Mon Visage d’insomnie

Textes : Samuel Gallet
Mise en scène : Vincent Garanger
Avec  Cloé Lastère (Elise), Didier Lastère (L’Homme), Djamil Mohamed (Harouna)

Création lumière : Stéphane Hulot et Rafi Wared
Création sonore : Fred Bühl
Scénographie : Damien Caille-Perret
Collaboration artistique : Jean-Louis Raynaud
Régisseur général et lumière : Xavier Libois
Régisseur son : Christophe Lourdais

Co-production : Théâtre de l’Éphémère et Compagnie À l’Envi

Ce texte est lauréat de l’Aide à la création de textes dramatiques – ARTCENA

Texte édité aux Éditions Espaces 34
Soutien de l’École de la Comédie de Saint-Étienne

Création du 19 au 23 mai 2021 au théâtre Paul Scarron, Le Mans`

Avignon, le 11, lundi 18 juillet, 18h30

Après le Train Bleu, bravant la chaleur étouffante d’Avignon, nous avons regagné l’ombre des platanes du boulevard Raspail pour nous approcher du 11 dont la programmation est souvent passionnante. Rappelons par exemple les excellents spectacles que nous y avons vus la saison dernière : Buffles de la compagnie Arnica ou encore Visions d’Eskandar écrit et mis en scène par Samuel Gallet. C’est pour un nouveau texte de ce dernier que nous sommes revenus cette année : Mon Visage d’insomnie dont la lecture nous a enthousiasmé, révélant toute la richesse de l’écriture toujours en mouvements de l’auteur. La pièce, créée au printemps 2021, est le résultat d’une active collaboration entre Samuel Gallet d’une part, et Vincent Garranger avec Didier Lastère d’autre part, ces derniers lui ayant commandé le texte pour le monter, à partir d’éléments encore en devenir : « une forme avec trois personnages, une sorte de huis-clos dramatique, autour du genre du thriller, de l’horreur ou de l’épouvante. » Abordant la migration des jeunes générations, la pièce reste un questionnement essentiel sur « le rapport qu’une société entretient aux Mineurs isolés, entre méfiance, rejet, difficile accueil, héroïsme, générosité et militantisme », comme l’indique l’auteur. Récit sur une ligne de crête, oscillant entre une forme d’hyperréalisme et les codes de l’épouvante, Mon Visage d’insomnie a de quoi stimuler la curiosité. Et nous avons été une fois encore enthousiasmés. Nous en rendons compte ici. 

Sombre repas dominical

Alors qu’on s’installe rapidement – comme toujours au 11 où le temps est si précisément compté – on découvre la scénographie conçue par Damien Caille-Perret. Sur le plateau, dans un souci de réalisme premier, on perçoit un intérieur, plus précisément ce qui pourrait être une salle commune avec deux tables, des chaises quelconques, sans grand cachet, placées essentiellement à jardin. A cour, une table plus grande avec une cafetière imposante et un four à micro-ondes. L’ensemble est délimité par des panneaux de décor figurant les murs des deux côtés de la scène, sur lesquels on voit des porte-manteaux, un tableau de liège où sont accrochés des fiches de planning, des photos. Ces panneaux sont percés par des ouvertures, dont la plus proche du public à cour est fermée par une porte à battant, percé d’un hublot opacifié – ce qui évoque de façon allusive une possible cuisine juste derrière. Le plus imposant reste le mur au lointain sur lequel est projetée une vue maritime au-delà d’une terrasse, dans le gris de la tempête, soulignée par le travail de sonorisation par Fred Bühl qui fait entendre le mugissement du vent. On ne manque pas de remarquer la volonté d’afficher d’emblée un ancrage réaliste par tout ce qui compose l’espace. Du reste, pas davantage d’indications géographiques – c’est peut-être un rivage du nord de la France, mais ce n’est pas précisé. Pas d’indication temporelle non plus, on peut simplement supposer que le lieu reconstitué renvoie à notre présent. Seule, une brève mention apparaît sur l’image du paysage maritime : Samedi. Un jour donc. Le début probable d’une chronologie.

Tension au réveil pour Elise (Cloé Lastère à droite) et l'homme (Didier Lastère à gauche)

Un homme d’un certain âge et une jeune fille se retrouvent dans ce lieu. Ils discutent, semblent faire connaissance. L’air bonhomme, André – remarquablement interprété par Didier Lastère – fait savoir qu’il est un ancien aide-soignant. Il vient prendre un nouveau poste dans le centre d’accueil pour Mineurs isolés, tous migrants ayant connu les atrocités du monde pour arriver jusque là. Les cheveux courts et colorés, en jeans et survêtement, la jeune fille prénommée Élise – lumineuse et à fleur de peau Cloé Lastère dans ce rôle, est éducatrice dans le centre et va devoir le quitter pour rejoindre sa mère malade. Elle paraît tendue, indisposée par la présence de l’homme. Le bruit du vent est permanent. L’homme demande : « Tu es en colère ? » Et la jeune fille répond : « Je suis fatiguée ». Une atmosphère trouble et inquiétante gagne progressivement le plateau, renforcée par les éclairages froids pensés par Stéphane Hulot et Rafi Wared. Comme dans certains thrillers ou encore certains films d’épouvante comme Get out de Jordan Peele (2017) auquel Samuel Gallet se réfère souvent. On pense aussi à la série télévisée Alfred Hitchcock presents.

Harouna (Djamil Mohamed) et Elise (Cloé Lastère) dos à dos

Entre alors Harouna – Djamil Mohamed est stupéfiant, composant un personnage vigoureux et fragile à la fois. Face au public, il lance des regards pleins de méfiance.  Il évoque les « vieux du village » qui n’aiment pas les jeunes du centre, selon lui. Élise tente de l’apaiser en expliquant les peurs irrationnelles devant l’inconnu, devant les inconnus. André suggère rencontre pour faire évoluer favorablement cela. Harouna reste inflexible, mentionnant « la vieille dame » aperçue la veille sur la route et qui semble le menacer. Surtout, il y a Drissa, son ami, son compagnon au fil de leur voyage périlleux, son « frère » qui a disparu. Et quand André envisage qu’il a pu s’enfuir, le jeune homme hurle que ce n’est pas possible.

Affrontement entre l'homme (Didier Lastère) et Harouna (Djamil Mohamed)

La tension dramatique monte dans ce huis-clos où il semble bien que chaque personnage se retrouve en lutte face aux deux autres. Irrémédiablement. Les portes n’offrent pas de réelle issue – André prend la voiture, sort mais revient toujours. Les projecteurs latéraux vont projeter à travers elles une lumière de plus en plus irréelle, et le piège va peu à peu se refermer, faisant basculer le récit dans l’horreur.

Renforcée par les pulsations et les sons sourds continus de la musique, la tension ne va cesser de croître et le paysage projeté sur le lointain se modifier au fil des événements. Partant d’une reproduction tendant vers l’hyperréalisme, on avance alors vers une inquiétante étrangeté. Les formes deviennent indistinctes, les oiseaux semblent se faire hostiles dans leur mouvement de murmuration – Hitchcock encore, des ombres sinistres se dressent, la tempête devient surnaturelle, à la fois déchaînement des éléments et presque force dotée de conscience. Le village va apparaître en surimpression, tout se mélangeant dans un tourbillon inarrêtable et angoissant. Le travail de composition des images est absolument saisissant et donne à l’ensemble de la mise en scène un arrière-plan dynamique engloutissant presque les silhouettes des comédiens. Halluciné, on reste comme sous l’effet d’une hypnose.

L'homme (Didier Lastère) assis, et Harouna (Djamil Mohamed), face au public

Le jeu des comédiens se précise : tous ont quelque chose à cacher, tous mentent, se mentent. Les ellipses opportunément placées dans la composition dramaturgique permettent de faire varier la vitesse du récit qui avance d’un jour à l’autre, et l’ensemble se resserre dans un rythme très maîtrisé, convergeant vers le paroxysme final.

André ne cesse de disparaître, va marcher sur la plage à ses dires, va rencontrer les villageois avant de revenir au centre d’accueil, plein d’un profond désir de fraternité entre tous ; Elise qui se méfie de plus en plus de lui, qui doit également affronter seule Harouna autant dans ses emportements que ses élans de tendresse envers elle, se tend de plus en plus, ne se maîtrise plus et finit elle aussi par exploser ; enfin, Harouna, malgré son sommeil apparent dans la chambre avec des lits superposés qu’on découvre lors d’un pivotement du panneau de décor à cour, ne dort pas et plonge dans une forme de délire de persécution, accentué par ce qu’il a vécu et dont il ne parle jamais, sans que cela soit moins effroyable dans ce qu’on peut en deviner.

Dimanche. À la faveur du repas préparé par l’homme, on peut penser que l’accalmie n’est pas loin mais c’est pour mieux plonger dans les ténèbres : le poisson servi serait de la Sirène – André révèle plus tard aux deux autres que c’est en fait du thon rouge, sans qu’on comprenne le but de ce qu’il présente comme une plaisanterie, entre deux verres de vin blanc. Il s’en prend à Élise parce que sa génération a trop de principes. Il force Harouna à consommer de la chantilly en bombe, comme il le faisait manifestement avec ses propres enfants. La sombre banalité du réel quitte peu à peu l’espace dramatique pour ne plus y revenir. Il n’y aura pas de retour, la « machine infernale » est lancée jusque « dans l’abîme du temps », ce qui est l’ultime repère qui succède au dimanche. L’horreur abolit tout, même le temps qui passe et qui chute alors vertigineusement, emportant tous les personnages.

Des faisceaux lumineux dans la projection. Les villageois viennent-ils s’en prendre aux jeunes du centre ? André est-il avec eux ? Qui a coupé le fil du téléphone ? Qui frappe des coups à la porte ? Qui est André ? Que sont devenus les gens représentés sur les photos que l’homme présente à Élise et à Harouna ? Et surtout pourquoi pareil déchaînement mortifère à la fin ? Plus rien n’est certain dans ce fantastique brasier qui achève tout, jusqu’à la fiction elle-même qui laisse entendre comme un espoir malgré tout, les voix d’Élise et Harouna, réunis, dans les bras l’un de l’autre.

La collaboration artistique entre le Théâtre de l’Éphémère, la Compagnie À l’Envi et Samuel Gallet se révèle ainsi parfaitement réussie : Mon Visage d’Insomnie – titre tiré d’une citation de Stanislas Rodanski – ravive efficacement nos interrogations face à un monde terrible dont on peut se demander avec Vincent Garanger « comment conjurer l’avenir. »

L’enfer, c’est peut-être les autres et les peurs qu’ils font surgir en nous. Mais ici, on se dit qu’après tout, comme tout ce à quoi on a assisté, rien n’est absolument certain.

Harouna (Djamil Mohamed) et Elise (Cloé Lastère)
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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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