P.I.Tchaikovski (1840–1893)
La Dame de pique (1890)
Opéra en trois actes op. 68 (1890)
Livret de Modest Ilitch Tchaikovski et du compositeur d'après la nouvelle homonyme (1834) de Alexander SergeIevitch Pouchkine.
Création au Theaâtre Mariinsky de Saint Peterbourg le 19 décembre 1890

Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Moshe Leiser & Patrice Caurier
Décors Christian Fenouillat
Costumes Agostino Cavalca
Lumières Christophe Forey
Chorégraphie Beate Vollack
Maquillages Sylvie Barrault
Maquillages Rebecca Barrault
Vidéo Etienne Guiol
Hermann  Arsen Soghomonyan
Lisa Elena Stikhina
Comte Tomski Vladislav Sulimsky
Prince Eletski Boris Pinkhasovich
La Comtesse Doris Soffel
Polina Aigul Akhmetshina
Tchekalinski Yevgeny Akimov
Sourine Anatoli Sivko
Maître des cérémonies Christophe Poncet de Solages
Naroumov Mark Kurmanbayev
Gouvernante Margarita Nekrasova
Un jeune garçon (rôle parlé) Jakob Lichti 
Kolja (Acteur) Sergej Czepurnyi

Chœur Philharmonique Slovaque
Berliner Philharmoniker

 

Baden-Baden Festspielhaus, 18 avril 2022, 18h

C’est la troisième production de La Dame de Pique dont nous rendons compte depuis janvier dernier. Vienne (Gergiev), Milan (Gergiev) et aujourd’hui Kirill Petrenko, particulièrement attendu au premier rendez-vous pascal post-covid. La mise en scène peu convaincante confirme la difficulté qu’il y à rendre justice à l’œuvre de Tchaïkovski, il reste une exécution musicalement étourdissante avec un orchestre proprement inouï qui fait tout le prix de la soirée et un plateau de très bon niveau sans être définitif. C’est l’intensité de cette musique, et l’ambiguïté de cette histoire qu’on peut lire de mille manières qui frappe à chaque moment le spectateur.

La fête au bordel (Acte II)

Le Festival de Baden-Baden avait programmé ces œuvres russes pour l’arrivée de Petrenko à la tête des Berliner. L’actualité heurte évidemment de plein fouet cette programmation que certains ont critiquée, et on a entendu et lu idioties et d’insanités à propos de la culture russe et des artistes russes.
Quand le monde était en guerre contre l’Allemagne, la culture allemande n’a pas disparu, la philosophie allemande non plus, la musique allemande encore moins. Certes, au XIXe, après la guerre de 1870 et la défaite, il y eut à Paris des polémiques à propos des œuvres de Wagner, mais Wagner était mort très récemment, presque contemporain, mais il était aussi d'un autre côté particulièrement soutenu par bonne part de la classe intellectuelle française.
Tout cela est ridicule et exténuant : Hitler et le nazisme ont fait d’eux-mêmes plus de mal à la culture allemande, par l’ostracisme de certaines œuvres, de certains artistes etc…. Ils se sont chargés de détruire l’âme du pays.
Et Poutine se charge seul de tuer dans l’œuf les ferments intellectuels trop hardis qui se sont fait jour en Russie, laissons le faire : il suffit de considérer le nombre d’artistes russes en exil qui se sont installés en Europe occidentale et en Allemagne en particulier, dernier en date, Kirill Serebrennikov qui vient de présenter, libre, un film à Cannes (sur Tchaïkovski justement).
Kirill Petrenko fait partie de ces exilés, il n’est pas sûr qu’il eut pu en Russie réussir cette carrière fulgurante qui l’a conduit au sommet de la musique classique mondiale.

 

Une soirée dominée par Kirill Petrenko

« C’est la musique qui a transcendé la soirée, avec en premier lieu la direction vibrante, colorée, lyrique de Kirill Petrenko, qui exalte les pupitres de l’orchestre de l’Opéra de Lyon et qui ne couvre jamais les voix. » « La prestation musicale est remarquable et on se réjouit de revoir Petrenko l’an prochain pour Tristan et Isolde. Je comprends difficilement que chef remarquable n’ait eu “l’honneur” de l’opéra de Paris qu’une seule fois. » ((En 2002–2003 il devait diriger Don Giovanni pour 3 représentations annulées, il dirigea le 12 juillet une version de concert)). Tel apparaît notre compte rendu du Blog du Wanderer de 2010 de La Dame de Pique à Lyon
Peu après la carrière de Kirill Petrenko allait connaître le bond que l’on sait lorsqu’on annonça qu’il dirigerait le Ring de Bayreuth en 2013.
On voit aujourd’hui où il en est et l’on est heureux d’avoir pu assister à toutes ces représentations « d’avant la gloire » et en apprécier la valeur.
Car c’est sur lui et sur les Berliner Philharmoniker que repose tout le succès de cette édition. Même si Petrenko avec sa modestie, sa bienveillance, sait obtenir de tous les orchestres qu’il dirige d’incroyables performances, c’était le cas à Lyon en 2006, 2007 ou 2010, c’était aussi le cas à Baden-Baden le 17 avril à la tête de la Junge Deutsche Philharmonie, ou il y a quelque temps à la tête de son orchestre des débuts, qu’il a dirigé pendant plusieurs années dans un cycle Mahler, le Symphonieorchester Vorarlberg qui n’est pas une formation de tout premier ordre et qu’il transcende, tous ces orchestres différents, dans lesquels évidemment il faut aussi compter le Bayerisches Staatsorchester n’ont pas le statut mythique des Berliner.
Certes, l’orchestre l’a choisi, et à travers lui non les disques et le commerce, mais la musique. Un tel orchestre a son histoire, ses personnalités, ses résistances, et il faut que le mariage du Chefdirigent et de l’orchestre puisse prendre, telle une greffe. Et cela dure toujours un peu de temps. On sentait par exemple que Petrenko était au départ bien plus détendu à la tête de ses munichois qu’avec ses berlinois qu’il connaissait encore peu lorsqu’il était à cheval sur les deux formations. On le sent aujourd’hui beaucoup plus à l’aise, souriant (il faut voir les vidéos de la Digitalconcerthall qui sont très éclairantes à ce titre).

Il a une lecture des partitions attentive, acérée, jamais définitive : il revient sans cesse, n’étant jamais sûr d’avoir tout vu, d’avoir réussi à rendre tout ce qu’il voulait.
Tchaikovski est l’un de ses compositeurs de prédilection. D’abord parce que c’est évidemment le compositeur de la jeunesse, de la formation en Russie, le compositeur atavique, en quelque sorte. Deux symphonies de Tchaïkovski (5 et 6) font partie de son premier coffret avec les Berliner (qui ont été d’ailleurs l’objet de réserves de beaucoup de critiques en France…).
Mais un autre caractère de Kirill Petrenko c’est qu’à une timidité désormais légendaire, il oppose une audace étonnante à la tête d’un orchestre, proposant des approches nouvelles, toujours étayées par des lectures sans cesse revues et méditées des partitions, soutenues  par d’autres lectures (philosophes, poètes etc…) du contexte de création.
Car Kirill Petrenko a toujours la volonté de rapprocher ses exécutions de celles de la création, au plus près, et non de signer sa version de l’œuvre. Il se place sans cesse dans l’ombre du compositeur, dont il essaie de déterminer les choix par une connaissance aiguë et sans cesse approfondie des contextes, à l’affût de tous les témoignages du temps qui lui permettraient de savoir un peu mieux comment tel ou tel moment, telle ou telle phrase pouvait être abordée, au-delà des traditions d’interprétation qui s’installent, qui peuvent être aussi fossilisations, habitudes, reproductions d‘erreurs (comme on le voit si souvent à l’opéra, chez Verdi notamment). C’est évidemment plus facile pour les œuvres de la fin du XIXe ou du XXe dont on peut avoir des témoignages sonores, mais c’est déjà plus difficile pour l’époque de Tchaïkovski, même si pour certains compositeurs plus anciens (Mozart) on dispose de documents de première main sur la manière dont le compositeur dirigeait ses œuvres.

Tchaïkovski est un compositeur que tout musicien russe a forcément dans le sang et dans son histoire avec ses masses de granit (Mravinsky) et une grande tradition qui court le XXe, jusqu’à Mariss Jansons, qui a appris son Tchaïkovski à Leningrad auprès de Mravinsky dont il fut l’assistant à partir de 1973.
Alors jetons-nous sans hésitation dans le Tchaïkovski étonnant que Petrenko nous a offert, avec ce caractère incroyablement divers, passant du drame au lyrisme, de la rondeur à l’incisif, soignant grâce à la fabuleuse machine que sont les berlinois, toutes les couleurs de la partition d’une œuvre qu’on croyait pourtant bien connaître.
Son approche a toujours quelque chose d’inattendu, et elle déjoue les habitudes. D’abord, cette impression de force, de déchaînement (le prélude par exemple), cette tension, alimentée aussi par un jeu très subtil sur les silences et les respirations : impression contrebalancée par un volume de l’orchestre qui ne couvre jamais les voix. C’est une constante de son approche, quelle que soit l’œuvre, et surtout quel que soit le lieu : à Bayreuth, son Ring était incroyablement ductile, suivant mot à mot le texte, mais souvent plus « chambriste » que symphonique.
Son approche de Tchaïkovski suit aussi le texte, dont on entend chaque mot, mais en même temps, et comme toujours, permet à l’orchestre de prolonger la parole, en faisant entendre des instruments singuliers, des variations, des contrastes aussi qui correspondent au texte et au drame. On a souvent tendance à lisser Tchaïkovski, à en accentuer les rondeurs, alors que Petrenko en dramatise l’approche et en accentue les aspects effilés, acérés, acides quelquefois. En entendant sa Dame de Pique, je pensais aux efforts de Rimski Korsakov pour aplanir la version originale du Boris de Moussorgski, et Rimski a régné jusqu’à la fin des années 1970 (le fameux Boris de Karajan, qui remonte au milieu des années 1960, est enregistré dans la version Rimski). Je pensais par dérivation à cette manière de rendre un Tchaïkovski symphonique, avec sa fluidité, ses moments rêches un peu étêtés, où une certaine rudesse, ce qui est en somme tragédie était moins mise en valeur. Or, il y a dans le Tchaïkovski signé Petrenko des heurts, du drame, des contradictions, de la lumière, des fulgurances qui font un tourbillon de son neuf, j’allais dire de sang neuf.
Car rarement on a pu entendre un Tchaïkovski aussi varié. Déjà la texte de Pouchkine est à la fois tragique et dérisoire, une histoire tragique qui a à voir avec la folie, comme souvent chez Shakespeare, et en même temps l’histoire d’un pauvre type, ou d’un type pauvre : comment réussir sa vie à Saint Petersbourg quand on n’est pas « né ». Le texte de Pouchkine, très court, allie avec une cruauté peu commune une lecture shakespearienne et une lecture sociale. Il y a évidemment du Shakespeare chez Tchaikovski (c’était un de ses passions), mais il y a aussi une lecture sociale et romantique, l’amour désespéré du pauvre pour la riche, mais il y a aussi d'autres échos, Mozart et le baroque parodié (la pastorale) dans la grande scène du IIe acte,  on trouve aussi des échos folkloriques, au début, et même au début de la scène ultime, et puis la musique religieuse dans les dernière mesures : il y a tant de facettes dans cette musique qu’il est impossible de la lisser, il faut au contraire mettre tout cela ensemble, faire se heurter les masses, jouer des contrastes, comme un reflet des tourments du compositeur qui se mêlent inextricablement à son génie.
Petrenko livre les choses, avec ses irrégularités et ses excès, sans jamais rien exagérer : il rend ce Tchaïkovski presque mahlérien, avec ses surgissements, ses étonnements, ses dissonances qu’il va chercher au fin fond de la partition. Et c’est prodigieux. Rien n’échappe au Shiva de la baguette qui n’hésite pas à rendre à cette écriture sa complexité, sa grandeur, voire sa modernité et toute la diversité de son expression.
C’est bien là le caractère de cette approche : sa modernité ! C’est une lecture au plus près de la partition, et en même temps consciente de tout ce qui va suivre, en Russie (Stravinsky, Chostakovitch par exemple) mais aussi ailleurs (seconde école de Vienne) … Ce Tchaïkovski n’a rien de classique, il rompt l’accoutumance. Il faut entendre les bois (la clarinette ! les flûtes notamment dans l'accompagnement du duo Polina/Lisa) et leur émergence au milieu des violons initiaux pour comprendre que Petrenko a réussi à faire de l’orchestre de Berlin un véritable orchestre de fosse, clair, limpide, et en même temps complètement contrôlé. C’est que Petrenko est d’abord un chef d’opéra et il impose à ses Berliner une souplesse et une tension que seule la fosse peut permettre, parce que la fosse n’est que part d’un ensemble, et que l’opéra est un art suprême de tissage musical. Toute cette palette de couleurs et d’expressions, toutes ces facettes sonores sont presque des mosaïques composées de ces petites pierres qui finissent par s’assembler pour faire sens, pour faire émotion, pour faire drame. Cette tension haletante est pratiquement continue, accentuée par une transparence incroyable qui quelquefois objective les interventions de certains instruments, refusant le pathos, refusant tout sentimentalisme, notamment des violoncelles ou des cordes, mais rendant l’ambiance implacable.
Aux côtés de l’orchestre, la prestation du chœur philharmonique slovaque préparé par Jozef Chabroň est aussi remarquable d’agilité, alliant finesse et oppression, force et émotion, mais aussi engagement assez remarquable (IIe acte) ainsi que les enfants (Le Cantus Juvenum de Karlsruhe) dont l’intervention au tout début rappelle opportunément la Carmen de Bizet, tant le directeur du Mariinsky avait insisté auprès de Tchaïkovski pour faire de cette Dame de Pique un grand opéra populaire et un grand spectacle  à l’instar de l’œuvre de Bizet, de 15 ans antérieure.

 

La traduction scénique, ses ambiguïtés et ses figures un peu forcées

Face à ce moment, face à ce monument musical d’exception, hélas, une traduction scénique aussi décevante que cryptique, qui ne traduit en rien les innovations de la lecture du chef. Une réalisation scénique où il semble « obligatoire » d’inventer un univers nouveau qui n’a ni l’ironie cruelle de Pouchkine, ni la tension du drame de Tchaïkovski, et qui s’ingénie à aplatir l’œuvre, sans lui garder cette ambiguïté qui la rend d’ailleurs si difficile à mettre en scène (beaucoup plus difficile qu’Eugène Onéguine, par exemple). Ainsi cette production ne réussit qu’à disperser l’attention, et quelquefois la perdre dans l’inutile.

Le dispositif d'ensemble (Acte II)

Le décor monumental de Christian Fenouillat sur deux niveaux, au premier étage, le niveau privé (chambres, salle de bain), et au rez de chaussée soit une grande table étalée sur la largeur de la scène de ces longues tables où l’on boit et où l’on s’affale quand on est ivre (première et dernière scène), soit un salon capiteux et un escalier montant aux chambres qui est salon de maison close, tenue par la vieille Comtesse qui organise visiblement le « ces dames au salon ! » traditionnel.  L’univers de la Dame de Pique est donc un bordel, dont Polina et Lisa sont deux des dames du salon, un bordel où l’on s’amuse beaucoup, pour riches aristocrates de la Saint Petersbourg impériale, avant ou après avoir joué. Jeu et argent, les deux mamelles de la vie sociale (de laquelle est exclu Hermann, trop pauvre et rongé d’envie), assaisonnée d'un peu de sexe tarifé : le prince Eletski chante sa romance (Я вас люблю / Ya vas Lioubliou, je vous aime) en attachant Lisa à un lit dans l’une des chambres du haut.
L’idée est claire : Hermann est un marginal dans une société où tout se monnaye, et où l’argent circule soit par la naissance soit par le jeu. Dans une telle société, il n’y a pas de place pour l’amour (d’ailleurs, c’est une question que Pouchkine ne pose pas dans sa nouvelle) : ainsi les deux metteurs en scène voient-ils l’amour de Eletski comme une transaction, un futur mariage de Lisa acheté, Lisa comme une vulgaire Butterfly.
Ainsi l’univers du bordel est-il un univers logique, argent, jeu et femmes, moteurs d’un corps social duquel Hermann est exclu, d’où ces nuits passées dans la fascination du jeu, comme le disent Tchekalinsky et Sourine dès les premiers moments de l’œuvre.
Dans une telle société tout est jeu parce que tout s’achète.
En plus les deux metteurs en scène soulignent dans le programme de salle qu’un tel univers a d’une certaine manière une unité de lieu que l’histoire habituelle ne permet pas avec ses multiples espaces. Ici, c’est un univers clos, où tout se passe entre quatre murs d’un espace conçu sde manière fonctioennelle. Dans un tel univers, la comtesse apparaît comme ces tenancières mythiques qui firent commerce dans le froufrou féminin et la chasse masculine. C’est un univers que La Traviata ne démentirait pas. La fête chez Flora, avec ses danses et son ballet des Bohémiens, avec son jeu, et avec cette société de plaisirs et ses courtisanes, n’est pas très loin de celle du IIe acte.

Elena Stikhina (Lisa) Aigul Akhmetshina (Polina)

En effet, le IIe acte commence par le duo mélancolique de Lisa et Polina, puis par l’air de Polina, dans une ambiance immédiatement reconnaissable : fauteuils profonds, escalier qui va « à l’étage », femmes en déshabillé ou affichant leurs dessous, Lisa et Polina sont des prostituées de luxe dans un bordel de la haute société, dont la comtesse est la tenancière historique (Dans le livret et la nouvelle, Lisa est la pupille de la comtesse, et dans la nouvelle notamment, lui sert de souffre-douleur).
La deuxième scène est celle de la fête, là où Tchaïkovski évoque musicalement ce XVIIIe où la trame est censée se dérouler.  Une fête ici débordante de joie, de sensualité, d’évocations des plaisirs. La pastorale et le ballet, avec ses danseuses vêtues comme des moutons  en chaleur couronnent l'ensemble. Tout n’est qu’entremêlement de corps, et la mise en scène organise des scènes dans la scène, comme les amours de Tomski pour un danseur, évocation de l’homosexualité – souvent inévitable (et banale) quand il s’agit de Tchaïkovski – qui finissent mal puisse le danseur s’est choisi un autre garçon, ce qui semble désespérer le comte. Pourquoi cette scène ? Pour en rajouter sur l’ambiance, en supposant que Tomski lui aussi achète ses amours, comme Eletski dont on a parlé plus haut, pour essayer de donner à Tomski un rôle plus épais que celui de révélateur de l’histoire des cartes, de simple bête de cour et de salle de jeu (dans la nouvelle, il est le petit-fils de la comtesse), et à l’affût de chair fraîche quelle qu’elle soit qui peut-être justifierait son air à double sens de la dernière scène :
Si nos belles, nos fillettes
Se transforment en merlettes,
Qui s’ébattent sur les rameaux.
Je voudrais être branchette,
Pour donner à nos fillettes,
Un arbre solide et beau.

Une sorte d’invitation à jouir.

La Comtesse triomphante en Catherine II

En tous cas, c’est bien l’image que cette fête donne, avec l’apparition finale à la place de Catherine II, de l’impératrice des plaisirs qu’est dans ce cas la comtesse. (Rappelons que dans la mise en scène de Nemirova à Vienne et celle de Hartmann à la Scala, c’est aussi la comtesse qui apparaît en Catherine II, l’idée est partagée…). Il est clair que dans ce contexte, l’air de Eletski apparaîtrait particulièrement contradictoire. Dans ce monde on n’aime pas, on paie l’amour.
Une fois que le contexte est posé, justement, la suite n’est guère différente de l’habitude, assez proche même de la nouvelle : la comtesse meurt de peur face à Hermann, et au-dessus, Lisa attend angoissée et inquiète. Comme dans la nouvelle, l’escalier (un peu plus monumental cependant) monte à la chambre de Lisa .

Elena Stikhina (Lisa) Arsen Soghomonyan (Hermann)

Le troisième acte devient encore plus un drame d’intérieur, la scène entre Hermann et Lisa qui l’attend à minuit montrant l’explosion folle d’Hermann, tandis que Lisa cherche à fuir.
Mais Hermann au comble de la furie tue Lisa, dans sa salle de bain, elle s’écroule dans sa baignoire. Faut-il y voir de l’ironie là où dans le livret elle se jette dans la Neva ? …

La dernière scène retrouve le décor de la première, la grande et longue table où l’on boit et où l’on joue, avec tous les convives alignés comme pour une sorte de « ultima cena », la dernière cène, un Tomski qui chante à la fois saoul et amer, son air un peu leste dont il était question plus haut.
De son côté, Hermann joue, à la désespérée, comme il le souligne dans son air Что наша жизнь ? Игра ! (Qu’est-ce que notre vie, un jeu). Et après son suicide, deux hommes à terre, Hermann, mort et Tomski, écroulé, comme si la mise en scène établissait un parallèle entre les deux personnages (les metteurs en scène établissement plus fortement un parallèle entre Hermann et un Tchaïkovski plein de doutes de la fin de sa vie).
La fin est claire : on va continuer à jouer, le cadavre d’Hermann devient une sorte d’épiphénomène sans importance.

Peu importent les choix de mise en scène s’ils révèlent quelque chose de l’œuvre. Certes, ce travail montre une société d’où Hermann est décidément exclu, mais il n’est pas le seul : Lisa, et Polina par leur statut social de prostituées le sont aussi. Dans la nouvelle de Pouchkine, Lisa est une pupille et donc pauvre. Elle n’épouse d’ailleurs pas Eletski ou un prince, mais un « brave jeune homme, qui est fonctionnaire et possède une honnête fortune ».
Certains éléments de ce travail ont cependant une logique fragile : la question de Eletski est notamment discutable. Les metteurs en scène se demandent pourquoi Lisa refuse un Eletski plutôt séduisant et riche, qui offre à Lisa un avenir radieux pour un Hermann ombrageux qui a l’air d’avoir « trois crimes sur la conscience », et ils imaginent donc le choix entre être achetée comme une courtisane ou être romantiquement choisie pour elle-même.
Sans aller jusque-là pourrait aussi simplement imaginer qu’une âme romantique comme la Lisa habituelle de l’opéra, ne soit pas séduite par un mariage arrangé (ce qu’on suppose être celui qui lui est promis avec Eletski) et qu’elle tombe amoureuse du héros ombrageux. Les romans d’amour et les opéras sont remplis de ces choix où l’héroïne préfère le héros fantasque et aventureux au personnage propre et bien sous tous rapports (Leonora du Trovatore, Senta par exemple dans Der fliegende Holländer ou Elvira d'Ernani) et il est inutile d’en faire toutes des courtisanes. Certes, Moshe Leiser et Patrice Caurier sont des vrais professionnels, depuis longtemps « sur le marché » et leur travail a des qualités de mise en place, d’utilisation de l’espace, de conduite d’acteurs, mais le concept proposé reste assez discutable, et peu convaincant.

 

Une distribution très solide

Pris entre une mise en scène discutable, et une direction musicale d’exception, l’ensemble de la distribution est de haut niveau, et répond aux exigences d’un Festival tel que Baden-Baden. J’ai souvent évoqué la difficulté de trouver des voix exactes pour les rôles principaux notamment Hermann et Lisa. La voix d'Hermann n’est pas simplement celle d’un ténor dramatique à la Otello qu’un grand Hermann comme Galouzine a chanté. Il faut avoir dans la voix quelque chose de décalé, une couleur particulière que tous les ténors n’ont pas.

La distribution était composée de chanteurs habituels dans leur rôle et souvent parmi les meilleurs, notamment Vladislav Sulimsky (Tomski) et Boris Pinkhasovich (Eletski).
Autour d’eux, signalons Christophe Poncet de Solages (Maître de cérémonie) et Margarita Nekrasova (la gouvernante) toujours excellente,  ou Anatoli Sivko, qui a du style et qui sait chanter de manière expressive, mais surtout Evgueni Akimov, très fréquent dans les distributions du répertoire russe (Tchekalinski, qu’il a aussi interprété à la Scala) et particulièrement bon par les accents qu'il donne à son interprétation.
La surprise vient de la Polina de Aigul Akhmetshina, à la voix particulièrement impressionnante et au spectre large. Elle a frappé l’ensemble du public dans le rôle de Polina et notamment de son air Подруги милыя, подруги милыя
(Oh ! jeunes filles ! Légères et gentilles, dansez, tournez,
chantez en choeur de gais refrains)
empreint de délicatesse, de poésie, et où la jeune chanteuse (qui a remporté de nombreux prix et a fait partie de programme de jeunes chanteurs de Covent Garden) a montré un timbre d’une rare pureté, et une voix dont l’étendue frappe notamment lorsqu'elle évoque ensuite la mort. (L’amour berçait mon coeur, d’images gracieuses.
L’amour
m’aura donné hélas ! pour tout bonheur, l’amour m’aura
donné la tombe, la tombe, la tombe) Aucun doute cette voix de qualité va-t-elle très vite exploser dans les grands rôles de mezzo.

Doris Soffel (La Comtesse) Elena Stikhina (Lisa)

Doris Soffel est la Comtesse, un rôle traditionnellement offert à une grande en fin de carrière. L’important n’est pas tant la voix, mais l’expression,   la manière de dire, le jeu théâtral. Doris Soffel désormais incarne de grands rôles de mezzo de caractère comme Herodias, et elle est naturellement une comtesse qui s’investit beaucoup dans le théâtre. D’autant que la mise en scène la met particulièrement en avant. Peu importe l’état de la voix car ce qui compte, c’est d’abord l’impression produite : rappelons que dans la Dame de Pique, la comtesse est l’un des personnages qui « signe » une distribution (rappelons Olga Borodina à Vienne en janvier dernier). Elle n’est pas une sorte de spectre avant l’heure, mais une femme plutôt vive, plutôt positive, comme dans le final de la grande scène de la fête du deuxième acte. Quand elle se retrouve seule, on comprend sa joie de vivre de la scène précédente qui en quelque sorte la replonge dans l’époque de ses triomphes, notamment dans la fameuse évocation de l’ariette de Richard Cœur de Lion, plutôt réussie (phrasé, diction), mais l’arrivée d’Hermann la transforme immédiatement et la fait passer du côté d’un réalisme assez cru au statut de spectre vivant.

Arsen Soghomonyan (Hermann), Doris Soffel (La Comtesse)

Nous avons vu que Eletski est un personnage vu par la mise en scène relativement incohérent. Admettons qu’il achète la « courtisane » Lisa, comment comprendre alors (si ce futur mariage est une transaction) qu’il se dresse ensuite contre Hermann au jeu et qu’il soit aussi désespéré ?  Un amour acheté sans réponse chez Lisa ? Ou un amour propre blessé d’avoir été supplanté par Hermann ? La mise en scène n’arrive pas vraiment à rendre logique le personnage. D’autant que son air (Я вас люблю / Ya vas Lioubliou, je vous aime) chanté à une Lisa attachée à son lit sonne difficilement convaincant, à moins que cela ne signifie métaphoriquement qu’il s’attache Lisa… Il reste que Boris Pinkhasovich est actuellement l’un des barytons du futur, et pas seulement dans le répertoire russe, même si on l’a vu si convaincant dans Le Nez à Munich. Le timbre est très suave, le phrasé impeccable, la délicatesse toujours présente et la voix à une belle étendue. On entend Posa derrière…
Son Eletski est donc vocalement convaincant (un peu moins qu’à Vienne où il a fit crouler le théâtre), mais la position à laquelle l’oblige la mise en scène n’y est pas étrangère : voilà un personnage qui n’existe pas chez Pouchkine et dont les metteurs en scène ne savent pas quoi faire.

Vladislav Sulimsky (Tomski) chante avec l'énergie du désespoir (dernière scène)

Vladislav Sulimsky, qui était l’extraordinaire Mazeppa de la version de concert cet automne, est ici Tomski, comme à Milan. Un Tomski ambigu, sans doute torturé, un Tomski intéressé par les garçons et en même temps affichant un rôle de personnage de cour qui l’oblige à ne pas trop le montrer, une sorte de Tchaïkovski bis en quelque sorte. Si les metteurs en scène affirment qu’Hermann est une sorte de double du compositeur, cer dernier plane aussi sur l’ombre de Tomski. Alors que le personnage a dans le livret et aussi dans la nouvelle un profil assez mondain et assez léger, sans être cynique, il est ici traversé de contradictions : d’où la scène de l’acte II avec le danseur qui rompt avec lui et dont il sort brisé. Du coup, il ne noie dans l’alcool à la dernière scène, et son air Если б милые девицы / Так могли летать, как птицы (Si les douces jeunes filles / pouvaient voler comme des oiseaux) est presque interrompu par le chœur comme s’il ne pouvait plus chanter, et il s’écroule bientôt, terrassé par le chagrin. Là encore, on se demande l’intérêt d'en rajouter sur des caractères qu’ainsi on souligne sans vraiment une justification claire, sinon que dans cette société, les êtres ne peuvent vivre leur vérité. Une autre ambiguïté de la sorte domine les relations Polina/Lisa, sans que ces relations soient vraiment fouillées, mais seulement esquissées.

Elena Stikhina (Lisa)

C’était Asmik Grigorian, qui était la Lisa prévue, comme à Milan, mais des problèmes de santé l’ont éloignée des scènes. Elena Stikhina l’a remplacée, le soprano russe est familière du rôle de Lisa et des rôles de spinto. Elle s’est emparée du rôle voulu par la mise en scène avec beaucoup de vérité et d’énergie, et comme on dit, elle tient vraiment la scène. Ses airs sont accueillis triomphalement par le public, notamment le dernier Он жертва случая и преступленья не может/ Il est victime d’un hasard fatal et jamais n’aurait pu commettre de crime.
Le chant est très expressif (un peu expressionniste même dans les moments plus dramatiques) très incarné et particulièrement investi théâtralement, les parties plus lyriques sont aussi très bien dominées – elle y est presque plus convaincante. C’est une grande Lisa dans l’ensemble.

Arsen Sghomomyan (Hermann), Doris Soffel (La comtesse)

Arsen Soghomonyan est un bon Hermann, au chant engagé et puissant, aux aigus parfaitement en place, il incarne un Hermann incapable de maîtriser ses pulsions, pris dans l’écheveau progressif des folies, assez déchirant dans l’ensemble. Les scènes où, en possession du secret des cartes, il se trouve face à Lisa sont sans doute les plus puissantes de la soirée, où il incarne un personnage schizophrène à la psyché complètement prisonnière de ses rêves, allant jusqu’au meurtre. Son air final Что наша жизнь ? Игра ! (Qu’est-ce que notre vie, un jeu), magnifiquement incarné, montre aussi un personnage sans cesse sur le fil du rasoir, réaliste et irréaliste. Le jeu est vraiment convaincant.  Tout en étant expressif et particulièrement engagé, le personnage n’a cependant pas cette terrible ambiguïté dans l’expression, les mots manquent quelquefois non de clarté, mais de couleur, il reste un peu tout d’une pièce. Mais la performance est tout de même remarquable.

Dernière image : la table de jeu et l'étage, abandonné et vide

C’est la musique (Chef, orchestre, chœur et distribution) qui fait tenir l’édifice d’une production trop « forcée » qui n’arrive pas toujours à trouver sa logique, entre réalisme et folie, entre plaisirs licites et désirs cachés, entre argent et jeu, entre frustrations et rêves de plénitude. Si l’exécution restera sans doute mémorable, la production s’oubliera assez vite : une Traviata suffit dans le répertoire lyrique.

On aura tout intérêt à regarder sur le site Digital concert Hall des Berliner Philharmoniker, le streaming de l’exécution en version concertante qui en a été donnée à la Philharmonie de Berlin le 24 avril 2022.
Pour un prix modique (l’abonnement n’est pas obligatoire et l’on peut accéder à des écoutes singulières), vous pourrez écouter avec les mêmes participants cette Dame de Pique totalement mémorable musicalement. https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/53840

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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