Déjà la saison dernière à la Bastille, sa mise en scène de Rigoletto racontée comme si l'on sortait d'un immense carton un antique jeu de société, avait agacée, Claus Guth plaquant un concept fumeux sur une intrigue où les sentiments, la chair, les larmes et le sang sont prédominants. C'était sans avoir vu ce qu'il avait infligé à Fidelio quelques mois plus tôt à Salzbourg.
Pauvre Beethoven, critiqué de son vivant pour avoir accouché d'une œuvre lyrique hybride, mi parlée, mi chantée, dont l'équilibre instable avait fait polémique malgré la puissance et la portée universelle du message sublimé par quelques fulgurances dont il avait le secret. La lecture pseudo psychanalytique de Guth, aussi froide qu'aseptisée, vaguement inspirée par le film avant-gardiste de Kubrick 2001 Odyssée de l'espace, ne fait qu'accentuer les faiblesses du livret de Joseph Sonnleithner, Stephan von Breuning et Georg Friedrich Treitschke adapté de la pièce de Jean-Nicolas Bouilly. Transposé dans un univers abstrait et sans âme, où évoluent d'étranges personnages démultipliés soit par leures ombres projetées, soit par des doubles qui les accompagnent et agissent différemment – la pauvre Léonore est flanquée d'une sœur jumelle qui s'exprime en langue des signes dont elle ne comprend pas un traître mot – comme s'ils étaient la partie sombre de leur personnalité et exhibaient leur dualité intérieure. Tournant autour d'un étrange monolithe noir posé là sans doute pour semer le doute, la discorde ou faire évoluer l'espèce (cf. Kubrick), chacun s'agite sans raison valable. Ceux qui connaissent l'intrigue se souviennent que Léonore s'est travestie en homme pour sauver son mari retenu prisonnier et promis à la mort : celui pour lequel il/elle travaille voudrait bien qu'il épouse sa fille, mais lorsqu'il comprend son erreur se félicite d'avoir permis au couple de se retrouver.
Ici Pizzaro et ses acolytes évoquent les personnages de Matrix, tandis que le pauvre Florestan pris de convulsions, ne se remettra pas de ses mauvais traitements et s'écroulera après avoir recouvré la liberté. Non comptant de piétiner une œuvre à laquelle il n'adhère à aucun moment, Claus Guth saborde son rythme précaire en supprimant les dialogues parlés et en ajoutant entre chaque scène d'insupportables bruitages sonores (respirations, grincements, stridences, ou bourrasques de vents…) qui parasitent l'ensemble rendu plus hétérogène encore par ces artifices. Face à un tel carnage, on se demande ce qui a bien pu pousser le metteur en scène à accepter un tel projet.
La remarquable direction de Franz Welser-Möst à la tête des Wiener Philharmoniker, au galbe parfait et aux sonorités miraculeuses, est heureusement un baume pour les oreilles. Contrairement au régisseur, le chef défend de tout son cœur cette partition qu'il a dans le sang et dans laquelle il croit du comme fer. Le tempo de bout en bout maîtrisé, la pulsation, la manière d'insuffler à l’œuvre sérénité et espoir suscite une constante admiration. Le rôle-titre confié à Adriane Pieczonka n'est guère satisfaisant. Physiquement peu crédible, la plupart du temps empruntée dans un costume qui l'engonce, la soprano s'épuise très vite à lutter contre une tessiture qui dépasse ses moyens, chante bas et court après ses aigus. Martha, Christa, Gwyneth, Hildegard, Waltraud : où êtes-vous ? Plus fraîche de timbre, la Marzelline d'Olga Beszmertna demeure sur la réserve débitant son air sans conviction, à l'image de son chevalier servant Jaquino, tenu par Norbert Ernst, ténor inodore et sans saveur. Rocco représenté comme un patriarche cupide et opportuniste en redingote et canne à pommeau, n'a rien d'un sympathique geôlier, l'instrument terne et fatigué de Hans-Peter König n'arrangeant rien, Tomasz Konieczny se contentant de vociférer sans la moindre nuance le rôle de Pizzaro, véritable caricature du méchant.
Fort heureusement Jonas Kaufmann est là pour relever le niveau et nous aider à supporter ce pensum, filmé qui plus est aussi platement qu'une émission de télé-réalité par Michael Beyer. Bien qu'il n'ait pas l'air entièrement convaincu par cette proposition scénique, le chanteur s'exécute avec professionnalisme, nerfs à vifs, chargé d'électricité et tendu comme un arc qui finira par céder à la pression qui l'entoure. Son « Gott » déjà légendaire, venu du fond des âges, impressionne, chacune de ses interventions laissant apparaître un degré de pénétration et de perfection musicale absolument extraordinaires.
Pour lui et l'orchestre somptueusement dirigé par Welser-Möst, exclusivement.