Giuseppe (Josef) Scarlatti (1723–1777)
I portentosi effetti della Madre Natura (1752)

Livret de Carlo Goldoni
Créé à Venise, Teatro di San Samuele, automne 1752).
Édition critique établie par Francesco Russo

Direction musicale : Dorothee Oberlinger
Mise en scène : Emmanuel Mouret
Décors et costumes : David Faivre
Lumières : Laurent Desmet

Celidoro : Rupert Charlesworth
Ruggiero : Filippo Mineccia
Lisaura : Roberta Mameli
Cetronella : Benedetta Mazzucato
Ruspolina : Maria Ladurner
Poponcino : Niccolò Porcedda
Dorina : Dana Marbach
Calimone : João Fernandes

Ensemble 1700

 

Potsdam, Schlosstheater Neues Palais, dimanche 12 juin 2022, 19h3à

Les Musikfestspiele Potsdam Sanssouci, au château de Sanssouci, ont toujours à cœur de faire redécouvrir des raretés baroques. Cette année, la cheffe Dorothee Oberlinger redonne vie, avec son Ensemble 1700, à un opéra de Giuseppe Scarlatti, I portentosi effetti della Madre Natura, sur un livret de Carlo Goldoni. Et c’est le réalisateur Emmanuel Mouret qui fait pour l’occasion ses premiers pas dans la mise en scène lyrique, avec un résultat tout à fait délectable.

Ruspolina (Maria Ladurner)

Non, il n’y a pas d’erreur : ce n’est ni à Alessandro, ni à Domenico Scarlatti, mais bien à Giuseppe ou Josef Scarlatti (1723–1777), qui se prétendait petit-fils du premier et neveu du second, que l’on doit le dramma giocoso qui est en ce moment redonné dans le cadre du festival de Potsdam, I portentosi effetti della Madre Natura (1752). Ce Scarlatti-là travailla d’abord à Rome, puis à Florence, à Lucques, à Venise et à Naples, entre autres villes d’Italie, avant de partir pour Vienne où il devait finir ses jours. Grand producteur d’opera seria sur des poèmes empruntés à Métastase, il fut aussi compositeur d’opera buffa, notamment sur des livrets de Goldoni. Soit dit en passant, il est d’ailleurs étonnant que notre époque, à qui Giorgio Strehler fit redécouvrir la stupéfiante modernité du dramaturge vénitien, ne se soit pas davantage intéressé au pan lyrique de sa carrière : à part Il mondo della luna ou Lo speziale, parfois joués grâce à la musique de Haydn, on ne connaît que quelques tentatives isolées de ressusciter des opéras auxquels il fut associé, et il faudrait sans doute regarder de plus près sa coopération avec Baldassare Galuppi. Goldoni fournit à Giuseppe Scarlatti plusieurs livrets, et c’est apparemment en 1752 que leur relation professionnelle démarra, avec deux œuvres : une sérénade intitulée L’amor della patria et l’opéra dont on peut traduire le titre par « Les merveilleux effets de notre Mère Nature ».

Et si Strehler eut à cœur de montrer en Goldoni l’adapte d’un certain réalisme social, fin observateur de la bonne société vénitienne (voir sa Trilogie de la villégiature, par exemple), Goldoni librettiste révèle une toute autre facette de son talent. En effet, son opera buffa peut évoquer le Marivaux « expérimental » de pièces comme La Dispute ; loin du monde de la commedia dell’arte, loin des marquises et chevaliers, ces textes imaginent des univers alternatifs où des philosophes s’amusent à réinventer la société humaine selon des règles arbitraires. Le point de départ de Goldoni est le même : le prince Celidoro a vécu enfermé loin du monde, et sa libération soudaine va lui permettre de découvrir d’abord l’existence des femmes (et en même temps, le désir), mais aussi celle des rapports de pouvoir, et de deux ou trois autres choses encore. C’est évidemment une grande source d’effets comiques, car ce héros « innocent » porte sur la société un œil ingénu, selon un procédé également cher au XVIIIe siècle, qui aimait à faire décrire l’Europe par de prétendus visiteurs étrangers, Persans pour Montesquieu ou Hurons pour Voltaire.

Si Goldoni situe son intrigue sur une île peuplée de bergers et de bergères, il n’oublie pas pour autant les grands de ce monde, et la présence du traître Ruggiero, qui a dépossédé Celidoro du pouvoir qui lui revenait de droit, lui permet aussi d’introduire le personnage pathétique de son épouse délaissée Lisaura.

Ruggiero (Filippo Mineccia), Celidor (Rupert Charlesworth), Dorina ( Dana Marbach) 

La partition de Giuseppe Scarlatti, conservée sous la forme de deux fragments manuscrits dans deux bibliothèques différentes, a été dûment reconstituée par des musicologues, et c’est Dorothee Orberlinger qui lui redonne vie, avec un grand talent dont on avait déjà pu juger notamment dans le Polifemo de Bononcini. A la tête de la vingtaine d’instrumentistes qui compose son Ensemble 1700, la cheffe allemande sait mettre en valeur l’inspiration vigoureuse du compositeur. Certains membres de l’orchestre ont droit à leur minute de gloire lorsque, pour accompagner les changements de décor, sont insérés quelques extraits instrumentaux d’autres œuvres de Scarlatti, concertos pour flûte ou pour basson, par exemple. C’est également Dorothee Oberlinger qui, après avoir vu ses films sur Arte, a eu l’idée de confier la mise en scène au réalisateur Emmanuel Mouret, qui fait ainsi ses premiers pas dans l’univers lyrique. Le cinéaste français a eu l’idée, a priori étonnante mais en réalité extrêmement efficace, de se débarrasser de la pastorale pour transposer toute l’action dans un monde bureaucratique : les bergères deviennent techniciennes de surface ou réparatrices, ces demoiselles ne cherchent plus la brebis mais la boucle d’oreille qu’elles ont perdue (le surtitrage en allemand s’écarte quand il le faut de la stricte lettre du texte italien), et le souverain est un tyranneau fonctionnaire dont la vareuse s’orne de deux rangs de médailles. Le tout dans un décor à géométrie variable tout droit sorti de chez Office Depot, entre fontaine à eau et machine à café, avec des costumes à la palette très réduite, du bleu de chauffe au gris souris en passant par le beigeasse. Malgré cette identité visuelle a priori peu séduisante, le spectacle suscite immédiatement l’adhésion, et le spectateur se laisse entraîner dans les réjouissantes péripéties imaginées par Goldoni et parfaitement restituées sur le plateau et dans la fosse. A noter, entre autres effets, le choix, lors des arias da capo, de figer les autres personnages, qui se justifie tout à fait : alors que le protagoniste qui chante continue de s’adresser à ceux qui l’entourent, pourquoi ceux-ci resteraient-ils silencieux s’ils avaient encore l’usage de la parole ? Mieux vaut les supposer momentanément statufiés, ce qui permet là aussi quelques effets comiques fort bien venus.

Quant à la distribution, elle requiert huit solistes qui ont chacun au moins un air pour briller, la plupart en ayant deux, les plus gâtés en ayant davantage, ainsi que quelques duos et trios.

Ruspolina (Maria Ladurner), Celidoro (Rupert Charlesworth), Cetronella (Benedetta Mazzucato)

Passé par l’Académie du festival d’Aix-en-Provence, le ténor Rupert Charlesworth assume avec un enthousiasme charmant la naïveté fougueuse de Celidoro, sa voix souple convenant fort bien au rôle. Séduit par deux bergères – les deux premières femmes qu’il rencontre de sa vie –, il opte finalement pour Cetronella, à qui Benedetta Mazzucato prête une belle voix grave, qu’on apprécie en particulier dans l’air savoureux où le personnage relate un dialogue truculent avec sa propre mère.

Lisaura (Roberta Mameli), Cetronella (Benedetta Mazzucato)

Figure issue d’un opera seria, par son dramatisme comme par la musique que Giuseppe Scarlatti lui confie, Lisaura trouve en Roberta Mameli une interprète idéale : sa récente Vitellia à Nantes rappelait combien la soprano italienne sait être une immense actrice, comme elle le montre ici à nouveau, tant dans l’ironie irrésistible avec laquelle elle souligne dans le récitatif l’infidélité de son époux, que dans le pathétique qu’elle confère à ses deux airs hérissés de notes aiguës piquées. Filippo Mineccia semble beaucoup s’amuser à incarner ce méchant un peu ridicule qu’est Ruggiero, qui lui donne néanmoins l’occasion de déployer sa virtuosité. Si Maria Ladurner est une Ruspolina au caractère affirmé, on admire chez Dana Marbach le mordant d’une diction ciselée. Le baryton Niccolò Porcedda fait un sort à ses airs au comique misogyne, comme celui où il explique le secret d’une vie paisible avec la femme à qui l’on est marié « à perpétuité ». Après avoir incarné Polyphème en personne, João Fernandes est cette fois le vieux geôlier de Celidoro, qui déplore dans un de ses airs le passage des ans qui lui ont enlevé « les forces, mais non la volonté » … Avec ce réjouissant spectacle, on espère revoir que d’autres œuvres du tandem Scarlatti-Goldoni inspireront de semblables réussites.

Dorina (Dana Marbach), Calimone (João Fernandes)

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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