Promenade dans l'opéra anglais, épisode 5

A l’aube du romantisme, un pas de plus fut accompli vers l’acclimatation britannique de ce genre « continental » qu’était encore l’opéra, grâce à un compositeur dont le nom jadis glorieux, sans être totalement inconnu dans le monde anglophone, est à peu près totalement oublié ailleurs : Henry Rowley Bishop (1786–1855)

Sir Henry Rowley Bishop (1786–1855), par George Henry Harlow

Né dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, Henry Bishop compose d’abord des musiques de ballet pour le King’s Theatre, Haymarket. Sa première grande œuvre lyrique est créée à Drury Lane le 23 février 1809. Hélas, le théâtre brûle le lendemain de la première. Il n’en signe pas moins un contrat avec Covent Garden en tant que compositeur et chef d’orchestre, poste qu’il occupera pendant 14 ans. Le premier opéra qu’il y donna, en février 1811, fut The Knight of Snowdoun d’après La Dame du lac de Walter Scott : « Les Anglais le considèrent comme un chef‑d’œuvre », note Fétis dans sa Biographie universelle.

Avec la collaboration du dramaturge Frederic Reynolds, Bishop produira tout au long de sa carrière une série d’opéras shakespeariens. Laissant aux Verdi et Thomas à venir le soin d’adapter Macbeth ou Hamlet, il s’attaque essentiellement aux pièces les moins sombres : A Midsummer Night’s Dream (1815), The Comedy of Errors (1819), Twelfth Night (1820), The Tempest (1821), The Two Gentlemen of Verona (1821) et The Merry Wives of Windsor (1824). Qu’on n’espère cependant une mise en musique directe du texte original. Si l’on prend l’exemple de sa Comédie des erreurs, on constate que les quatorze morceaux que compte la partition – car il s’agit en fait d’opéras-comiques où le parlé tient une place très importante – sont en fait composés sur des textes empruntés à différentes sources shakespeariennes : l’air « Lo ! Here the Gentle Lark », qui a pu attirer des coloratures comme Kathleen Battle ou Sumi Jo, s’appuie ainsi sur un extrait du poème narratif Venus and Adonis. Aujourd’hui encore, le meilleur moyen d’entendre la musique de Bishop reste un disque intitulé Shakespeare at Covent Garden, enregistré en 1999 par l’ensemble « Musicians of the Globe » dirigé par Philip Pickett, avec notamment la soprano Susan Gritton et le ténor Mark Tucker (https://www.youtube.com/watch?v=Hw1fEfIRBjw&list=OLAK5uy_lrMEgQxFPTL86Or0UEWs2jmnYOpAm0akc).

On aurait tort, néanmoins, de ne voir en Henry Bishop qu’un compositeur replié sur son Angleterre natale. Ses nombreux opéras rappellent en effet tous les liens culturels qui unissaient la Grande-Bretagne au reste de l’Occident. Et, paradoxe suprême, c’est en faisant l’apologie du chez-soi que Bishop allait atteindre une gloire transcendant les frontières nationales.

Le 31 janvier 1812 eut lieu à Covent Garden une création lyrique, qui témoigne des incessants échanges artistiques entre les différents pays d’Europe, Royaume-Uni inclus. The Virgin of the Sun!, « Operatic Drama » de Bishop, reprend en effet l’un des épisodes d’un roman de Jean-François Marmontel, librettiste de Rameau, Dauvergne et Grétry et de Rameau, Les Incas, ou la destruction de l’empire du Pérou (1777), Y étaient contés les amours de Cora, vierge du soleil, et d’Alonzo le conquistador, idylle contrariée qui inspira quantité d’adaptations théâtrales et musicales, dont des opéras signés, entre autres, par Cherubini (Idalide o sia La vergine del sole, Florence, 1784), Cimarosa (même titre, Saint-Pétersbourg, 1788) ou Méhul (Cora, Paris, 1791). Même Schubert y fit référence avec son lied « Cora an die Sonne » (1815), preuve que l’intrigue était encore familière dans la bonne société.

« Cora. Madam Grassini in The Virgin of the Sun. » par Andrea Freschi, 1805

A Londres avait été donné en 1804 La vergine del sole, opéra de Gaetano Andreozzi créé à Palerme en 1797 (une gravure montrant la soprano Giuseppina Grassini dans le rôle-titre garde la trace de ces représentations britanniques). Quand Bishop eut à son tour à mettre en musique les amours de Cora et d’Alonzo, le livret en anglais dû à Thomas Morton (déjà librettiste de The Knight of Snowdoun) s’inspirait de la pièce de théâtre tirée du roman de Marmontel par August von Kotzebue, Die Sonnenjungfrau (publiée en 1789, créée sur scène à Leipzig en 1791). En effet, le dramaturge allemand avait jugé bon d’y introduire un rival amoureux, Rolla, noble guerrier inca qui, bien qu’épris de Cora, propose de cacher les amants pour les protéger. Le bon sauvage suprême (le turc généreux, Osman des Indes galantes ou Selim de L’Enlèvement au sérail). Autre rapprochement avec le ballet héroïque de Rameau, The Virgin of the Sun ! incluait l’évocation d’une catastrophe naturelle, puisque Cora est sauvée par l’Espagnol qu’elle a épousée en secret alors qu’un tremblement de terre menace le temple. La scène du séisme était en outre précédée d’un orage durant lequel les prêtres incas prient les dieux de déchaîner les éléments.

Page extraite de la partition réunissant The Choruses, Quintetts and Marches, as Performed at Theatre Royal Covent Garden in the Grand Melo-Dramatic Opera Called The Virgin of the Sun ! composed and compressed for the Pianoforte by Henry R. Bishop

Cette page fit manifestement forte impression sur le public londonien, et les spécialistes en parlaient encore quarante ans après : « the great musical picture of a storm and earthquake, with which Virgin of the Sun was enriched, will be long remembered » (J.W. Moore, Encyclopedia of Music, 1852).

Poursuivant dans la veine exotique qui lui avait réussi, Bishop composa bien d’autres opéras cultivant le dépaysement : The Slave (1816), dont la postérité retint l’air de l’Oiseau moqueur, dont on conserve au moins deux enregistrements, l’un par Amelita Galli-Curci, l’autre par Lily Pons ; Cortez, or the Conquest of Mexico (1824), sur un livret de James Robinson Planché, qui devait peu après écrire le livret d’Oberon pour Weber, créé le 12 avril 1826 à Covent Garden, et auquel Bishop répliqua avec une féerie,  Aladdin or the Wonderful Lamp, donnée à Drury Lane à partir du 29 avril. Malgré leur titre, mieux vaut sans doute ne pas attendre une vision critique du colonialisme d’opéras-comiques comme The Fall of Algiers (1825), malgré la présence d’un personnage appelé « Timothy Tourist », caricature de l’Anglais visitant le monde, ou The Englishman in India (1827).

Bishop pratiqua beaucoup une autre forme d’échange culturel, alors très en vogue dans son pays : l’adaptation ou anglicisation de chefs‑d’œuvre lyriques reconnus sur le continent, impitoyablement passés à la moulinette pour les rendre plus acceptables par un public qui n’acceptait encore qu’avec difficulté les opéras dans sa propre langue.

En 1817, il reprend la musique de Boieldieu pour un John of Paris décalqué de Jean de Paris (1812). En 1818, il mélange du Bishop, du Paisiello et du Rossini pour The Barber of Seville.  Il « utilise » Mozart en 1818 pour The Libertine, d’après Don Giovanni, et en 1819 pour The Marriage of Figaro. Dans cette dernière partition, « Translated, altered, and arranged for representation, by Henry R. Bishop. The music chiefly selected from Mozart’s operas ; the overture and new music composed, and the whole adapted to the English stage, by Mr Bishop », on ne retrouve pas les airs des Noces de Figaro, sauf par endroits… Y figure en revanche le Fiorello du Barbier, et c’est Barberine qui se dispute avec Suzanne à la place de Marceline… Rossini est aussi victime de ces tripatouillages : en 1830, à Covent Garden, Bishop propose Ninetta, or the Maid of Palaiseau, « An Opera, in three acts, translated and altered from the French and Italian by Henry R. Bishop », « the music from Rossini’s opera La gazza ladra ». Le rôle de Bishop semble surtout avoir consisté à supprimer les récitatifs, puisque les vers anglais sont attribués à « Edward Fitzball ».  Une préface explique comment cette « altération » a été réalisée :

The present version is another translation of the original French Melo-Drame, with alterations and additions from the Italian Opera, La Gazza Ladra. Should it, in the event, prove equally fortunate with his adaptations of The Barber of Seville and The Marriage of Figaro, the Translator will be amply repaid for the difficulties he has had to contend with in the accomplishment of the task.

Mais il faut surtout s’attarder sur le cas de Clari ; or, The Maid of Milan, créé à Covent Garden en mai 1823, opéra qui fait se rejoindre Albion, la vieille Europe et le Nouveau Monde. Le livret fut rédigé par un acteur et dramaturge américain, John Howard Payne, qui avait assisté à Paris, à l’Académie royale de musique, à une représentation du ballet-pantomime Clari ou la promesse de mariage (1820) de Rodolphe Kreutzer, histoire d’une paysanne enlevée par un vilain duc, d’après une romance italienne (à moins que la source n’en soit « Laurette », conte moral de… Marmontel). Payne en tira d’abord une pièce, Angioletta, qui fut représentée à Londres, au Surrey Theatre. Naquit bientôt l’idée d’en faire un opéra en trois actes : Bishop et Payne, qui travaillaient ensemble depuis 1815, se rendirent à Paris en août 1822 où ils assistèrent au ballet, et le compositeur s’enthousiasma pour le projet.

Frontispice des Melodies of various nations, années 1820.

Créé à Covent Garden le 8 mai 1823, Clari compta notamment parmi ses premières spectatrices Maria Malibran en personne, qui allait demander quelques années plus tard à Fromental Halévy d’en composer une version en italien, cette Clari qui serait créée au Théâtre Italien de Paris en décembre 1828 (et que Cecilia Bartoli a récemment ressuscitée). De la Clari de Bishop a surtout survécu un air que l’on entend plusieurs fois au cours de l’œuvre, et que le compositeur avait en fait composé auparavant, pour un recueil de Melodies of various nations commandé par l’éditeur Goulding. Henry Bishop y intervenait théoriquement pour fournir des introductions et des accompagnements, mais tout indique qu’il inventa purement et simplement certaines mélodies « étrangères ». Dans le premier volume de la série publié entre 1821 et 1830 figure ainsi « To the home of my childhood », mélodie prétendument « sicilienne », mais dont Bishop avoua l’avoir composée lui-même, et qu’un musicologue a trouvée étrangement semblable à un lied de l’Allemand Johann Abraham Peter Schulz, « Wie reizend, wie wonnig » (1794), promis à une plus grande popularité à partir de 1811 sous la forme d’un chant de Noël intitulé « Ihr Kinderlein kommet » (la comparaison proposée en 1977 par B.E. Underwood est assez troublante, https://bunker4.zlibcdn.com/dtoken/859c72160102ccc56148d60a92cb9c1b).

Cette mélodie germano-siculo-anglaise (et même considérée comme une mélodie populaire irlandaise par certains) connut un immense succès. Une des premières impressions de la partition se serait vendue à cent mille d’exemplaires.

En 1826, l’échec de son Aladdin de 1826 mit un terme à la carrière de Bishop comme compositeur d’opéras, et il se consacra dès lors à l’enseignement. En 1839, il fut abandonné, avec ses trois enfants, par sa deuxième épouse, de vingt-trois ans sa cadette, la cantatrice Anna Bishop, qui s’enfuit avec le harpiste français Nicolas-Charles Bochsa (elle devint ensuite prima donna assoluta au San Carlo de Naples, et mourut à New York en 1884 après avoir passé sa vie à chanter à travers le monde). En 1842, Bishop fut anobli par la reine Victoria – grâce à « Home, Sweet Home », dit-on. A sa mort en 1855, un comité organisa des concerts caritatifs afin de recueillir des fonds pour subvenir aux besoins de ses enfants.

Quelques années avant sa mort, Bishop avait relancé « Home, Sweet Home » comme mélodie de salon. Signe de sa popularité durable, le virtuose Sigismund Thalberg conçut en 1857 des variations pour piano d’après ce morceau (Leopold Godowsky devait plus tard y aller de sa version, lui aussi). Vers la même époque, Adelina Patti s’en empara et l’inséra au deuxième acte du Barbier de Séville lors de la leçon de chant de Rosine (dans son grand âge, elle l’enregistra deux fois, en 1905 et en 1906). Le 31 décembre 1862, à la veille de la bataille de Stones River, une lutte musicale opposa les Nordistes et les Sudistes, qui commencèrent par interpréter leurs airs « nationaux » ; mais quand l’une des fanfares entonna « Home, Sweet Home », l’autre répondit à l’unisson, et les 80 000 soldats des deux camps, qui allaient s’affronter en un combat sanglant, se mirent à chanter ensemble la mélodie de Bishop. En 1886, la soprano Emma Albani, née Marie-Louis Emma Cécile Lajeunesse, alors très appréciée à Covent Garden, interpréta au Royal Albert Hall, pour l’ouverture de la Colonial and Indian Exhibition, « Home, Sweet Home », le programme étant complété par l’Alleluia du Messie de Haendel une ode de Tennyson mise en musique par Sir Arthur Sullivan. Albani dut régulièrement satisfaire la demande d’auditoires d’un bout à l’autre de la planète, et chanta « Home, Sweet Home » pour les mineurs zoulous. Avant que n’advienne « Land of Hope and Glory » arrangé en 1902 sur une musique d’Elgar, la mélodie de Bishop était devenue une sorte d’hymne national anglais interprété d’un bout à l’autre de l’empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Retournement extraordinaire pour ce petit air anglais (quoique…) dont les paroles écrites par un américain disent qu’on n’est bien que chez soi.

 

Quelques airs de Bishop à écouter

“Home sweet home”, tiré de Clari (1823), par Robert Tear : https://www.youtube.com/watch?v=Yr5gaMEx5HE

“The Echo Song”, tiré de Brother and Sister (1815) par Amelita Galli-Curci https://www.youtube.com/watch?v=2–0WnEDj_eA

“Pretty Mocking Bird”, tiré de The Slave (1816), par Lily Pons

https://www.youtube.com/watch?v=rDFQK0VAGuc

“Lo ! Here the gentle lark”, tiré de The Comedy of Errors (1819), par Kiri Te Kanawa  https://www.youtube.com/watch?v=yj_q4nJ8ZM8

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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