Printemps de la Grange
La Grange au Lac, Évian-les-Bains

Vendredi 13 mai 2022, 20h

Hector Berlioz (1803–1869)
Le Corsaire

Franz Liszt (1811–1886)
Concerto pour piano n°2

Claude Debussy (1862–1918)
Printemps

Igor Stravinsky (1882–1971)
L’Oiseau de feu, Suite n°2

Orchestre de chambre de Genève
Orchestre des pays de Savoie

Arie van Beek et Pieter-Jelle De Boer : direction musicale
Alexandre Kantorow : piano

Samedi 14 mai 2022, 20h

Claude Debussy (1862–1918)
Prélude à l’après-midi d’un faune

Robert Schumann (1810–1856)

Concerto pour piano

Hector Berlioz (1803–1869)
Symphonie fantastique

Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
Kazuki Yamada : direction musicale
Martin Helmchen : piano

Dimanche 15 mai 2022, 15h

Franz Liszt (1811–1886)
Variations sur "Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen" S.179 d'après la Cantate BWV12 de J.S. Bach

Robert Schumann (1810–1856)
Sonate n°1 op.11

Franz Liszt (1811–1886)
Sonetto 104 del Petrarca
Abschied S.251
La lugubre gondole S.200/2

Alexandre Scriabine (1872–1915)
Vers la flamme

Franz Liszt (1811–1886)
Après une lecture de Dante.

Alexandre Kantorow, Piano

Évian-les-Bains, Grange-au-lac, du 13 au 15 mai 2022

L'édition 2022 du Printemps de la Grange proposait deux journées mêlant musiques orchestrales de Berlioz à Stravinsky, ainsi que deux concertos pour piano et un récital pour piano seul. Du Prélude à l'Après-midi d'un faune à la Symphonie fantastique en passant par la deuxième suite de l'Oiseau de feu, le Printemps de la Grange présentait également deux œuvres plus rares comme Printemps de Debussy ou l'ouverture du Corsaire de Berlioz, ainsi que deux sommets de la musique concertante romantique avec le concerto de Schumann avec Martin Helmchen et le Deuxième concerto de Liszt avec Alexandre Kantorow. C'est avec le lauréat du Concours Tchaïkovski 2019 que se concluait ce fastueux week-end avec la reprise d'un somptueux programme donné fin mars à l'auditorium de Radio-France. 

La Grange au Lac est un lieu qui ne ressemble à aucune autre salle de concert au monde. Conçue par l'architecte français Patrick Bouchain à Évian-les-Bains et inaugurée en 1993, cette vaste nef trône au-dessus du Lac Léman, parfaitement intégrée à la haute futaie qui l'entoure tel un écrin. Née de la rencontre entre Antoine Riboud (homme d’affaires, instigateur du festival) et le violoncelliste Mstislav Rostropovitch qui présida les Rencontres musicales d'Évian de 1985 à 2000, cette "grange" conjugue la rusticité à l'élégance des lignes. Construite en pin et cèdre rouge, elle offre une acoustique à la fois enveloppante et précise, avec une résonance atténuée par l'étonnant plafond d’écailles en aluminium, conçu par l’acousticien Albert Xu Yaying. À l'intérieur, la scène se prolonge par une haie de bouleaux scandés par six lustres en cristal de Bohème et de Murano. Cette architecture atypique renvoie à la référence éminemment slave d'une datcha ou d'une église orthodoxe du XVIIe siècle – références que souligne avec humour les belles résonances de la cloche qui vient ponctuer la fin des entractes.

 

Cette belle série de concerts débute par un programme que se partagent deux chefs néerlandais, Arie van Beek et Pieter-Jelle De Boer, respectivement directeurs musicaux de l'Orchestre de chambre de Genève et l'Orchestre des Pays de Savoie, tous deux présents sur scène pour cette soirée d'ouverture. Le premier ouvre les débats avec le Corsaire de Berlioz et referme la soirée avec la suite de l'Oiseau de feu tandis que le second se charge d'une étonnante articulation entre un Debussy de jeunesse (Printemps) et le Concerto pour piano n°2 de Liszt.

 

La virevoltante Ouverture du Corsaire de Berlioz fait exploser d'emblée les très brefs et très brillants traits de violons joués à nu qui manquent de cueillir un peu à froid les cordes de l'Orchestre de chambre de Genève, peu ménagées par le geste vif d'Arie van Beek. La battue cède progressivement à la tendresse dans la longue phrase à l'unisson où la petite harmonie prend le relai. L'énergie du thème chromatique est subtilement colorée par les interventions de la clarinette et des trombones, avec une attention particulière à donner à l'ensemble une carrure volontaire et tonitruante qui refuse fort à propos les émolliences et la joliesse. Arie van Beek  fait de la succession des accelerandos et des changements de tonalités une suite impressionnante de paliers dynamiques vers une très efficace explosion terminale.

 

La douceur du Concerto n°2 de Liszt s'enchaîne de belle manière à ce climat instable, sans pour autant céder au caractère sanguin et véhément que lui confère la direction de Pieter-Jelle De Boer. Alexandre Kantorow réussit la transition alchimique qui change les lumineux paravents chromatiques en charges bouillonnantes et violentes dans l'allegro agitato assai en venant percuter le grave du piano pour se propager à tout l'orchestre avec une couleur éminemment berliozienne. Le clavier entame un dialogue murmuré avec le violoncelle solo de Noé Natorp, avant d'enchaîner avec les suspensions admirablement perlées et aériennes – élégant préambule au noir ressac d'un Marziale, un poco meno allegro où chef et soliste s'affrontent dans un jeu croisé d'interventions vertigineuses et tourmentées. Jamais excessif ou extérieur, le piano d'Alexandre Kantorow privilégie un flux et un chant où l'élément dynamique reste au cœur d'une forme de conjugaison de forces et de vision. Le pari est admirablement relevé dans un allegro animato aux nuances effilées et lumineuses qui ouvre sur les roulades fracassantes et pyrotechniques de la conclusion.

Pieter-Jelle De Boer, Alexandre Kantorow

 

Composé pour le prix de Rome 1887, Printemps n'est pas encore la musique la plus originale de Claude Debussy. Écrite à l'origine pour chœurs vocalisants, piano à quatre mains et orchestre, elle fut orchestrée par le fidèle Henri Büsser sous la supervision du compositeur. Cette partition porte en elle le délicat scintillement qui feront plus tard de La Mer le chef‑d'œuvre que l'on connait. La respiration des lignes et les hautes couleurs de la petite harmonie de l'Orchestre des Pays de Savoie regardent ici pleinement vers un romantisme à la française d'où s'échappent quelques phrases solistes sur un babil continu de harpes et de piano. Le chant chaloupé s'étire jusqu'à une section centrale où les interventions du cor de Joffrey Portier offrent l'effet d'un triomphal tourbillon chorégraphié, parfaitement rendu par le choix des tempi de Pieter-Jelle De Boer qui saisit toute l'énergie et la couleur de l'ultime et fantasque fanfare sur laquelle se referme la pièce.

 

La Suite n°2 de l'Oiseau de feu trouve dans l'effectif de l'Orchestre de chambre de Genève le format idéal qui en saisit le caractère fabuleux et narratif. Pas de grands tableaux mais les reflets d'or que la science orchestrale que Stravinsky puise chez Rimsky-Korsakov. Le hautbois nuancé de Gilles Vanssons dessine dans la ronde des princesses une forme de paysage où l'articulation et le phrasé suspendent le temps – idéalement contrasté avec les stridences et le fracas qui ouvrent la danse infernale de Kastcheï. Arie van Beek n'hésite pas à saturer l'acoustique de la Grange-au-Lac dans les ultimes accords qui précèdent une Berceuse très vibrée pour en faire ressortir la couleur orientalisante et nostalgique. Reculant les limites du diminuendo au risque d'augmenter la pression sur les épaules du cor solo, le geste ample et enveloppant du chef néerlandais réussit à étager l'ultime crescendo qui cède aux coups de boutoirs de la percussion et la réitération du thème qu'il porte admirablement jusqu'à son point d'incandescence.

Arie van Beek

 

Il fallait à ce second soir la douceur irisée du Prélude à l'Après-midi d'un Faune pour enchaîner de la plus belle des façons avec le vernis écarlate de Stravinsky. Kazuki Yamada et son Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo déploient des trésors de nuances, portées en grande partie grâce par l'intervention de la flûte en ébène de Raphaëlle Truchot-Barraya. L'ensemble demeure dans les rets d'une approche au naturel un rien contraint par une direction qui s'attache aux liaisons sans chercher à faire respirer la pièce selon une arche à la vaste perspective. Les interventions des vents solistes brillent d'un éclat remarquable, à commencer par la clarinette de Marie‑B. Barriere-Bilote ou le hautbois de Matthieu Bloch que l'on retrouve dans l'introduction du Concerto pour piano de Schumann avec en soliste Martin Helmchen.

Le musicien allemand cultive un style schumannien qui ne va pas puiser dans l'épaisseur du clavier l'essentiel du matériau expressif mais s'appuie sur une façon ténue et précise de faire flotter la ligne de chant. La dimension concertante reste ici en-deçà d'un affrontement ou d'un corps-à-corps fusionnel, préférant faire entendre une claire circulation de thèmes et de lignes, avec une conduite harmonique qui fait du piano l'élément central et motivique de la partition à la façon d'un narrateur dans un poème symphonique. L'orchestre se limite ici à un écrin résonnant, au risque de paraître par trop extérieur dans le mouvement lent, et plus à son aise dans les échanges et les épanchements du finale. En bis, Martin Helmchen ponctue d'un ascétique Oiseau Prophète cette première partie enchaînée après l'entracte par la Symphonie fantastique de Berlioz – généreux complément d'un programme qui permet de montrer toutes les facettes de l'Orchestre de Monte-Carlo. Le geste vif de Kazuki Yamada durcit les angles dans des Passions entre joyeuse cohue et champ de bataille tandis que les danseurs du Bal se toisent avec une relative froideur dans une valse aux chaloupements bien géométriques. La Scène aux champs donne à la petite harmonie l'occasion de déployer de somptueuses qualités, avec un sens très nuancé de la couleur et de la respiration. On en regretterait presque dans la Marche au supplice une tendance à laisser le volume atteindre souvent aux limites de la saturation, mettant à rude épreuve l'acoustique de la Grange-au-lac en cherchant à rendre le ton irascible et changeant de ces tableaux expressifs. L'ensemble aurait  exigé pourtant un supplément de caractérisation et d'âpreté dans les timbres, avec des archets moins sagement à la corde dans le Songe d'une nuit du Sabbat, capables d'étouffer le son quand piccolo, flûte et hautbois esquissent leur rire sardonique ou ces tubas et ces archets col legno bien placides en plein chahut terminal. Un peu décalé avec la furie berliozienne, un languissant Salut d'amour d'Elgar venait conclure cette seconde soirée.

Kazuki Yamada

 

"Pleurer, gémir, se tourmenter, désespérer"… c'est avec le texte douloureux et grave de ce Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen S.179 de Liszt d'après la cantate BWV 112 de Bach qu'Alexandre Kantorow a choisi de débuter son récital volontairement placé dans une tonalité désenchantée. Le détachement presque puritain et désenchanté avec lequel il égrène cette basse continue chromatique traduit l'effort à regarder vers la lumière. Un déferlement de puissance rentrée et rageuse ouvre soudain des abîmes explicitement "dantesques" qui annoncent déjà vers la Fantasia quasi sonata qui viendra conclure ce somptueux programme. Le silence qui s'étire après les dernières notes fait une liaison naturelle avec la Sonate n°1 de Schumann, monument piégeux et sublime où le chant n'est jamais simplement vocalisant, mais plutôt rhapsodique et tourmenté. Le choix audacieux d'un tempo retenu fait apparaître dans l'introduction le thème principal sans cette agressivité et cette charge qu’on y entend souvent. Alexandre Kantorow déploie dans l'aria (noté de l'étrange indication "Senza passionne ma espressivo"), un balancement doux-amer qui varie du point d'arrêt suspendu à des déferlements très martelées et vivacissimo. Cette manière de vivifier le discours dans le Scherzo en souligne ces séries de pulsations miniatures où une respiration syncopée et irrégulière laisse s'échapper un curieux intermezzo quasi improvisé – ultime préambule avant un finale très "maestoso" et brillant.

 

La seconde partie est un véritable programme dans le programme, avec les virtuoses et redoutables Sonetto 104 del Petrarca et Après une lecture de Dante, encadrant Vers la flamme de Scriabine et la courte respiration d'un Abschied S.251 et La Lugubre Gondole S.200/2. On admire la façon avec laquelle ces pages redoutables sont jouées avec une étonnante décontraction du haut du corps qui semble concentrer toute l'attention dans la fine articulation du phrasé. La précision ne cède en rien à la dureté, même dans les passages les plus vifs, avec cette capacité d'enchaîner trilles, tremolos et accords battus (Scriabine) proprement hallucinante. Après une lecture de Dante impressionne tout particulièrement par son caractère moins théâtralement apocalyptique que par sa capacité à rendre les incandescences au travers d'une prise de risque et d'une tension qui jamais ne semble se relâcher. Le martèlement chromatique et l'irruption du choral en octave dans le presto agitato assai sont d'une justesse de ton absolument remarquable, traités avec une âpreté qui en dévoile toute la construction. Deux bis viendront répondre à l'enthousiasme de l'auditoire : de l'eau lustrale pour la transcription de Sgambatti de la Danse des ombres heureuses de Gluck jouée depuis le haut du registre avec très peu de graves, et des braises qu'on ravive pour la version Guido Agosti du Finale de l'Oiseau de feu de Stravinsky – subtil clin d'œil et belle conclusion à ces trois belles journées du Printemps de la Grange.

Alexandre Kantorow

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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