Le Moine noir
(The Чёрный Mönch)

Texte, mise en scène : Kirill Serebrennikov d’après Anton Tchekhov
Scénographie : Kirill Serebrennikov assisté de Olga Pavliuk
Collaboration à la mise en scène et chorégraphie Ivan Estegneev, Evgeny Kulagin
Musique Jēkabs Nīmanis
Direction musicale Uschi Krosch
Arrangements musicaux Andrei Poliakov
Dramaturgie Joachim Lux
Lumière Sergey Kuchar
Vidéo Alan Mandelshtam
Costumes Tatiana Dolmatovskaya
Assistanat à la mise en scène Anna Shalashova
Traduction en français pour le surtitrage Daniel Loayza, Macha Zonina
Traduction en anglais pour le surtitrage Lucy Jones

Filipp Avdeev (Kovrine 3),
Odin Biron (Kovrine 2),
Bernd Grawert (Le Vieux Péssôtski),
Mirco Kreibich (Kovrine 1),
Viktoria Miroschnichenko (Tania jeune),
Gabriela Maria Schmeide (Tania plus âgée, Varvara),
Gurgen Tsaturyan (Le Moine noir)

Chanteurs : Genadijus Bergorulko (baryton), Pavel Gogadze (ténor), Friedo Henken (baryton), Sergey Pisarev (ténor), Azamat Tsaliti (baryton), Alexander Tremmel (ténor), Vitalijs Stankevich (baryton)

Danseurs : Tillmann Becker, Arseniy Gordeev, Andrey Ostapenko, Laran, Ilia Manylov, Andreï Petrushenkov, Ivan Sachkov, Daniel Vliek

Production Thalia Theater (Hambourg)
Coproduction Festival d'Avignon avec le soutien du ministère de la Culture
Avec le soutien du Gogol Center (Moscou), de l'Onda – Office national de diffusion artistique
Avec l’aide de Michael Otto Foundation, Rudolf Augstein Foundation, Richard M. Meyer Foundation et Cybersteel
En partenariat avec ARTE et France Médias Monde

Une production internationale avec des artistes allemands, russes, américains, français, géorgiens, lettons, lithuaniens, arméniens et philippins.

Kirill Serebrennikov, Le Moine noir d’après Tchekhov traduit par Macha Zonina et Daniel Loayza, suivi de la nouvelle originale, traduit par Gabriel Arout, Actes sud-papiers, 2022

Création le 22 janvier 2022 au Thalia Theater-Hamburg

Avignon, Cour d'Honneur du Palais des Papes, vendredi 7 juillet 2022, 22h

L’ouverture de la soixante-seizième édition du Festival d’Avignon s’annonçant riche en événements théâtraux, nous nous sommes rendus dans la Cour d’honneur pour assister au très attendu spectacle mis en scène par Kirill Serebrennikov : Le Moine noir d’après Tchekhov. Premier artiste russe à ouvrir le Festival sur le prestigieux plateau entouré des hauts murs du Palais, confronté à ce qui est une nouvelle à dominante fantastique, écrite sous la plume de l’auteur de La Cerisaie jouée à la même époque l’an passé, au même endroit, il s’est donc plongé dans un travail d’adaptation et de recomposition à la fois pour la scène et à l’occasion du Festival afin de « ne pas trop éprouver les spectateurs ». Épris d’une liberté qu’il défend avec ferveur depuis ses premières créations dans les années 90, souvent provocateur, censuré dans son pays d’origine où il est souvent attaqué par le pouvoir avec lequel il entretient des relations régulièrement tendues (il est resté longtemps assigné en résidence avant de gagner l’Allemagne cette année), Kirill Serebrennikov propose ici une œuvre à la dramaturgie dense et à l’esthétique particulièrement soignée. Une œuvre traversée par l’âme russe et un souffle de renouveau théâtral, porté opportunément par un mistral déchaîné pendant près de deux heures quarante. Une œuvre véritablement à la hauteur de la tradition de la Cour d’honneur, dont nous rendons compte ici.

 

La flamboyante scénographie de Kirill Serebrennikov

Entrer dans la Cour d’honneur provoque souvent la vive émotion de se trouver dans un espace monumental impressionnant – c’est-à-dire propre à produire une puissante impression sur les esprits. Les spectateurs qui s’installent dans l’imposant gradin face à la scène ne s’y trompent pas, rejoignant le public déjà installé, prêts à partager un moment rare par son intensité. Il est très probable aussi que l’œuvre de Tchekhov et le nom de Kirill Serebrennikov à la mise en scène contribuent à stimuler l’impatiente curiosité des esprits alors rassemblés.

Devant les maisonnettes, sous les yeux des estivants, Kovrine à genoux (Mirco Kreibich) et Tania (Viktoria Miroshnichenko).

Le plateau est déjà occupé en partie par divers éléments scénographiques qui ne peuvent manquer d’attirer l’attention. Surplombée par un immense cercle de bois à jardin, la scène laisse voir à jardin trois maisonnettes alignées face au public, constituées d’une structure en bois une fois encore, recouvertes de plastiques translucides. Une évocation de serres pour la culture des végétaux ? Un rappel des cabanes de l’enfance, promesse d’ambitieux projets pour l’existence à venir « quand on sera grand » ? Des lieux de vie inachevés et fragiles, des lieux à l’évolution incertaine – métaphores annonciatrices de Kovrine. Deux ampoules sont allumées à l’intérieur de chacune d’elles et permettent de voir que des comédiens y prennent place, s’entassant à l’intérieur.

Quelques notes se font entendre, reconnaissables pour les habituels festivaliers comme le signal que le début du spectacle est imminent. Le son d’un chant d’oiseaux couvre d’ailleurs presque aussitôt la musique d’annonce comme une première abolition des limites, un discret premier mouvement de liberté revendiqué. Sur le cercle de bois massif, est projeté le chiffre un, affichage pour la première étape de la féconde composition dramaturgique de la pièce, offrant un premier point de vue sur les événements : celui de Péssôtski, le Vieux – solidement campé par le comédien allemand Bernd Grawert – propriétaire d’un jardin qui l’obsède jusqu’aux limites de la raison – et c’est affaire de point de vue, déjà – organisant, réprimandant, dissertant, prévoyant l’essor de ce bien avec un soin extrême. Véritablement envahissant. Sa fille, Tania – lumineuse Viktoria Miroschinichenko – l’épaule tout en éprouvant le poids douloureux de cet héritage sans renoncement possible. Ne voit-elle pas que des arbres fruitiers, « même en rêve » ? Pour autant, malgré les affrontements avec ce père à l’intransigeance maladive, elle se résigne à ce destin inéluctable, fait de multiples privations de liberté. Déjà. Enfin, parce qu’il est surmené, Kovrine, un jeune écrivain, joué dans cette partie par le fascinant Mirco Kreibich – est recueilli par Péssôtski dont il connaissait la mère défunte et qui voit en lui un fils adoptif.

Le gel menace. Il faut protéger les arbres et utiliser une fumée les recouvrant, afin de les préserver de la mort. « Sans la fumée, tout va crever ! » s’écrie le vieux Péssôtski. Et Kovrine s’étonne de ces supposées vertus protectrices, rappelant qu’il ne supporte pas cette fumée, qu’elle l’incommode. Tania, toujours dans sa résignation presque joyeuse, intervient : « La fumée tient lieu de nuages quand il n’y en a pas… » Et Kovrine de s’étonner de plus belle. « À quoi servent les nuages ? » Alors que tout semble empreint d’une grande banalité dans une Russie aseptisée comme en témoigne l’utilisation de bottes blanches pour le jardinage, on perçoit l’écho annonciateur d’un séisme qui peine à se contenir. Les tensions affleurent en permanence comme dans cet échange agonistique entre le jeune écrivain et le vieux jardinier qui défend l’idée que « les arbustes bas sont plus résistants » au gel et au vent, ce qui rappelle une fois encore la morsure du mistral sur scène qui ne cesse de menacer le maintien du décor. Le jeune homme, lui, défend les arbustes plus hauts – même si « ça donne du fil à retordre » pour le vieil homme. Le jeune homme revendique ensuite son engagement à travers ses écrits, ses combats « pour votre liberté et pour la nôtre » – ce pluriel nous incluant assurément ici. Le vieil homme ne comprend pas. Déjà. Le chant des estivants parvient jusqu’à eux et, sur le disque en surplomb qui renvoie à la lune grâce aux projections vidéo, nous voyons désormais Tania participer à ce qui paraît être une fête dans une des maisonnettes où la musique se fait entendre. Cela déplaît au père car « ils la distraient de son travail ». Et lorsqu’il fait part au jeune homme de son désir de le voir épouser Tania, de faire de leur fils à naître « un jardinier », Kovrine s’étrangle de rire, pris de soubresauts qui le conduisent à l’autre bout de la scène, laissant le vieil homme presque interdit. Le jeune intellectuel va peu à peu plonger dans un état second, entendant seul la musique, comprenant ce que les chanteurs sans connaître leur langue, écartant les bras, s’enfuyant à cour, revenant dans une brouette, poussé par deux des danseurs, lançant des feuilles en l’air – tel un devin mythologique. Parce que le metteur joue avec le temps dans la narration, il inclut sur scène une ellipse – comme dans la nouvelle. Kovrine et Tania sont mariés, mais le jeune homme a définitivement basculé et se dit « l’élu », au service de la vérité, pour rendre « l’humanité meilleure ». Et il « le » voit pour la première fois. Engoncé alors dans des vêtements chauds, assis sur un fauteuil, installé face au public avec des bancs de part et d’autres où tous les danseurs et chanteurs se installés, son visage est projeté en surplomb sur le mur du Palais. Refusant de boire son lait « bon pour [sa] santé », il s’agite, en proie à une forme aiguë de spleen, aspirant à son idéal. Se libérant des manteaux, il revendique la joie dont on l’a privé car il « perdait la raison », buvant du vin rouge, qui recouvre son t‑shirt blanc, il est pris de nausées, crache. Il éructe et insulte le vieil homme qui est finalement pris d’un malaise.

La première partie s’achève et la seconde commence, non sans un changement à vue du décor avec les maisons toutes alignées face au public. Le chiffre est projeté sur l’écran rond. Pour autant, la progression est interrompue. Time flies ?

Tania plus âgée (Gabriela Maria Schmeide) et Kovrine (Odin Biron). Mirco Kreibich tient l'ampoule sur ce dernier.

Plus vraiment dans ce ressassement permanent. Kovrine est alors joué par le formidable comédien américain Odin Biron et le récit rétrospectif est porté cette fois par Tania devenue âgée – merveilleuse Gabriela Maria Schmeide. On retiendra la scène de démence où Kovrine arrache tout le plastique des maisons, balayé par les rafales de vent sur le plateau. La vérité du théâtre soutenue par les éléments en furie, entre soutien et menace permanente. La dramaturgie se joue de la temporalité et nous emporte dans un abîme vertigineux, aux confins de la folie de Kovrine. Depuis une étroite ligne de crête, il sombre dans ce qui apparaît comme sa démence et nous le suivons, sous le regard de Tania qui nous rapproche de lui. La composition en cercles concentriques – motif essentiel dans cette création – de Kirill Serebrennikov ne cesse de nous emmener plus avant dans ce qui pourrait être le délire angoissé du jeune écrivain.

Les trois Kovrine (de gauche à droite, Odin Biron, Filipp Avdeev et Mirco Kreibich). Derrière eux, Tania (Viktoria Miroshnichenco).

La troisième partie permet de voir justement à travers ses yeux à lui, alors qu’il est porté de manière absolument sublime par le comédien russe Filip Avdeev, sortant exsangue de son jeu, nu, nettoyé de la teinture noire dont il s’était recouvert, rhabillé par ses deux partenaires ayant joué Kovrine avant lui.

Le Moine noir – présence ésotérique campée avec raffinement par Gurgen Tsaturyan à la voix vibrante – n’est vu que par Kovrine et il apparaît seulement à ce moment-là puis dans la quatrième partie qui est son propre regard sur les événements. Les mouvements au plateau se succèdent, les volutes de fumées s’envolent par-delà le mur monumental du Palais, la scène devient littéralement hypnotique. Les chants du chœur – ancrant solidement la mise en scène dans un héritage du théâtre russe classique – ensorcellent Kovrine et le public. La multiplication de la figure sombre du moine à travers les différents artistes sur scène portant le même costume, contribue à ce saut vertigineux que nous accomplissons sans filet. Kovrine est entouré, presque dévoré par ces figures multiples qui ne garderont que la partie basse du costume pour se lancer plus tard dans une danse rappelant celle des derviches tourneurs, à la fois performance artistique et vision enivrante, au son des chants russes continus. Le point d’incandescence de cet ambigu voyage aux frontières de la raison atteint, le nuit peut revenir sur scène et dans toute la Cour d’honneur à bout de souffle, sous les étoiles.

Malgré les longueurs qu’on peut reprocher à la quatrième partie, il faut reconnaître qu’à près d’une heure du matin, le public est électrisé. Et à raison. Le Moine noir est un spectacle époustouflant, à la mesure du lieu, épique et flamboyant. La scénographie évolutive conçue par le metteur en scène lui-même, la direction précise des acteurs, ajouté à la rigoureuse composition de la pièce en font un grand spectacle.

Le public est continuellement convié à se reconnaître dans ces Kovrine, aux visages multiples, aux langues multiples. Kirill Serebrennikov nous rappelle que « cette profonde tristesse, cette déroute, cette angoisse, nous la connaissons bien ». Il indique aussi que « nous vivons en temps de guerre et les raisons d’espérer ne sont pas nombreuses. » C’est pourquoi l’affiche « Stop war » est projetée au moment de saluts. C’est aussi sans doute pourquoi ce théâtre qui fait forte impression, nous est si nécessaire aujourd’hui.

Nota : Ci-dessous, pour poursuivre la lecture, comptes rendus d'opéras mis en scène par Kirill Serebrennikov, Il Barbiere di Siviglia (Komische Oper Berlin), Parsifal (Wiener Staatsoper , streaming et représentation), Le Nez (Bayerische Staasoper, Munich)

La danse tournoyante des moines

à revoir sur le site ARTE : https://www.arte.tv/fr/videos/108965–001‑A/le-moine-noir/

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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