« Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander ».
Centre Pompidou, du 11 mai au 5 septembre 2022.`

Commissariat :
Angela Lampe, conservatrice au service de la collection moderne, Musée national d’art moderne
Florian Ebner, conservateur et chef de service du cabinet de la photographie, Musée national d’art moderne
assistés de Sophie Goetzmann, chargée de recherches au Musée national d’art moderne
et Katharina Täschner, boursière du programme « La photographie aux musées » de la fondation Krupp

 Scénographie : Laurence Le Bris, assistée de Claudia Blazejczyk

 

Réalisée en collaboration avec le Louisiana Museum of Modern Art à Humlebaek au Danemark, l’exposition y sera présentée du 13 octobre 2022 au 19 février 2023.

 

Exposition visitée le jeudi 12 mai à 14h30

Renouant avec les grandes manifestations pluridisciplinaires qui ont fait sa gloire, le Centre Pompidou consacre depuis quelques jours une exposition à la République de Weimar, en se focalisant sur le courant pictural de la Neue Sachlichkeit et sur l’œuvre d’August Sander. Peinture et photographie sont donc au cœur du sujet, mais aussi architecture, design, cinéma, théâtre, littérature et musique, à travers quelque 900 pièces présentées.

Les photographies d’August Sander (1876–1964) sont devenues incontournables, en tant qu’icônes modernes de la diversité humaine, et on en trouve désormais des reproductions un peu partout, comme illustrations de couverture de livre – la nouvelle traduction de Berlin Alexanderplatz en folio Gallimard, par exemple – ou même comme sujet de livre (le romancier américain Richard Powers s’est fait connaître en 1985 avec Trois Fermiers s’en vont au bal, fiction dans laquelle il imagine toute une intrigue autour des trois jeunes gens immortalisés par Sander peu avant la Première Guerre mondiale). Son « Porteur de briques » incarne le travail manuel et physique, sa « Secrétaire » représente la libération de la femme dans les Années Folles… Pourtant, par-delà leurs qualités plastiques, quel projet aberrant, digne des taxonomies animalières du XVIIIe siècle, ou de la classification périodique des éléments par Mendeleïev ! Comment abstraire l’individu pour faire en sorte que chaque modèle devienne emblématique d’un groupe ou d’une classe sociale ? Si « Le Pâtissier » photographié en pied, est identifiable grâce à sa tenue, à ses ustensiles et à ses gestes, comment le visage de tel poète pourrait-il devenir « Le Poète » ? Sans parler de l’essentialisation contestable que suppose un classement qui juxtapose des catégories aussi peu comparables que « I. Le Paysan », « II. L’Artisan », « III. La Femme »… Est-ce l’étrangeté radicale de cette démarche qui la rend d’autant plus fascinante ? Peut-être bien.

 

C’est en tout cas autour du travail de Sander et de ses Menschen des 20. Jahrhunderts, qualifié de « monument de l’histoire de la photographie », qu’est construite la nouvelle exposition du Centre Pompidou, qui porte sur l’Allemagne de Weimar (1918–1933) et plus spécifiquement sur les quelques années qui précèdent le Krach de Wall Street et la montée du national-socialisme. Les photographies d’August Sander occupent le cœur même de la manifestation, et la scénographie est habilement conçue pour permettre une circulation fluide entre deux parcours simultanés, « deux récits sur la modernité allemande », le visiteur pouvant passer de l’un à l’autre sans solution de continuité ; bien que l’on puisse imaginer une visite qui ferait entièrement l’impasse sur les « salles Sander », le photographe est néanmoins présent aussi dans l’autre circuit, plusieurs salles incluant son nom dans leur appellation même (par exemple « Regard vers le bas. August Sander : les derniers des hommes »). Ici et là, on remarque aussi que le projet de Sander dépasse les bornes chronologiques de l’exposition, à la fois parce que son travail incluait quelques clichés réalisés avant 1914, d’aspect déjà presque désuet dans l’entre-deux-guerres, et parce que la dernière salle du parcours, « Epilogue », s’avance jusqu’à l’instauration du Troisième Reich, avec des portraits d’acteurs et de victimes du nazisme durant le deuxième conflit mondial.

 

Ill.1 : August Sander, Malerehepaar [Couple de peintres] (Martha et Otto Dix), 1925–1926 Tirage moderne, épreuve gélatino-argentique 20,6 × 24,3 cm Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur, Cologne © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne/ Adagp, Paris, 2022.
 

Par la sobriété de leurs éclairages, leur refus de tout effet pittoresque dans leur composition souvent frontale, les photographies de Sander s’accordent bien avec le courant de la Neue Sachlichkeit créé en 1925. Cette objectivité fut pour la première fois revendiquée lors d’une exposition organisée à la Kunsthalle de Mannheim. A cette occasion, Georg Grosz revient à la peinture qu’il a abandonnée depuis plusieurs années, et présente son Portrait de Max Hermann-Neisse, saisissante vision d’un écrivain au physique disgracieux, recroquevillé dans son fauteuil, loin de l’expressionnisme délibérément caricatural jusqu’alors pratiqué par l’artiste. Retour au réalisme, semble-t-il donc, la Nouvelle Objectivité paraît assez bien résumer l’esprit du temps, et l’Allemagne des années 1920 s’y reconnaît, comme le confirment notamment l’unique toile de Max Beckman présente dans l’exposition de Beaubourg, et surtout les portraits réalisés à la même époque par Christian Schad. Il en va un peu autrement d’Otto Dix, dont les œuvres conservent malgré tout un esprit satirique : pas seulement dans son fameux triptyque Großstadt (1927–28, ici évoqué par un dessin préparatoire au format définitif), mais aussi dans des portraits célèbres comme celui de la journaliste Sylvia von Harden (1926), conservé au Centre Pompidou, ou celui de la danseuse Anita Berber (1925), qui sert d’affiche à cette manifestation.

 

Pour autant, on aurait tort de voir en cette objectivité un humanisme, car de même que Sander cherche le type par-delà l’individu, se développe en parallèle une fascination pour le machinisme, intérêt qui dépasse la stricte fabrication en usine d’objets désormais standardisés pour atteindre également ceux qui les fabriquent : des artistes comme Heinrich Hoerle présente l’humain tel un robot, telle une silhouette schématique en deux dimensions. Les différentes classes sociales peuvent se résumer à une série de pictogrammes, comme en dessinent Gerd Arntz ou Alice Lex-Nerlinger. L’époux de cette dernière, Oskar Nerlinger, exclut presque entièrement l’humain de ses images du monde du travail, les ouvriers n’étant plus que de minuscules silhouettes dans un univers industriel caractérisé par le gigantisme de ses infrastructures. Dans la quête d’objectivité, les objets finissent d’ailleurs par l’emporter sur l’humain auquel Sander reste attaché : d’autres photographes inventent une épopée des choses, comme Albert Renger-Patzsch, dont les clichés exaltent la monumentalité des objets les plus quotidiens.

 

Ill. 2 : Albert Renger-Patzsch, Triebwerk einer Lokomotive [Moteur d'une locomotive], 1925 Tirage vintage 17 × 21,2 cm Galerie Berinson, Berlin © Albert Renger-Patzsch Archiv / Ann und Jürgen Wilde, Zülpich / Adagp, Paris, 2022
La modernité des machines, on la retrouve aussi dans les spectacles les plus inventifs de cette époque, auxquels une salle entière est consacrée : Bertolt Brecht et Erwin Piscator sont dûment évoqués, ainsi que l’invention contemporaine du Zeitoper. Si l’on connaît désormais un peu moins mal Neues von Tage de Hindemith ou Jonny spielt auf de Křenek, grâce aux enregistrements jadis parus dans la série « Entartete Musik » chez Decca, on découvrira peut-être à cette occasion l’opéra Maschinist Hopkins de Max Brand, créé à Duisbourg en 1929, histoire de complot dans une usine américaine, déjoué par un « machiniste », présentée dans des décors inspirés du Metropolis de Fritz Lang, avec une musique empruntant au jazz et aux bruits du monde industriel.

Si les nazis condamneront comme « dégénérés » tous les courants artistiques jugés par eux trop novateurs, ils auront beau jeu de stigmatiser la « décadence » d’une époque fertile en transgressions, comme le souligne la salle qui porte précisément ce nom : refus des rôles genrés et culte de l’androgynie, mais aussi fascination pour les meurtres violents. En ultime contrepoint, une projection vidéo élaborée par Arno Gisinger, « Retournement », permet de revenir sur l’exposition organisée dès juin 1933 par le Troisième Reich, « Kulturbolschewistische Bilder », à la Kunsthalle Mannheim, là où était née la Neue Sachlichkeit. Ce prétendu « bolchévisme culturel » alors dénoncé était précisément celui des peintures de Beckmann, de Dix ou de Grosz, et notamment du Portrait de Max Hermann-Neisse. Cette vidéo est visible dès l’entrée de l’exposition grâce à une vitre, la boucle étant ainsi bouclée, comme le comprend le visiteur à l’issue du parcours.

Catalogue sous la direction de Angela Lampe.  22,5 × 30 cm, 320 pages, 330 illustrations. ISBN : 978–2‑84426–921‑8. 49€

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne/ Adagp, Paris, 2022.
© Albert Renger-Patzsch Archiv / Ann und Jürgen Wilde, Zülpich / Adagp, Paris, 2022
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