Concert du 17 avril

Jüri Reinvere (1971)
Maria Anna wach, in Nebenzimmer (2021)
Notturno für Orchester

Mieczyslaw Weinberg (1919–1996)
Concerto pour trompette et orchestre en si majeur (1968)
-Études
‑Épisodes
‑Fanfares
Håkan Hardenberger, trompette

Igor Stravinsky (1882–1971)
Le Sacre du Printemps (1913)
Tableaux de la Russie païenne en deux parties

Berliner Philharmoniker
Andris Nelsons, direction

 

 

Baden-Baden Festspielhaus, 17 avril 2022, 18h

Les choses reviennent à la norme. Après deux ans de perturbations dues à la Pandémie, le Festival de Pâques de Baden-Baden revient avec un programme complet, mais quelque peu redimensionné. Si les concerts de musique de chambre sont toujours nombreux autour des solistes des Berliner, si l’opéra au programme est proposé quatre soirées, les concerts symphoniques sont uniques, l’un dirigé par François-Xavier Roth, et les autres par Andris Nelsons. A Kirill Petrenko deux opéras de Tchaikovski, La Dame de Pique en version scénique et Iolanta en version de concert pour ce Festival que le hasard des programmations a voulu très russe, essentiellement autour de Tchaikovski et Stravinski, en dépit du contexte géopolitique (et c’est heureux). Au-delà de chaque événement, la présence centrale des Berliner Philharmoniker donne à chaque concert symphonique ou de chambre l’allure d’un moment musical à peu près unique.

Le programme a été donné à Berlin en décembre 2021. Tous les programmes joués par les Berliner à Baden-Baden ont (ou, plus rarement, vont donner) donné lieu à des concerts à Berlin. Avantage : les répétitions ont lieu à Berlin, et non à Baden-Baden, ce qui est plus efficace (et moins cher) pour l’organisation. Il en est de même pour Iolanta, donné en janvier dernier mais avec une distribution partiellement différente. Tous ces programmes sont visibles sur digitalconcerthall, la plateforme des Berliner à l’incroyable archive.

Trois moments très différents, une œuvre du compositeur estonien Jüri Reinvere, un nocturne qui est en même temps méditation sur Mozart, ou du moins sur sa sœur, bien connue sous le nom de Nannerl.  le concerto pour trompette op. 94 de Weinberg, aux trois mouvements de couleurs très diverses, et enfin, plat de résistance, le Sacre du printemps de Stravinsky.
Trois moments différents, mais qui évidemment tissent entre eux des liens, et d’abord, ceux qui jettent des ponts entre Stravinsky et son œuvre et les créations d’aujourd’hui et l’importance de Stravinsky dans notre modernité. Un programme exigeant, un chef des plus fameux dans la génération des jeunes quadras, et le meilleur orchestre du monde… Cela promettait.
Par les approches très analytiques qu’elle demande souvent, la musique du XXe siècle (et du XXIe) favorise l’exposition des instruments solistes, et avoir sous la main les Berliner, même s’ils ne sont pas forcément habitués au répertoire contemporain (bien que depuis Abbado, ils ont exécuté beaucoup d’œuvres plus récentes et sous l’impulsion de Sir Simon Rattle, ils en ont aussi régulièrement créées.

Maria Anna, wach, im Nebenzimmer

Jüri Reinvere (né en 1971) est né à Talinn en Estonie à l’époque où le pays était sous domination soviétique, il a étudié à l’académie Frédéric Chopin à Varsovie, puis à l’Académie Sibelius d’Helsinki. C’est un compositeur, mais il écrit aussi de la poésie et des essais, notamment sur la question de la transmission verbale et non verbale, mais aussi sur les destructions de la mémoire culturelle. Il intervient aussi dans les débats de politique internationale, notamment depuis l’annexion par les russes de la Crimée en 2014. Bref une figure protéiforme et particulièrement impliquée dans les débats de son temps.
Cette pièce, créée à Würzburg à la Mozartfest l’été dernier (2021) par les Bamberger Symponiker dirigés par Andris Nelsons, est une évocation de la sœur de Mozart, Maria Anna, douée pour la musique comme lui, mais que le père sacrifia sur l’autel de son frère, l’empêchant de développer une carrière de musicienne et de compositrice, au nom du fait qu’une femme ne peut composer.
D’une durée de 11 minutes, Maria Anna, wach, im Nebenzimmer (Maria Anna, éveillée dans la chambre voisine)  essaie de travailler sur la relation entre Mozart et sa sœur, dont on sait qu’ils étaient très liés dans leur jeunesse. Mozart joua même une composition de sa sœur en concert. On aurait pu penser que Reinvere aurait pu en quelque sorte « pasticher » un XVIIIe siècle rêvé à la manière de Pulcinella de Stravinski, il crée une musique spécifique, d’un seul tenant, partant de l’inaudible ou quasi aux cordes rejointes bientôt par des cuivres et peu à peu par l’ensemble de l’orchestre à l’instrumentarium renforcé, comme si peu à peu, au fur et à mesure, les vagues d’émotions enrichissaient la musique. C’est une pièce sur l’émotion, notamment celle qui naît de l’audition (les interventions du hautbois sont notamment assez déchirantes) et qui ne dit rien sur l’histoire et la relation des deux enfants, c’est en fait une succession qui court de l’impressionnisme initial à une sorte d’expression mélancolique à la respiration singulière qui s’achève comme en suspension, Dans le silence.
La qualité de l’orchestre, les sons à peine esquissés, l’alternance de cet imperceptible, de ce je ne sais quoi, de ce presque rien, et de ces sons de plus en plus identifiables, donne au sous-jacent une présence très singulière. Une œuvre à écouter sur les lignes et entre les lignes, toute de délicatesse et d’impalpable, laissant justement le spectateur dans un sentiment d’incomplétude, qui n’a rien cependant d’inconfortable. C’est une pièce d’ombre, très méditative,  d’où émerge une lumière comme tamisée, un son tamisé et incroyablement raffiné (Berliner !), comme pour décrire une présence-absence de cette sœur qui aurait pu être et qui n’a pas été.

Concerto pour trompette op.94 de Weinberg

Tout autre univers avec le Concerto pour trompette en si bémol majeur op.94 de Mieczyslaw Weinberg.
La production de Mieczyslaw Weinberg est particulièrement abondante, polonais installé en Russie dès 1939, il a produit notamment 21 symphonies (la 22ème est incomplète), sept opéras (dont La passagère et L’Idiot) des pièces de chambre (dont quatre symphonies de chambre). Il est resté dans l’ombre de Prokofiev et Chostakovitch, mais on est en train de redécouvrir sa musique, à la faveur de la nécessité d’élargir le répertoire et aussi de faire connaître cette production bien loin d'être médiocre. C’est ainsi que son opéra La Passagère a été vu à Karlsruhe, Francfort, à Dresde, mais aussi aux USA. Et L’Idiot sera proposé dans la saison 2022–2023 au Theater an der Wien.
Le concerto pour trompette et orchestre en si bémol majeur op.94 a été composé en 1966–67 pour le trompettiste russe Timofei Dokchitser, et présente les trois parties traditionnelles des concertos, ici très contrastées et très différentes (Études, Épisodes, Fanfares), alliant l’inquiétant et l’ironique. Weinberg aime écrire pour des instruments rares, comme ici la trompette, il a aussi écrit un concerto pour flûte et un autre pour clarinette, tout en ayant écrit aussi pour les cordes (violon et violoncelle). Une production  énorme qu’on redécouvre peu à peu.
C’est donc là une excellente occasion de lever le voile sur un compositeur encore peu connu, et Andris Nelsons a abordé ce concerto avec Håkan Hardenberger, l’un des trompettistes les plus célèbres aujourd’hui. Il l’a d’abord dirigé avec son orchestre du Gewandhaus de Leipzig en 2020. Quelques rappels pour comprendre ce choix : d’abord, Nelsons a commencé à travailler la direction d’orchestre à Saint Petersbourg, avant de suivre des master classes de Neeme Järvi et Jorma Pakula, école finlandaise. Ensuite Nelsons est trompettiste, et c’est même en tant que trompettiste au Philharmonique d’Oslo qu’il a connu Mariss Jansons, devenu son mentor . Une formation qui allie la technique du nord, comme on le sait aujourd’hui, une des meilleures écoles de direction actuelles, et la formation de base dans son pays, puis en Russie (là où Jansons a aussi étudié). L’exécution de ce concerto pour trompette est donc une sorte de maelström de sa propre histoire et de sa formation, et  des trois pièces de ceprogramme, au-delà de la qualité intrinsèque du concerto, c’est sans doute celle dans laquelle il se "dévoile" peut-être le mieux.

Le concerto est particulièrement virtuose, et demande de la part de l’instrumentiste de développer toutes les facettes de la maîtrise de son instrument. Hardenberger est à la fois un technicien virtuose, mais aussi un soliste d’un extrême raffinement. L’œuvre, aimée de Chostakovitch dont on sent l’influence (notamment au premier mouvement très sarcastique et au troisième mouvement très ironique) qui l’appelait « Symphonie pour trompette ». Le premier mouvement, Etudes-Allegro molto très acéré, plus violent que lyrique, comme une lecture sarcastique de la musique de cirque, (c’est très net à l’entrée immédiate de la trompette) très populaire en Russie à l'époque de la composition, avec ses ruptures, ses alanguissements, ses dissonances. Il y a les échos de cette musique circassienne tout en sonnant ailleurs très douloureuse et nostalgique. De même le deuxième mouvement, Episodes-Andante attaca, particulièrement intense, alterne moments plus contemplatifs et d’autres plus expressionnistes, rappelant Chostakovitch. Les interventions de la flûte m’ont fait penser une fois encore à ces vers de Baudelaire, Adieu donc chants du cuivre et soupirs de la flûte ((Le Goût du Néant, in Les Fleurs du Mal, Spleen et idéal Poème LXXXII)), il y a justement là cet écho, ce dialogue, avec un Hardenberger particulièrement précis et raffiné, qui réussit à tirer de son instrument des sons même inattendus.
La troisième partie, Fanfares, avec sa grande cadence qui met incroyablement en valeur l’art du soliste suédois, proprement hallucinant, est d’un ton différent, où l'on remarque la prééminence des cuivres et ses citations diverses, qui vont de Carmen (Chœur des enfants), à Mendelssohn (Marche nuptiale) et à Rimsky Korsakov (Le Coq d’Or), témoins de la vivacité de l’instrument après deux mouvements plus acerbes. On retrouve là l’art des incises d’un Chostakovitch et un mouvement plus superficiel peut-être, mais aussi plus spectaculaire qui met l’ensemble des instruments des berlinois (la petite harmonie !) en relief, écrin superlatif au soliste qui ne l’est pas moins, et Nelsons sait jouer des équilibres, des variations sonores, des moments plus intérieurs. Et contrairement à l’attendu, le final est complètement suspendu avec un moment à peine audible à la trompette (phénoménale) et un brutal accord sans liaison comme un couperet ce qui laisse une seconde le public interdit. Triomphe pour tous totalement justifié.

Le sacre du Printemps

C’était à l’évidence le moment le plus attendu, puisque ce Festival a vu exécutées trois des pièces les plus célèbres de de Stravinsky, dont L’Oiseau de feu lors du gala, toujours par Andris Nelsons. Il s’agissait d’une certaine manière d’offrir à partir de Tchaïkovsky un dialogue Tchaikovski-Stravinski, en passant par Weinberg qui à lui tout seul portait (ou évoquait) le troisième géant Chostakovitch..
Et puis, en ce Printemps qui voyait "renaître" le Festival, le Sacre du Printemps pouvait être cette fête joyeuse et sauvage qui aurait marqué notre désir  tout aussi sauvage de retourner à la musique en salle. le rendez-vous est ici un peu manqué.

Cette exécution est d’abord à mon avis le triomphe de l’orchestre, totalement stupéfiant, et d’abord du basson de Stefan Schweigert, qui a dû remplacer son collègue au pied levé, et qui, sans avoir participé au concert de décembre, a été littéralement époustouflant, le public lui fait d’ailleurs un accueil triomphal. On sait comment l’intervention initiale du basson donne à l’ensemble de la pièce sa couleur.
Stravinsly est évidemment devenu un classique du XXe siècle, et les Berliner Philharmoniker ont mis à leur répertoire le Sacre du Printemps en 1922, depuis, aussi bien Karajan qu’Abbado ou Rattle l’ont évidemment inscrit dans les programmes, il est fréquemment au répertoire et Petrenko a déjà dirigé L’Oiseau de feu et Oedipus Rex depuis son arrivée à Berlin, mais aussi bien Sir Simon Rattle, que Daniele Gatti ou Oksana Lyniv et d‘autres (dont évidemment Nelsons) l’ont récemment inscrit dans leurs programmes avec les Berliner.

L’exécution a fait la part belle aux instruments singuliers, mettant en valeur chaque pupitre de l’orchestre, en une sorte de fête de la couleur et des rythmes. Les ruptures dynamiques, les rythmes haletants, les aspects violents et d’autres inquiétants, tout était présent, même si j’ai eu le sentiment d’une exécution de l’orchestre où le chef imprimait peu : dans une pièce pareille, il y a une sorte de participations corporelle, de pénétration des rythmes qui investissent l’auditeur, à la fois terribles et glacés (Boulez !). Nous avons doit ici à une exécution évidemment de très haut niveau technique et musical, mais qui n’est jamais ni originale, ni inattendue. J’ai été plus séduit par l’approche du Weinberg que par ce Stravinsky d’école, parfaitement emballé dans sa somptueuse boite, mais qui ne m’a jamais emporté par ses aspects telluriques, comme si Nelsons avait retenu l’orchestre et avait voulu livrer une lecture au mieux conforme. Le sacre du Printemps est une fête païenne, une fête ses sens, une fête au bord du gouffre. Ici on se sent presque en trop grande sécurité. J'écoute Andris Nelsons depuis des années et n'arrive pas toujours à déchiffrer, au-delà de la maîtrise technique évidente, un style. Son voisinage souvent évoqué avec Mariss Jansons ne se perçoit pas. C'est toujours très tenu, mais trop calibré et jamais très personnel.  Ce sacre manque de sauvagerie, manque de frénésie, manque de fulgurances, manque de danse… C’est une lecture un peu sage qui m’a un peu perturbé. Je ne suis pas sorti du concert tourneboulé comme lors de certaines exécutions du Sacre et je pense que Andris Nelsons a peut-être un peu trop tenu l’ensemble, sans déchaîner les forces obscures, mais laissant une lumière sans trop d’âme qui ressemblait à du néon.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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