Exposition « Gaudí ». 
Musée d’Orsay, du 12 avril au 17 juillet.

Commissaire général : Dr Juan José Lahuerta, professeur d’histoire de l’art et d’architecture à l’Escola Tecnica Superior d’Arquitectura de Barcelona

Commissariat : Elise Dubreuil, conservatrice chargée des collections d’arts décoratifs au Musée d’Orsay ; Isabelle Morin Loutrel, conservatrice générale du patrimoine

Scénographie : Joris Lipsch, Studio Matters

Catalogue : coédition Musée d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan. Relié, 224 x 308 mm, 304 pages, 49 euros. ISBN 978–2‑35433–330‑0.
Auteurs : Ricard Bru i Turull, Yasmin Buchrieser, Jordi Canal, Stephen Calloway, Eduardo Carrero Santamaría, Elise Dubreuil, Mariàngels Fondevila, César García Alvarez, Juan José Lahuerta, François Loyer, Celia Marín Vega, Isabelle Morin Loutrel, Claude Prévost, Carmen Rodríguez Pedret, Teresa-Montserrat Sala i García, Galdric Santana Roma.

Visite le lundi 11 avril à 14h30 (vernissage presse).

Avec quatre ans d’avance sur le centenaire de sa mort, Antoni Gaudí est à l’honneur au Musée d’Orsay, pour une exposition qui évoque l’œuvre de l’architecte catalan de manière aussi « immersive » que possible, moins par le recours aux images animées et autres procédés devenus courants que par la présence monumentale de l’intérieur reconstitué par lequel le visiteur est accueilli et par quelque deux cents œuvres de toutes sortes

Même en faisant la part de la provocation surréaliste de la formule, il faut reconnaître que Salvador Dalí n’avait peut-être pas tort de saluer la “beauté comestible et terrifiante” de l’architecture Art Nouveau, et de préférence celle de son compatriote Antoni Gaudí, que le Musée d’Orsay célèbre ce printemps par une exposition coorganisée avec le Museu Nacional d’Art de Catalunya à Barcelone. Oui, comestible, l’architecture de Gaudí semble bien l’être : le sommet du Palais Güell est planté de grands sucres d’orge, et la Casa Milà a tout l’air d’une immense pièce montée dont les toits seraient le glaçage blanc parsemé de cheminées en guise de choux ; recouverte d’écailles chatoyantes, sous son ondulante nageoire dorsale, la Casa Battló ferait un superbe poisson servi en plat de résistance. Terrifiante aussi, puisque ce même édifice inclut des ossements en guise de colonnes pour ses fenêtres ; terrifiant car tout droit sorti d’un conte de fées ou d’Alice au pays des merveilles, le monstre préhistorique qui orne la grille d’entrée de la Finca Güell, sans parler de l’animalité inquiétante des formes décorant certains panneaux, globules en suspension, yeux ouverts au milieu d’une matière incertaine. Terrifiant pour rire, comme le dragon de mosaïque du Parc Güell, dont une reproduction figure sur le mur d’entrée de l’exposition. Et, sinon terrifiant, du moins assez incroyable de nos jours, le fait que se poursuive, près d’un siècle après la mort de Gaudí, la construction de son œuvre suprême de Gaudí, l’église de la Sagrada Familia.

ILL. 1 Vue de l’entrée de l’exposition © Sophie Crépy

Exposer l’architecture est toujours un pari, auquel est évidemment accoutumée une autre institution parisienne, la Cité de l’architecture et du patrimoine. Pourtant, ce n’est pas au Palais de Chaillot, mais au Musée d’Orsay qu’est célébré le cent-soixante-dixième anniversaire de la naissance d’Antoni Gaudí. Ce n’est pas un hasard, puisque le musée possède plusieurs meubles, boiseries et céramiques conçues par le Catalan, habituellement présentées dans ses salles d’arts décoratifs. Contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre à trouver, l’exposition du Musée d’Orsay n’inclut aucune maquette : ce n’est donc pas à travers des volumes reproduits en réduction qu’elle propose d’appréhender les constructions de Gaudí, mais plutôt par le biais des images en deux dimensions – plans, dessins de projets, photographies d’époque – et grâce à la tridimensionnalité de nombreux objets et éléments de mobilier, puisque les intérieurs étaient imaginés par l’architecte dans leur quasi-intégralité, jusqu’aux moindres poignées de porte. Même si, comme le montrent certaines images sépia, les habitants de ces logements réussissaient à insérer leurs buffets Henri II sous le tourbillonnement crémeux de ses plafonds ; même si l’audace de ses volumes devait souvent cohabiter avec l’encombrement 1900 des sellettes, napperons, tapis et bibelots.

ILL 2. Anonyme. Palais Güell (photographie pour le Salon annuel de la Société nationale des Beaux-Arts, Paris, 1910). Barcelone, Institut Amatller d’Art Hispànic, Archives Mas © Institut Amatller d’Art Hispànic

C’est une surprise bien plus radicale qu’offre l’entrée de cette exposition, qui s’ouvre in medias res. Si le parcours d’ensemble est chronologique, il a été choisi non pas d’accueillir le visiteur en lui montrant les tout premiers travaux de Gaudí, dont la timidité néo-gothique pourrait sembler décourageante, mais au contraire de le plonger d’emblée dans une œuvre de la maturité, dans un décor aussi enveloppant que possible, élaboré avec la collaboration de Joseph Maria Jujol pour la Casa Milà : un vestibule composé de hautes boiseries aux contours souples – comestibles ? –, où des portes vitrées coulissent au milieu des colonnes, des placards et des bancs. La deuxième salle propose d’autres étonnements, toujours à rebours de la chronologie, en évoquant l’ultime atelier de Gaudí, ménagé dans un recoin du chantier de la Sagrada Familia : lieu étrange, tapissé du sol au plafond de statues-moulages – quelques exemples sont inclus – réalisées à partir de modèle posant en caleçon de bain entre deux miroirs, comme on le voit sur quelques photographies anciennes (un incendie l’a détruit en 1936), et comme une reconstitution vidéo permet d’en faire la fascinante visite virtuelle. Une évocation de la bibliothèque de l’architecte rappelle sa dette envers Viollet-le-Duc (on reconnaît dans ses bâtiments certains doubles piliers en V directement empruntés au Français), Ruskin ou Owen Jones.

C’est avec la troisième salle, une fois conquis le visiteur émerveillé, que l’on en revient à la chronologie, avec les débuts du jeune apprenti. Diplômé de l’Ecole provinciale d’architecture de Barcelone, Gaudí dessine les plans d’édifices d’inspiration néo-médiévale, néo-mauresque, comme cet « amphithéâtre universitaire » qui aurait pu servir de décor à Parsifal dans le Bayreuth d’avant 1914. Il est aussi question du Plan Cerdà qui restructure alors la ville, dans une période aussi bouillonnante que troublée.

ILL. 3. Antoni Gaudí, Projet de fin d’études pour un amphithéâtre universitaire, coupe transversale, 22 octobre 1877. Mine graphite, aquarelle et gouache, 65 x 90 cm. Barcelone, Cátedra Gaudí, ETSAB, UPC / © CRBMC Centre de Restauració de Béns Mobles de Catalunya / Ramón Maroto

Puis l’on en vient aux choses sérieuses, avec d’abord celui qui sera le principal mécène de l’architecte, l’industriel Eusebi Güell, pour lequel il imaginera plusieurs espaces, notamment un palais où, comme on l’a dit plus haut, la témérité des structures coïncide encore mal avec une décoration parfois plus timorée : l’exposition présente ainsi quelques meubles néo-rococo où Gaudí use et abuse du cuir de Cordoue cher aux intérieurs fin XIXe, mais l’on admire à leurs côtés une incroyable méridienne asymétrique associant fer forgé et capitonnage, ou la stupéfiante coiffeuse également imaginée pour le Palau Güell. Le « Parck » – selon l’orthographe pseudo-britannique alors utilisée – Güell est évoqué à travers quelques exemples de trencadís, cette technique consistant à assembler des fragments de céramiques, employée en France par le facteur Cheval ou Raymond Isidore dit « Picassiette ».

ILL. 4. Antoni Gaudí (conception), Francesc Vidal i Jevellí (ébéniste), Coiffeuse pour le Palais Güell, 1886–1889. Bois, laiton et miroir, 182,5 x 113 x 73 cm. Collection Güell de Sentmenat © MNAC, Barcelona, 2022

Quelques réalisations exemplaires scandent le parcours : la Casa Vicens (dont on voit une grille entière, conçue à partir d’un moulage de palme) ; la Casa Calvet et ses meubles aux proportions bizarroïdes (pieds très hauts, assise très étroite) ; la Casa Battló et la Casa Milà, dans des salles où les pièces appartenant au Musée d’Orsay côtoient les prêts généreux du Museu Nacional d’Art de Catalunya, de la Fundació Junta Constructora del Temple Expiatori de la Sagrada Familia et de divers collectionneurs privés : portes, chaises, bancs, vitrines, paravents, miroirs aux contours capricieux, ferronneries tout aussi imprévisibles…

Et comme il convenait de conclure avec la Sagrada Familia, les dernières salles se consacrent au versant religieux de la carrière de  Gaudí, depuis ses premiers travaux encore très conventionnels – on voit quelques fauteuils néo-gothiques qui, conçus vers 1880, ne dépareraient pas au Parlement de Londres, d’un demi-siècle antérieur – jusqu’à la profusion de formes inédites imaginées pour la « cathédrale des pauvres », ainsi qu’on la surnommait, sans oublier l’église de la Colonie Güell, dont seule la crypte fut construite, mais qui aurait pu égaler la Sagrada Familia par sa silhouette conçue grâce à ses « études polyfuniculaires ».

Au terme du parcours, tandis qu’un triptyque peint par Antoni Tàpies en 1948 rend hommage à l’architecte, quelques dessins montrent sa possible descendance, même si la postérité n’a réellement retenu le nom d’aucun de ses disciples et collaborateurs, comme Ignasi Brugueras Llobet, Joan Matamala i Flotats ou Joan Rubió i Bellver.

Catalogue : coédition Musée d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan. Relié, 224 x 308 mm, 304 pages, 49 euros. ISBN 978–2‑35433–330‑0.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Sophie Crépy (Ill.1)
© Institut Amatller d’Art Hispànic (Ill.2)
© CRBMC Centre de Restauració de Béns Mobles de Catalunya / Ramón Maroto (Ill.3)
© MNAC, Barcelona, 2022 (Ill.4)
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