Brett Dean (né en 1961)
Hamlet (2017)
Opéra en deux actes
Livret de Matthew Jocelyn d'après William Shakespeare
Création au Festival de Glyndebourne, le 11 juin 2017

Direction Musicale : Nicholas Carter
Mise en scène : Neil Armfield
Décors : Ralph Myers
Costumes : Alice Babidge
Lumières : Jon Clark
Dramaturgie : Cori Ellison

Allan Clayton : Hamlet
Brenda Rae : Ophélie
Sarah Connolly : Gertrude
Rod Gilfry : Claudius
Aryeh Nussbaum Cohen : Rosencrantz
Christopher Lowrey : Guildenstern
David Butt Philip : Laërte
William Burden : Polonius
Jacques Imbrailo : Horatio
John Relyea : le spectre du père de Hamlet, fossoyeur
Justin Austin : Marcellus

The Metropolitan Opera Orchestra

Production du festival de Glyndebourne

New-York, Metropolitan Opera, jeudi 9 juin 2022, 19h30

Ancien altiste au sein de l'Orchestre philharmonique de Berlin pendant 14 ans, Brett Dean (né en 1961) est un compositeur reconnu aujourd'hui, dont l'œuvre comprend des pièces orchestrales, chorales, de chambre et vocales, ainsi que des concerti pour divers instruments solos. Pour son second opéra, il a demandé au librettiste Matthew Jocelyn d'adapter le Hamlet de Shakespeare, la mise en scène étant confiée à Neil Armfield. Pour cette première nord-américaine d'Hamlet, Allan Clayton, qui a interprété le rôle-titre lors de la première mondiale à Glyndebourne, incarne Hamlet, aux côtés de Brenda Rae dans le rôle d'Ophélie, Sarah Connolly dans celui de Gertrude, Rod Gilfry dans celui de Claudius, et le baryton-basse John Relyea dans celui du Fantôme. Le jeune chef australien Nicholas Carter fait ses débuts au Met dans une œuvre où la frustration se mêle parfois à l'exigence – véritable défi dont il convient de saluer la dimension et l'ambition.

 

Le théâtre de William Shakespeare a fourni à l'opéra une matière littéraire et dramaturgique suffisamment puissante pour pouvoir inspirer à la génération romantique de puissants chefs d'œuvre, depuis Bellini à Gounod et Verdi – un écho perpétué au XXe siècle par Britten, Barber ou Adès. Le répertoire a épargné le Hamlet d'Ambroise Thomas, malgré l'adaptation assez faible qu'en tirèrent Jules Barbier et Michel Carré, dimensionnant la pièce à la mode du Grand Opéra à la française. En dehors de quelques musiques de scène signées Prokofiev et Chostakovich, il fallut attendre l'emblématique Hamletmaschine (1977) de Heiner Müller, dont la profondeur et le doute existentiel intéressa le théâtre musical contemporain avec les versions successives de Wolgang Rihm (1983), Heiner Goebbels (1985) et Georges Aperghis (1999).

À un an d'intervalle, Hamlet revient à l'opéra avec Anno Schreier au Theater an der Wien (2016) et Brett Dean au Festival de Glyndebourne (2017). C'est cette seconde production qui est reprise sur la scène du Metropolitan Opera de New-York et prochainement à la Bayerische Staatsoper. Le succès de cette production doit beaucoup au talent du librettiste Matthew Jocelyn (qui a également signé en 2019 la mise en scène lors de la création allemande à l'Opéra de Cologne) d'avoir su transcrire au plus près la vengeance du jeune prince danois, écarté du trône par son beau-père le Roi Claudius, assassin de son père et époux de sa mère. Le livret couvre une large part de l'évolution psychologique du personnage, feignant une folie qui progressivement, le rend prisonnier de sa propre incapacité à agir.

Brett Dean et Matthew Jocelyn soulignent dans Hamlet la fluidité dramatique et la flexibilité de la tragédie. Le personnage se construit librement autour de la question laissée ouverte : est-il réellement fou ou bien joue-t-il la folie ? Cette ligne rouge offre un angle complexe à la célèbre question existentielle, récitée ici sous une forme tronquée durant le monologue initial : "… not to be ?". L'opéra de Brett Dean réussit sur le plan dramaturgique à créer entre le spectateur et les personnage une sympathie que la musique, paradoxalement, peine à faire émerger. Le rôle-titre est incarné de brillante façon par Allan Clayton, capable de rendre crédible le déclin tragique d'Hamlet, pris dans l'étau d'une réalité qui imprime au destin une tournure inéluctable. "Être"… ou bien "qui être ?" en définitive. Vouloir ou ne pas vouloir vivre, aimer ou ne pas vouloir aimer… le personnage lutte contre lui-même et contre une musique qui semble faire un sort du moindre phonème en opposant un épais et résistible rideau de notes et de frictions d'accords. On ne peut nier ici l'ambition du compositeur à travailler son sujet en cherchant à tirer le drame par le haut, propulsant l'auditeur aux extrémités d'une dimension musicale ultra émotionnelle.

Jacques Imbrailo (Horatio), John Relyea (fossoyeur), Allan Clayton (Hamlet)

La palette sonore plonge régulièrement dans des infra-basses qui placent la perception au niveau d'une matérialité qui amplifie les chuintements, les soupirs et le fonctionnement d'une machinerie physique autant que psychologique. Cet art que Dean décrit comme un "théâtre de sons" nécessite des interprètes qu'ils métamorphosent leur propre corps en instruments résonnants, comme cette scène puissante où Ophélie se frappe la poitrine pour contraindre et étouffer l'émission. Vocalement aussi, le duo Rosencrantz et Guildenstern bénéficie d'une écriture qui en fait un personnage double, avec des ornements dans la ligne et l'intonation qui finissent par tourner à une forme de systématique très dispensable. L'orchestre pléthorique déborde de la fosse avec deux trios d'instruments (une clarinette, une trompette et un ensemble de percussions) placés latéralement et en hauteur dans les étages. Un groupe de voix chante également depuis la fosse, doublé par des haut-parleurs amplifiés par des caissons de graves. On baigne dans un son dont la viscosité et l'épaisseur cherchent à désorienter l'écoute, en opposition avec la ténuité d'un texte qui lutte crânement contre cette matière faite de sons acoustiques et électroniques. On salue les efforts que déploie la direction de Nicholas Carter pour donner une lisibilité à l'étagement des plans sonores et garantir l'équilibre entre la fosse et le plateau. Sans limiter l'impact et les effets, il déploie la partition avec une variété de couleurs et de reflets avec l'amplitude d'un fleuve sonore.

Allan Clayton (Hamlet)

La mise en scène relativement sobre de Neil Armfield se déploie à l'intérieur d'un décor aux dimensions généreuses signé Ralph Myers. Le vaste intérieur du château d'Elseneur tient ici de la grandiloquence fin de siècle à l'austérité médiévale, dans une volonté de brouiller les frontières temporelles. Le couple royal en couronne se distingue de la galerie des autres personnages en costumes contemporains, d'un chic vaguement aristocratique avec pour caractéristique un fard blanc qui donne aux protagonistes l'allure de spectres mondains dans une tradition éminemment expressionniste. Les éclairages de Jon Clark amplifient le côté livide et tragique des corps, tout en mettant en avant le mouvement des cloisons amovibles dont le déplacement à vue laisse voir l'arrière-scène dans la séquence où les comédiens jouent le meurtre du roi Gonzague pour confondre Claudius et Gertrude. La scène du cimetière bénéficie d'un astucieux déplacement du plafond qui descend jusqu'au sol en libérant l'étroit périmètre dans lequel le fossoyeur déterre le fameux crâne de Yorick. Les duels sont réglés avec une énergie qui vient réveiller une tension parfois assoupie dans la trame verbeuse des échanges, avec une ultime scène qui tourne littéralement au jeu de massacre avec cette hécatombe de corps s'affalant au sol tel un empilement macabre et hilarant. Vêtu d'un intemporel manteau sombre, Hamlet promène sa dégaine d'enfant du siècle et de poète maudit, fuyant un monde qui lui est de plus en plus hostile et dont il se sent désespérément étranger. Noyé scéniquement par l'obscurité qui l'environne autant que par les ténèbres qui peu à peu l'engloutissent, il est ce centre invisible vers lequel convergent les lignes dramaturgiques.

Allan Clayton (Hamlet), David Butt Philip (Laërte)

L'écriture vocale de Brett Dean ne recule devant aucun défi, donnant à la soirée des allures de performance où chaque interprète est sollicité dans ses limites. La permanence de la tension finit par laisser paradoxalement percer à jour une forme d'épuisement de l'écoute que seul le jeu d'acteur permet de détourner. Brenda Rae (Ophélie) triomphe largement et justement de cette confrontation physique. Sans chercher à exagérer la palette hystérique de Barbara Hannigan (créatrice du rôle), elle réussit à capter l'attention dans la très longue et très virtuose scène de la folie où Neil Armfield l'imagine très différemment du poème de Rimbaud et la blanche Ophélia [qui] flotte comme un grand lys". Elle semble ici échappée du célèbre tableau de John Everett Millais, étrange créature traversant lentement la scène, le corps couvert de boue et tenant des joncs dans ses mains. Les mélismes et les aigus stratosphériques tournoient dans un amalgame de notes baillées qui se brisent parfois sur des accents consonantiques. Hamlet retrouve en Allan Clayton un interprète capable d'habiter l'espace scénique avec une projection vocale impressionnante qui sait nuancer et phraser quand il s'agit de faire entendre le texte. Rod Gilfry est un rien limité en Claudius par des aigus resserrés et une ligne qui manque de contraste, tandis que Sarah Connolly (Gertrude) et Jacques Imbrailo (Horatio) ne trouvent pas dans le livret un espace suffisant à la mesure de moyens qu'on ne fait qu'entrapercevoir. John Relyea est épatant dans la scène où apparaît le spectre du roi assassiné, ainsi qu'en fossoyeur philosophe. David Butt Philip est un solide Laërte, avec William Burden en élégant Polonius. Les deux contre-ténors Aryeh Nussbaum Cohen et Christopher Lowrey auraient sans doute mérité mieux que ce numéro de Rosencrantz et Guildenstern qui les contraint à chanter en miroir des personnages de mauvais boulevard.

Brenda Rae (Ophélie), Allan Clayton (Hamlet)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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