts baroqueux, et même de la musique française  à laquelle on l’associe surtout, puisqu’il s’agit de lieder avec orchestre. Aux côtés des sages mélodies de jeunesse d’Alban Berg et d’un rare Zemlinsky, la soprano y ose même les Quatre Derniers Lieder, audace que sa sensibilité permet de lui pardonner volontiers.

A ceux qui l’ignoreraient, signalons d’abord que Sandrine Piau n’est pas tombée enfant dans le chaudron de l’opéra baroque pour n’en plus jamais ressortir. Certes, c’est avec William Christie ou Christophe Rousset qu’elle accéda à la notoriété, dans des opéras de Rameau ou Haendel, mais on se souvient que, sous la baguette de Marc Minkowski, elle chanta aussi Offenbach et qu’elle fut à Aix-en-Provence une noble Tytania chez Britten.

Ceux qui ont suivi son parcours savent que la soprano, depuis quelque temps, a considérablement élargi son répertoire discographique, avec des disques de mélodies pour voix et piano : Debussy, Fauré, Poulenc, tout ce que l’on peut attendre d’une artiste qui a soigné son articulation à l’école de la tragédie lyrique. Mais pas seulement : très vite, Sandrine Piau pénétra dans le cercle enchanté du lied, dès 2009, sur le disque Arpeggione qui mettait en avant l’altiste Antoine Tamestit, dans un bouquet d’œuvres de Schubert adaptées pour piano et alto, mais complété par deux lieder avec voix, dont Le Pâtre sur le rocher. Et aussitôt après, en 2010, Après un rêve s’ouvrait sur trois Richard Strauss, dont « Morgen » et incluait quatre Mendelssohn. Et à nouveau en 2018, Chimère accordait une large place à Loewe, Schumann et Hugo Wolf. Ces deux derniers étaient accompagnés au piano par Susan Manoff. Pour « Si j’ai aimé », Sandrine Piau abordait la mélodie – exclusivement française – avec ensemble de chambre, et voici que pour son premier disque de mélodie avec orchestre, c’est entièrement vers l’Allemagne qu’elle se tourne. Par de véritable sujet d’étonnement jusque-là.

Si l’on consulte l’agenda de la soprano, on remarque qu’elle a interprété les Sept Lieder de jeunesse d’Alban Berg à Paris, mais aussi en Allemagne, chose plus rare de la part d’une artiste francophone, et notamment lors de l’inauguration de salle de récital de l’Elbphilharmonie de Hambourg. Rien de surprenant, donc, à ce que ce recueil figure au centre du disque Clair-Obscur que fait paraître le label Alpha : après en avoir apprivoisé les mystères, Sandrine Piau avait sans doute à cœur d’en immortaliser son interprétation, et elle a bien fait.

Il fallait encore trouver le programme qui allait compléter cette quinzaine de minutes de musique. Depuis plusieurs années, la soprano regrette d’avoir la voix très légère pour les Altenberg Lieder du même Berg et s’en déclare inconsolable, elle qui en rêvait en écoutant la version gravée par Margaret Price. Restait la possibilité de se tourner vers d’autres Viennois, à commencer par Richard Strauss. Après « Morgen » avec piano il y a quelques années, pourquoi pas « Morgen » avec orchestre ? Et c’est là que l’on arrive peu à peu à ce qui risque d’en faire bondir plus d’un, car tant qu’à chanter du Richard Strauss, Sandrine Piau s’autorise carrément les Quatre Derniers Lieder. Stupeur et tremblement : sur scène, la soprano fut à ses débuts Zerbinetta dans une unique production d’Ariane à Naxos et ne souhaita pas réitérer l’expérience, tandis que ses projets de Sophie du Chevalier à la rose n’aboutirent jamais. Autrement dit, chez Strauss, ses emplois auraient été celui d’une Rita Streich jadis, d’une Natalie Dessay hier. Et qui fut la créatrice de Quatre Derniers Lieder ? Kirsten Flagstad, la plus grande Isolde du XXe siècle. Certes, l’œuvre fut très vite abordée par des voix aux proportions assez différentes : après la wagnérienne norvégienne vint le tour de la très mozartienne (et bel Octavian, entre autres choses) Sena Jurinac. Et si le cycle resta longtemps réservé aux titulaires de la Maréchale ou d’Arabella, de tout autres straussiennes s’y essayèrent bientôt. Dès les années 1980, Lucia Popp le chanta assez fréquemment, même si sa métamorphose de Sophie en Marie Thérèse n’avait pas convaincu tout le monde. Plus près de nous, une Christine Schäfer l’enregistra, alors qu’elle aussi se situait plutôt du côté de mademoiselle Faninal que de madame von Werdenberg. Il y a donc d’assez illustres précédents, et la démarche de Sandrine Piau n’a rien d’inédit.

Après, le résultat est affaire de goût. Dans la vidéo promotionnelle, la soprano souligne que, malgré une orchestration luxuriante, la nuance piano, voir pianissimo est très souvent notée sur ces partitions. Récemment, certaines voix amples se sont risquées aux Quatre Derniers Lieder sans en tirer grand-chose, et l’on est en droit de préférer ce qu’en fait ici une interprète intelligente et sensible, quand bien même son format vocal ne serait pas exactement ce à quoi la tradition a habitué nos oreilles. Dans ces mélodies, le seul partenaire de la voix est l’orchestre, et l’association est donc bien plus souple que ce ne serait le cas dans une œuvre scénique, où chaque voix doit interagir avec les autres, et où l’inadéquation d’une seule devient vite problématique dans les ensembles (on songe par exemple à certaines maréchales poids plume récemment entendues).

N’en déplaise à ceux qui considèrent Malven comme le « cinquième dernier lied » de Strauss, et malgré l’entrelacement sensuel des lignes, on chute quand même très bas avec la mièvrerie du poème de Betty Wehrli-Knobel, pour lequel le voisinage d’Eichendorff et de Hermann Hesse est cruel. Beaucoup moins fréquenté, « Meinem Kinde » bénéficie d’un violon envoûtant, et la soprano en traduit fort bien la tendresse maternelle. Si certains passages trouvent l’orchestre Victor Hugo Franche-Comté un peu à court de poésie, cette formation n’en livre pas moins une prestation tout à fait digne, bel écrin pour la voix qui distille les textes.

Une fois posés les deux jalons Berg et Strauss, Sandrine Piau a discuté avec le chef Jean-François Verdier pour trouver un complément de programme. C’est là qu’on arrive à cette figure imposée qui frappe aujourd’hui les arts : de même qu’on ne conçoit plus une exposition qui se contenterait du seul nom de l’artiste, désormais nécessairement accompagné d’un sous-titre censé appâter le chaland, il n’est apparemment plus possible de commercialiser un disque qui s’appellerait « Lieder de Strauss, Zemlinsky, Berg ». Il faut maintenant un concept. Voilà pourquoi la soprano nous explique qu’elle est fascinée par l’opposition entre la lumière et l’obscurité et qu’elle souhaitait « développer cet univers » dans son disque. Soit. Cela nous vaut en tout cas toute une série de reproductions d’œuvres dans la plaquette d’accompagnement : de la Madeleine à la veilleuse de La Tour (clin d’œil au passé baroqueux de Sandrine Piau) à des peintures et gravures signées Munch, Klimt, Schiele Bonnard, Seurat ou même Picasso – Guernica en regard des Quatre Derniers Lieder, il fallait oser – où l’éclairage lutte contre d’épaisses ténèbres. Sans oublier les citations « inspirées » empruntées à Georges Braque, Rimbaud, Desnos, Bachelard et Gramsci. En discutant autour du clair-obscur, Jean-François Verdier a donc suggéré une belle rareté, le Waldgespräch de Zemlinsky, où une Lorelei qui se serait éloignée du Rhin pour errer dans les bois joue les belles dames sans merci auprès du narrateur qui la reconnaît trop tard. Dans cette partition de jeunesse, elle aussi, Zemlinsky use habilement des couleurs du cor et des cordes pour restituer la magie et le drame de ce dialogue fatal. C’est ainsi bien volontiers que l’on suit Sandrine Piau qui nous entraîne « im Zauberkreis der Nacht », comme dit le troisième des Vier letzte Lieder, mais aussi dans l’autre cercle enchanté, celui du jour.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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