Jacques Offenbach
Le Voyage dans la Lune
Avant-Scène Opéra n° 319.  Extraits audio avec l'Appli ASOpera
Novembre  2020, 28 euros. ISBN 978–2‑84385–364‑7

Articles de : Louis Bilodeau, Chantal Cazaux, Alexandre Dratwicki, Stephan Etcharry, Jean-Christophe Keck, Hélène Laplace-Claverie, Laurent Le Forestier, Olivia Pfender, Jean-Claude Yon,

Extraits littéraires de : Cyrano de Bergerac, Rudolf Eric Raspe, Jules Verne

L’Avant-Scène Opéra n° 319, novembre 2020. 28 euros. 158 pages.

Le bicentenaire de la naissance d’Offenbach a été copieusement fêté l’an dernier par L’Avant-Scène Opéra, mais ce n’est pas fini, puisqu’à l’approche de deux productions prévues en France cette saison, Le Voyage dans la lune fait l’objet du dernier volume paru. Opérette féerique créée en 1875 avec un immense succès, cette œuvre n’en a pas moins été oubliée pendant près d’un siècle. Le numéro 319 de l’ASO devrait contribuer à réparer cette injustice, en attendant qu’existe enfin une véritable intégrale au disque.

Il y a quelques mois, L’Avant-Scène Opéra faisait paraître une nouvelle édition de son numéro consacré à Carmen. Pour la fin de l’année, c’est un autre titre créé à Paris en 1875 qui est mis à l’honneur : Le Voyage dans la lune d’Offenbach, œuvre diamétralement opposée à bien des points de vue. Titre le plus populaire de l’opéra français et peut-être de l’opéra tout court, Carmen n’a jamais subi d’éclipse, alors que Le Voyage dans la lune ne semble plus guère avoir été donné entre sa dernière reprise au XIXe siècle, à Genève en 1894, et sa résurrection berlinoise en 1979, confiée à Jérôme Savary. A la création, cet exemple de science-fiction lyrique avait pourtant triomphé, avec 248 représentations parisiennes entre octobre 1875 et mai 1877, et des productions à Londres, Berlin, Vienne ou New York. Autre différence majeure : tandis que Carmen croule sous les versions disco- et vidéographiques, Le Voyage dans la lune attend toujours une intégrale digne de ce nom, que ce soit en CD, où n’existent réellement que des extraits, ou en DVD, où il n’existe rien du tout.

Après l’entrée fort légitime des Contes d’Hoffmann et des « cinq grandes » œuvres d’Offenbach dans L’Avant-Scène Opéra, La Grande-duchesse de Gérolstein étant arrivée en mars 2019, sans oublier un Offenbach mode d’emploi paru en octobre 2019, bicentenaire oblige, c’est un grand honneur qui est fait au Voyage dans la lune, en partie justifié par les deux productions qui devraient voir le jour en France au cours de cette saison – il faut désormais être prudent, mais l’on espère bien que le conditionnel cédera bientôt la place à l’indicatif. A cette raison conjoncturelle s’ajoute le fait qu’il s’agit là d’un des plus grands succès de la dernière décennie créative d’Offenbach. Un grand succès, mais remporté sans ses habituels complices : même s’ils restent associés au triomphe lyrique de la Bohémienne imaginée par Mérimée, Meilhac et Halévy n’avaient pas tout à fait abandonné l’auteur de La Belle Hélène, puisque cette même année 1875 vit aussi, en octobre, la création de La Boulangère a des écus, dernier livret écrit par les deux larrons pour Offenbach (et dont le rôle-titre aurait dû être assuré par Hortense Schneider si ses caprices n’avaient provoqué son renvoi par la direction du théâtre des Variétés).

Si Meilhac et Halévy ne furent pas mêlés au Voyage, c’est peut-être à cause de la nature même de l’œuvre qui, non contente d’être « en même temps une comédie aristophanesque et une opérette par-dessus le marché », selon Francisque Sarcey, était avant tout une féerie. Auteur d’un volume intitulé Modernes Féeries. Le théâtre français du XIXe siècle entre réenchantement et désenchantement (Champion, 2007), Hélène Laplace-Claverie rappelle dans son article combien la féerie fut un genre populaire sous la Troisième République, plusieurs théâtres parisiens pratiquant alors la surenchère dans le nombre des décors, des costumes et des figurants, au prix d’un investissement non négligeable, mais avec des retombées financières tout aussi considérables. Par son titre, Le Voyage dans la lune pourrait donner l’impression d’un mariage de la science-fiction avec la féerie, mais Jules Verne (qui participa deux ans plus tard à l’élaboration du livret du Docteur Ox, d’après une de ses nouvelles) dut vite comprendre qu’il n’y avait pas lieu de porter plainte pour plagiat : passé l’épisode du canon envoyant les voyageurs dans l’espace, le livret de messieurs Leterrier, Vanloo et Mortier se caractérise par une fantaisie débridée, sans grand rapport avec le roman De la terre à la lune. S’il fallait trouver des ancêtres littéraires à l’œuvre, on pourrait évidemment songer au périple de Cyrano de Bergerac dans les « Etats et empires de la Lune », ainsi qu’aux aventures du baron de Münchhausen. Des extraits de ces trois textes sont dûment proposés dans le volume de L’Avant-Scène Opéra.

Quant à la postérité de l’œuvre, on doit plutôt la chercher du côté de Méliès, dont Jérôme Savary ne s’était d’ailleurs pas privé de s’inspirer pour sa production créée à Berlin puis reprise à Genève et à Nantes dans les années 1980. Réalisé en 1902, Le Voyage dans la lune est un long métrage d’un quart d’heure dont Laurent Le Forestier souligne tout ce qu’il doit à la féerie offenbachienne, sujet resté longtemps « largement évacué de l’historiographie du cinéma ». Sans doute pour éviter d’être poursuivi par les ayant-droits d’Offenbach, Méliès se garda bien de mettre en avant la parenté pourtant réelle entre son film et le Voyage lyrique tel qu’il avait été repris en 1892 au Théâtre de la Porte Saint-Martin.

Eminent biographe d’Offenbach, Jean-Claude Yon replace l’œuvre dans le contexte d’une longue carrière qui, après la guerre de 1870, se heurta à une concurrence accrue ; son article est aussi l’occasion d’évoquer la deuxième version de l’œuvre, élaborée en 1876 et dont on pourra regretter qu’elle ne soit pas plus présente dans le volume ASO. On aurait aimé connaître les quatre airs ajoutés pour la reine Popotte et conçus pour la chanteuse Thérésa, immortelle interprète de « Rien n’est sacré pour un sapeur » (auquel il est fait allusion dans La Vie parisienne), des « Canards tyroliens » et autres merveilles du caf’conc’, qui venait de créer en février 1875 la nouvelle version de Geneviève de Brabant et pour qui serait également modifié le rôle-titre de La Boulangère des écus.

La star sur laquelle reposait en partie l’œuvre était néanmoins Zulma Bouffar, « l’autre grande interprète féminine d’Offenbach » avec Hortense Schneider, et dont Louis Bilodeau retrace le parcours. Maîtresse du compositeur dont elle eut deux enfants, elle avait notamment créé le rôle de la gantière dans La Vie parisienne en 1866. A partir des années 1870, la soprano semble s’être fait une spécialité de ces rôles travestis qu’Offenbach multiplia pour elle et qui, lors des reprises au XXe siècle, ont trop souvent été confiés à des voix masculines, au mépris des équilibres vocaux voulus par la partition.

Le succès du Voyage dans la lune se reflète dans la presse de l’époque, dont Alexandre Dratwicki propose une lecture attentive, sans oublier les rares voix discordantes dans le concert de louanges. Pour juger des mérites de la partition, en attendant l’intégrale discographique que promet le Palazzetto Bru Zane – puisse-t-elle ne pas être compromise par le confinement –, on se référera à l’article de Jean-Christophe Keck qui évoque la méthode de composition d’Offenbach et la nature de l’orchestre présent dans la fosse du théâtre de la Gaîté en 1875, et bien sûr au morceau de résistance du volume, le « Guide d’écoute » rédigé par Stéphan Etcharry qui passe la partition au peigne fin. Ne reste plus qu’à espérer que les deux productions prévues cette saison sauront renouer, sinon avec le faste, du moins avec l’esprit de l’opérette féerico-comique.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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