« Le Décor impressionniste. Aux sources des Nymphéas ».
Musée de l’Orangerie, du 2 mars au 11 juillet.

Commissariat : Sylvie Patry, conservatrice générale, directrice de la conservation et des collections, musée d’Orsay, et Anne Robbins, conservatrice peinture, musée d’Orsay

Scénographie : Studio Matters – Joris Lipsch

Catalogue sous la direction de Sylvie Patry et Anne Robbins, coédition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan, 288 pages, 45 euros

Visite effectuée le mardi 8 mars à 14h30

Ce printemps, le Musée de l’Orangerie présente une exposition consacrée à un sujet rarement abordé : les tentatives des Impressionnistes dans le domaine de la peinture décorative. On y voit comment l’avant-garde sut se plier aux désirs des commanditaires, tout en n’en poursuivant pas moins ses objectifs. Et plus que jamais, les Nymphéas de Monet, seule commande de l’Etat à la génération qui avait révolutionné la peinture dans les années 1870, apparaissent comme l’aboutissement de tout un processus.

On doit à Erik Satie l’invention de la « musique d’ameublement » ; tout art aspirant à la condition de la musique, la peinture en serait-elle venue, elle aussi, à souhaiter se fondre dans le décor ? Si les post-impressionnistes pratiquèrent avec délices la décoration comme un des beaux-arts, leurs prédécesseurs immédiats dans la voie de la modernité avaient-ils les mêmes visées ? Dépositaire des Nymphéas, les « grandes décorations » de Monet, le Musée de l’Orangerie était tout désigné pour accueillir cette nouvelle exposition consacrée au « Décor impressionniste ».

Poussant parfois jusqu’à l’extrême le refus de l’anecdote et des sujets édifiants, les Impressionnistes furent très vite surplombés par la menace du décoratif, insulte suprême de la part de ceux qui ne juraient que par les grands genres, peinture d’histoire et scènes religieuses auxquels Renoir et consorts évitèrent soigneusement de se frotter. Leurs chevaux de bataille, le paysage et la nature morte, n’étaient au contraire que des genres modestes, tout juste bon à orner une pièce, à fournir des dessus de porte ou à enjoliver des placards. Et en pratiquant sans le dire la dissolution du sujet au profit d’une peinture pure ouvrant droit sur la modernité, Monet contribua à anéantir les frontières séparant les différents genres.

ILL. 1 Claude Monet, Les Dindons, décoration non terminée, 1877. Huile sur toile, 174 x 172,5 cm. Paris, musée d’Orsay © Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

L’exposition de l’Orangerie s’ouvre modestement, avec quelques bouquets de fleurs, certes somptueux, mais qualifiés d’ « expédients alimentaires ». Depuis peu cocufié par Monet, le négociant Ernest Hoschedé lui commande en 1877 une série de quatre grandes toiles pour son château de Rottembourg, à Montgeron : la plus connue des quatre, Les Dindons, appartient au musée d’Orsay, les autres étant dispersées de par le monde (deux sont évoquées par des études préparatoires). C’est d’ailleurs l’un des intérêts de cette exposition, que de rassembler des œuvres rarement réunies et rarement vues en France. Peu avant et peu après la première exposition impressionniste, Pissarro répond à diverses commandes, comme le montrent les formats atypiques auxquels il doit se plier : carré de plus d’un mètre de côté pour la salle à manger de son cousin Alfred Nunès, à Yport, le commanditaire ayant lui-même suggéré deux paysages correspondant à deux saisons distinctes ; rectangles de 55 centimètres par un mètre trente pour les quatre dessus de porte probablement destinés à la salle à manger du collectionneur Gustave Arosa à Saint-Cloud. Pissarro dit s’être lancé « timidement dans cette branche de l’art », mais il se montre maître de l’exercice.

Beaucoup moins timide, avec pourtant bien moins de raisons de se sentir sûr de lui, Cézanne commence dès 1860 à décorer le Jas de Bouffan avec quatre allégories des saisons qu’il signe pompeusement « Ingres » alors que leur style préfigure plutôt le Douanier Rousseau. Pas besoin de commande pour le très aisé Caillebotte, qui peint pour son plaisir les trois grands panneaux décoratifs présentés en 1879 lors de la quatrième exposition impressionniste. S’ils bénéficient de la générosité de quelques mécènes, les Impressionnistes ne seront jamais sollicités par l’Etat, pourtant gourmand en fresques et décors divers pour les nombreux bâtiments publics qu’édifie la Troisième République : seule Mary Cassatt se voit commander une immense composition décorative lors de l’Exposition universelle de Chicago en 1893.

ILL. 2  Pierre-Auguste Renoir, Baigneuses, Essai de peinture décorative. 1884–1887. Huile sur toile, 117,8 x 170,8 cm. Philadelphie, Philadelphia Museum of Art © Philadelphia Museum of Art

A défaut de pouvoir couvrir des murs qu’on ne leur propose pas, les Impressionnistes décorent de bien plus petites surfaces : celle de carreaux de céramique, d’assiettes ou d’éventails, ce dernier support convenant beaucoup mieux à Degas, qui joue avec maestria des contraintes de la forme arrondie, qu’à Pissarro, encombré par l’horizontalité et l’orthogonalité de paysages qu’il transpose un peu maladroitement dans les courbes des éventails. Renoir, qui ouvre l’exposition avec son grand Clown au cirque, commandé en 1868 pour un café proche du Cirque d’Hiver, aimait à se dire « peintre ordinaire » du banquier Paul Bérard ou de l’éditeur Charpentier : il se révèle étonnant décorateur avec le poudroiement lumineux des deux superbes scènes inspirées par Tannhäuser, peintes en 1879 pour l’atelier de Jacques-Emile Blanche chez ses parents à Dieppe (huit panneaux étaient prévus, mais l’artiste n’exécutera que deux dessus de porte), ou avec les deux monumentales Danseuses de 1909 destinées à la salle à manger du riche industriel Maurice Gangnat. Du même, on salue la présence dans l’exposition des Grandes Baigneuses de Philadelphie, « Essai de peinture décorative » qui n’avait plus été revu en France depuis 1922.

Les nymphéas sont des fleurs, et c’est bien avec la peinture de fleurs que l’Impressionnisme s’enhardit vers l’abstraction. Si les portes décorées par Monet pour Duran-Ruel ou par Caillebotte pour lui-même représentent encore fidèlement des fleurs ou des fruits, offrant même un effet illusionniste pour Caillebotte qui donne au spectateur l’impression de pénétrer dans sa serre à orchidées, le semis de marguerites peint par ce dernier et récemment acquis et restauré par le Musée des impressionnismes de Giverny désoriente délibérément le regard, confronté à une surface sans profondeur, à peine organisée par les différentes nuances de vert et les deux bandes grises encadrant le panneau en haut et en bas. Les chrysanthèmes peints par Monet semblent eux aussi animés par une pure jouissance de la couleur.

ILL. 3 Gustave Caillebotte, Parterre de marguerites, vers 1893. Huile sur toile, 205 x 116cm (chaque panneau). Giverny, musée des impressionnismes © Giverny, musée des impressionnismes / photo : François Doury

Et la dernière salle de l’exposition, consacrée au seul Monet, sert de prologue à sa conclusion naturelle : les Nymphéas du rez-de-chaussée. Si le rapprochement avec un somptueux paravent japonais du XVIIIe siècle convainc pleinement, on reste plus sceptique devant le parallèle avec les vases de Gallé, dont l’effet est tout autre. Le principe de la série des vues de Giverny avait des qualités décoratives suffisamment évidentes pour que la Manufacture de la Savonnerie décide en 1911 de transposer en tapis de velours et de laine deux exemples de Nymphéas. Les vues de nénuphars dans un format rond paraissent plus curieusement conçues, car l’œil s’y heurte partout au cadre qui délimite trop nettement la toile. Mieux vaut la délicate courbure des murs des deux salles où les grands Nymphéas sont livrés à la contemplation. Toutes ces peintures de Giverny, le critique Louis de Fourcaud rêvait en 1909 de « pouvoir les conserver intégralement en une salle de palais où l’on serait admis à les voir, et qui recevrait d’elles une décoration unique de splendeur et de sérénité », rêve mieux qu’exaucé grâce à l’amitié de Clemenceau pour Monet.

Catalogue sous la direction de Sylvie Patry et Anne Robbins, coédition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan, 288 pages, 45 euros



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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt (ILL.1)
© Philadelphia Museum of Art (ILL.2)
© Giverny, musée des impressionnismes / photo : François Doury (ILL.3)
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