Programme

L.v. Beethoven (1770–1827)
Symphonie n°5 en ut majeur op.67

Jan Sibelius (1865–1957)
Finlandia, op.26/7

Bundesjugendorchester
Kirill Petrenko, direction

Baden-Baden Kurhaus Benazet Saal, 18 avril 2022, 11h

Le Bundesjugendorchester (Orchestre Fédéral des jeunes), géré par le Deutscher Musikrat, l’association qui fédère toute la musique en Allemagne dont les Ensembles de jeunes, a pour parrain les Berliner Philharmoniker, ce qui justifie sa présence régulière à Baden-Baden et déjà Simon Rattle le dirigeait. Kirill Petrenko continue la tradition, avec on le sait, un travail de répétitions qu’il a voulu précis, attentif, puisque contrairement aux autres concerts, celui-ci est entièrement répété à Baden-Baden. Et le résultat est totalement fulgurant

Tout en appréciant que le concert ait eu lieu à la Salle Bénazet du Kurhaus de Baden-Baden, un lieu qui impressionne par l’élégance de la décoration, avec son grand escalier et l'espace complètement rénové en 2011, avec sa magnifique voûte de 13,5m, c'est une salle qui sert pour des concerts, pour des bals ou pour des conférences, assez facilement transformable et c’est un lieu qui ne manque pas de fasciner. Elle peut abriter un peu plus de 1200 personnes et elle affichait complet pour ce concert évidemment particulièrement attendu.
Est-ce cependant un lieu idoine pour un concert symphonique ? L’espace pour l’ensemble des musiciens est tout de même réduit, et l’orchestre installé sur la scène ne bénéficiait pas de toute la place nécessaire. On sait l’importance que cela peut avoir pour le jeu, notamment de jeunes musiciens, même si leur « gabarit » n’est pas tout à fait celui d’adultes. Il est évident qu’au Festspielhaus, certes moins fascinant, les conditions musicales eussent été plus favorables.

Mais il reste que l’expérience de ce concert a dû être être exceptionnelle pour ces jeunes (de 13 à 19 ans) car l’interprétation livrée est allée totalement hors des sentiers battus, et hors de l'attendu.

Une cinquième symphonie de Beethoven exécutée par un orchestre de jeunes, cela semble être une sorte de passage obligé pour tout musicien en formation, tant la pièce est un des piliers du répertoire et universellement connue, notamment son premier mouvement, notamment les premières mesures du premier mouvement.
Or Kirill Petrenko – on reconnaît là à la fois son exigence et son approche de la musique, ne sert absolument pas le « plat » attendu et entraîne public et orchestre dans une expérience sonore totalement inattendue, emmenant ces jeunes vers des sommets qu’eux-mêmes sans doute ne soupçonnaient pas. Il faudra évidemment réécouter cette cinquième avec un autre orchestre, pour vérifier une approche complètement inhabituelle, au sens propre inouïe, inédite d’une pièce rebattue et si familière aux oreilles des mélomanes qui a déjoué les attentes, alliant le déconcertant et l'enthousiasme ;
Oui, il nous a été livré une version de la cinquième qui nous déconcerte d’abord avant de nous fasciner, tant le premier mouvement est mené à une allure, à un tempo d’une rapidité inhabituelle, au rythme d’une « tragique » symphonie n°6 de Mahler. On connaît l’aphorisme d’Anton Schindler, ami de Beethoven, qui affirmait que le début de la cinquième c’était le destin frappant à la porte. Il y a, pour paraphraser l’admirateur éperdu de Beethoven qu’était Berlioz, comme une course à l’abîme de ce premier mouvement qui entraîne l’orchestre dans une course éperdue. Jamais je crois avoir entendu ces pages si rebattues sonner de la sorte. C’est l’urgence qui frappe, une sorte de halètement avec ses suspensions, et en même temps un sentiment d’impatience juvénile qui convient parfaitement à cet orchestre adolescent qui suit le chef au moindre geste.

Car c’est une chance pour ces jeunes d’avoir pour les mener dans cette course folle un Kirill Petrenko aux gestes multiples, à la précision redoutable, un Kirill Petrenko auquel rien n’échappe, mais dont la bienveillance  aide à aller au-delà de leurs possibilités, et incite à se dépasser . Le miracle, c’est que malgré cette vélocité, malgré ce rythme, il y a une science des volumes modulés, parfaitement tenus, car le son n’est jamais tout d’une pièce, et des moments incroyables de variété sonore qui laissent le spectateur comme frappé, pétrifié de surprise.
Les autres mouvements sont menés à une allure plus « habituelle » dirions-nous, mais nous sommes déjà entraînés dans un tourbillon de variations de volume, sans que jamais l’orchestre cesse d’être tenu, sans que jamais il y ait une complaisance.
Car ce Beethoven est loin de l’emphase, loin de toute rhétorique pompeuse, quelquefois d’une sécheresse presque surprenante, sans rubato, sans tenue sur des sons qui permettraient d’attendrir l’audition. Incroyable comme les percussions sonnent comme si on ne les avait jamais entendues, presque modulées, incroyable comme les bois se répondent à la manière d’un Berg. On reste totalement étonné au sens fort du terme tant Petrenko laisse se confronter les sons, en contrastes secs, mais aussi comme il sculpte les phrases musicales,  en favorisant des arrêts brutaux, des changements perpétuels de couleurs et des fuigurances inouïes (les flûtes!) et en laissant entendre des traits jamais entendues, des raccourcis inouïs donnant une couleur totalement nouvelle . On pensait, vu l’orchestre, assister à une exécution « confortable », en quelque sorte, et ce qui ressort, c’est l’inconfort d’une exécution qui contraint à l’attention de tous les instants, aux surprises qui se succèdent et à la cinquième la plus inattendue,  qu’on est totalement incapable d’imaginer. Il y là quelque chose qui aimante, qui nous prend, et surtout quelque chose de rêche, qui se refuse à être dompté, d’une modernité incroyable. Comment après pareille expérience, ces jeunes âmes musicales pourront-elles revenir sur la terre de la routine ?

Car Petrenko nous fait tout entendre, avec des cordes complètement concentrées et charnues, des bois qui rappellent beaucoup la Pastorale, très présente dans cette interprétation (les deux symphonies ont d’ailleurs été créées le même jour, le 22 décembre 1808). Il fait ressortir effectivement quelque chose d’une couleur rustique (au sens de non policé, non façonné) dans ce qui nous est livré là. Tout se heurte, mais pourtant tout se fond, il n’y a rien qui ne soit pas construit ni tenu. Le scherzo à la couleur très tendue, plus tendue qu’à l’accoutumé, avec quelque chose de sombre, quelque chose de sylvestre par certains moments, garde pourtant une animation presque animale, le côté sombre de la force avec un côté païen qui renverrait presque à un Sacre du printemps avant l’heure. Où les sons se renvoient entre cordes et flûtes, entre violoncelles et contrebasses, tout cela se répond comme dans une sorte de sarabande tendue et néanmoins remplie de sève : rien n’a jamais été aussi neuf, aussi jeune, aussi positif et en même temps inquiétant, comme lorsqu'on se jette avec confiance dans l’inconnu. On sait que Petrenko ne fait jamais exploser les orchestres, qu’il veille à contrôler les sons, pour construire un édifice qui garde ses équilibres internes, mais on reste stupéfait de la manière dont paradoxalement, ce contrôle de tous les instants a réussi à libérer les énergies juvéniles de l’orchestre, tout à son engagement, tout à ses trouvailles, tout à ses explorations sonores inédites,  comme la transition à peine perceptible entre troisième et quatrième mouvement, un quatrième mouvement qui tient tout à la fois de la mélancolie de la Pastorale à certaines phrases, du mystère de la nature qui se confronte à une humanité triomphante :  on reste littéralement bouche bée de ce que Petrenko réussit à faire faire à l’orchestre, aux réseaux sonores, à l’incroyable virtuosité qu’il réussit à faire exploser dans le groupe. Il a emmené l’orchestre aux limites du possible, (non, au-delà du possible ! ) pour ces jeunes instrumentistes  et ce dernier mouvement est complètement libéré et complètement contrôlé à la fois. C’est paradoxal et pourtant c’est l’impression qui domine d’une explosion contrôlée, d’un immense et raisonné dérèglement de tous les sens, comme dirait Rimbaud qui nous porte au seuil de la Neuvième, non pas au seuil, mais littéralement au cœur de la Neuvième. où après ce parcours bousculé, c’est l’enthousiasme qui domine.
L’enthousiasme au sens premier du terme c’est à dire la possession par le divin auquel Petrenko et ses jeunes nous ont livrés, et c’est totalement bouleversant : ces mesures finales merveilleusement exécutées par l'orchestre survolté sonnent presque comme un autre final dionysiaque, celui de la septième. Cette cinquième de Beethoven nous a portés de la Sixième, à la Neuvième et enfin à la Septième, la plus dionysiaque, la plus païenne peut-être de toutes. Toutes les forces les plus vitales ont été réveillées, et si justement par un orchestre fait de jeunes entre 13 et 19 ans… et c’est là le miracle de Beethoven

Si le plat de résistance de ce concert était la Cinquième de Beethoven, il affichait en une sorte de Post-scriptum les dix minutes de Finlandia de Sibelius. C’est une manière détournée et élégante de se relier au contexte géopolitique du jour. Finlandia a été composé par Sibelius comme une pièce de résistance à l’occupant russe, et une affirmation de la culture et de l’indépendance de la Finlande ; comment ne pas relier l’insertion de cette œuvre à la situation ukrainienne ? Il y a là un discret hommage qui nous dit : plus d’un siècle est passé (Finlandia est de 1900), mais l’histoire a des hoquets. Rappelons que Finlandia fait en réalité partie d’une œuvre en six tableaux : intitulée Musique pour la célébration de la presse de 1899, une composition qui célèbre une presse finlandaise réprimée par le régime russe, qui occupa la Finlande jusqu’à son indépendance en 1917. L'’opposition à l’URSS s'est marquée par plusieurs guerres, une guerre civile en 1918 qui aboutit à la défaite des rouges et surtout pendant la deuxième guerre mondiale où la Finlande résiste à l’armée rouge. Par son opposition à l’URSS elle est considérée comme alliée de facto à l’Allemagne, mais la Finlande finit par signer une paix séparée avec l’URSS et du coup elle apparaît dans la fin de la guerre parmi les alliés victorieux de l’Allemagne. Il reste que pendant la guerre froide, la Finlande est un pays « neutre » qui est une sorte de pont entre l’occident et l’URSS avec ses 1340 km de frontière commune avec la Russie.
Ainsi, l’exemple finlandais est évidemment très significatif aujourd’hui ; on en a beaucoup parlé lorsque ce pays a décidé de renoncer à sa neutralité face à l’invasion ukrainienne. Et programmer Finlandia surtout en fin de concert, en relief, c’est une manière détournée (et élégante) de parler aussi d’Ukraine… Alors, cette exécution lumineuse de Finlandia par un chef russe en exil sonne, avec sa vigueur, sa force, sa jeunesse, ses contrastes, comme un aboutissement, un hymne à la liberté que seul l’art peut offrir. Petrenko et cet orchestre offrent une respiration étonnante. Après une exécution si neuve de la Cinquième de Beethoven, hymne à la nature et à l’humanité, Finlandia, par son énergie et sa joie immédiate, est une apostille optimiste, positive face à des temps qui courent plutôt sombres, et sonne aussi comme un don de la jeunesse au monde, un message d’espérance par l’art.
D’un moment musical exceptionnel, Kirill Petrenko et ces jeunes ont fait un moment d’optimisme irréductible. Hymne à la joie.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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