Giacomo Puccini (1858–1924)
Madama Butterfly (1904)
Livret Luigi Illica et Giuseppe Giacosa
créé au Teatro alla Scala de Milan le 17 févier 1904.

Direction Vincenzo Milletari
Mise en scène Kirsten Harms
Scénographie, costumes et masques : Herbert Murauer
Lumières : Torben Lendorph
Dramaturgie : Katarina Aronsson

Cio-Cio-San (Madama Butterfly) Asmik Grigorian
Suzuki Katarina Leoson
BF Pinkerton Migran Agadzhanyan
Sharpless Ola Eliasson
Goro Niklas Björling Rygert
Prince Yamadori Mikael Fagerholm
Kate Pinkerton Marie-Louise Granström
Le bonze oncle de Butterfly, Kristian Flor
Yakuside, Radoslaw Rzepecki
Le Notaire Mikael Onelius
Le Commissaire Johan Rydh
La mère de Butterfly Annica Nilsson
Les cousines de Butterfly Cecilia Nanneson, Jessica Forsell
La tante de Butterfly Anna Danielsson
L’enfant Bruno Strehl Ogonowski
Les combattants Kung Fu : Jens Choong, Jakob Isaksson, Joakim Pettersson, Daniel Sundberg
Figurants Hannah Lundgren, Madeleine Wallgren Vickery

Kungliga Operans Kör & Kungliga Hovkapellet
(Orchestre et chœur de l’Opéra Royal de Stockholm)
Chef de chœur James Grossmith

 

Stockholm, Opéra Royal, samedi 13 novembre 2021

Retour sur les lieux du crime. Pour la reprise de la production de 2014 de Madama Butterfly, l’Opéra Royal de Stockholm fait de nouveau appel à Asmik Grigorian et c’est un succès. Alors que les salles peinent à retrouver leur public, l’Opéra Royal de Stockholm affiche quasi complet tous les soirs, y compris les périlleux lundis. On y vient pour Butterfly, pour Puccini, pour la mise en scène de Kirsten Harms et les décors de Herbert Murauer mais surtout pour Asmik.

Asmik Grigorian

Le bouche à oreille fonctionne, on s’arrache les places, ceux qui l’ont vu n’ont qu’un désir : y retourner, on pleurniche de concert à la sortie… Ce Butterfly est l’événement de cet automne à Stockholm. D’ailleurs, on y croise un public mêlé, c’est toujours le gage d’une excellente santé.
La mise en scène de Kirsten Harms, directrice artistique du Deustsche Oper de Berlin de 2004 à 2011, fonctionne toujours.
Il s’agit de questionner les clichés des rapports Orient-Occident et les rapports de domination de l’un sur l’autre ainsi que les nouvelles formes de colonialisme.
Le décor de Herbert Murauer (également responsable des costumes et de la scénographie) est donc unique et portera les stigmates, les clichés, de cette rencontre USA-Asie.
Autre temps, autres mœurs, la maison traditionnelle japonaise fait place à un loft clinquant de parvenu au design convenu. Des murs coulissants on ne garde que l’idée avec des renfoncements dans le sol et des plaques glissantes en arrière-scène faisant penser à ces puzzles à coulisses en plastique de l’enfance. L’idée est celle d’un réaménagement, de cartes brouillées, d’une vision plane mais aussi de chausse-trappes.

La colline sur laquelle est posée la maison se retrouve dans l’idée d’appartement en hauteur suggérée par l’escalier central partant de la fosse qui permet d’accéder au plateau-appartement.

Autre raccourci de décor : une rampe surplombant l’appartement évoque la canonnière mais aussi les rapports de domination.

Jusqu’ici tout va bien : les clichés du vérisme sont présents, actualisés dans cet appartement évoquant le Japon moderne : voile-rideau, tenture jaune-copie usinée d’estampe en fond de scène, à cour, mur de néons géants représentant des cerisiers en fleurs. Ouf, on a notre compte d’orientalisme.

Pinkerton se comporte en bon colon, bien installé dans son fauteuil, servi par un asiatique soumis, Goro, d’un mauvais goût évident, veste occidentale orange marquée d’idéogrammes. Kirsten Harms joue avec les clichés, actuels, que l’on se fait de l’Asie comme Puccini et son librettiste se moquaient de l’Amérique triomphante en affublant son « héros » des prénoms de Benjamin ET de Franklin et sa canonnière du nom tout aussi présidentiel, Abraham Lincoln.
Ici (et maintenant), c’est une Asie occidentalisée n’ayant gardé que des traces de ses goûts et de sa culture. L’assimilation de l’ère Meiji aujourd’hui…

Si, à l’époque de Puccini, le cliché des geishas était tenace et dans une culture vivace, aujourd’hui, il est remplacé par le commerce des corps, symbole d’un capitalisme extrême, dénué de tout folklorisme, accentué par la mobilité de la prostitution. Ainsi Butterfly en imperméable et avec une valise contemplera, sur la rampe, l’installation de Pinkerton, sa conversation avec Sharpless, sans équivoque sur son mariage et les salamalecs/tractations de l’infâme Goro.
Un Goro qui préparera un punch, boisson cliché d’un autre temps, dans un bocal à poisson : image du passé fluctuant de Butterfly et de son futur de prisonnière encloisonnée. Frédéric Mitterrand dans son film jouait également sur ces métaphores-là avec l’oiseau en cage.
Le cocktail enfin prêt annonce le moment du mariage. Des préparatifs, on le voit, on ne peut plus expéditifs pour un évènement vite consommé.
Les convives arrivent par l’escalier central, cortège coloré de clichés de prostituées asiatiques, tendances chinoises. On sent la vague des films venus d’Orient de ces trente dernières années qui remonte comme un haut le cœur, les chromos de In The Mood for  Love de Wong Kar Wai, l’atmosphère lancinante des Fleurs de Shanghaï de Hou Hsiao Hsien, les couleurs saturées du premier. Aux côtés des cocottes en lycra satiné, d’autres clichés vivants, les officiers américains rappelant eux aussi le cinéma : l’officier en déconfiture de Querelle de Fassbinder, avec toujours cette mise en lumière glauque, d’un temps dépassé.
Seule Butterfly se démarque du lot, majestueuse sous son parapluie asiatique recouvert d’un voile blanc, épousant les deux cultures, transportant sa vie dans sa valise (en carton).
Le dîner est servi dans des boîtes à bento en plastique partagées à même le sol. Ubérisation de la société, orientalisme de tous les jours en boîte…

Migran Agadzhanyan (BF Pinkerton), Ola Eliasson (Sharpless) et Asmik Grigorian (Cio-Cio-San-Madama Butterfly)

Marqueurs de cet hors temps, les travestis japonais dansant avec des jeunes femmes de petites vertu et fort court vêtues dans une image-miroir à la fois des Village People et des cabarets Belle Époque. Les réjouissances sont grivoises et dépassées.

Autre cliché convié à la noce, le bonze, en guerrier fantôme japonais faisant ressurgir le spectre des films de Kung-Fu Hongkongais et la mode des films de fantômes japonais (Kwaidan de Kobayaishi, 1964, et sa superbe musique de Toru Takemitsu ou encore certains Mizoguchi mais plus certainement Ring de Nakata, 1998 ou The Grudge de Takashi Shimizu, 2002).

Jetant sa malédiction sur la mariée du haut de la rampe, des ninjas viennent déranger la noce en se battant avec les travestis japonais, tout aussi experts en art martiaux, vidant l’appartement désormais saccagé et laissant les époux, seuls, abandonnés et dans un désordre total.
C’est le tournant.
Au conte d’une Asie colonisée, servile, abandonnant ses codes et sa culture pour adopter les occidentales s’oppose la réalité : tout cela n’est que façade. Une force masquée traditionnelle tire les ficelles et sait user de la force au moment opportun. Toute ressemblance avec une hégémonie chinoise…
Ne restent que les yeux pour pleurer…
Mais pour l’instant, l’heure est au plaisir laissé en pâture, et qu’il faut cueillir à l’aide de serments (accords commerciaux ?) qui, on le sait, ne durent qu’un temps…
Butterfly mise à nue, luttant un temps pour garder son imperméable vite repris (signe des temps orageux passés et… à venir) puis s’abandonnant en soutien-gorge aux élans amoureux de Pinkerton.

Niklas Björling Rygert (Goro), Asmik Grigorian (Cio-Cio-San-Madama Butterfly), Migran Agadzhanyan (BF Pinkerton) et la troupe du Kungliga Operan

Au deuxième acte, l’appartement est dévasté : les plaques glissantes ont disparu laissant apparaitre un sol troué, une humanité mise à nue et morcelée. Les plaques pivotantes du fond de scène laissent imaginer une façade détruite et regardent vers un ailleurs, hors scène. Un canapé y est installé : il sera le lieu de l’attente, dos à la scène, dos aux spectateurs.
Butterfly, elle, semble avoir reconquis son moi profond. Désormais habillée à la japonaise avec un kimono comme Suzuki, elle est prête à incarner le cliché pour lequel l’aimé la choisie. Elle déploie ses longues manches (d’ailes de papillon) lorsqu’elle déclame la sua sposa che son io : Butterfly.
Sur le sofa dort aussi une autre petite poupée japonaise, déjà fantôme avec ses longs cheveux caractéristiques des spectres asiatiques.
Yamadori avec sa longue veste empesée aux motifs carrés se montre empêtré dans sa raideur, incapable de séduire la mouvante Butterfly, tout comme Sharpless, en veste longue lui aussi.
C’est la comédie des costumes : Butterfly mimant son retour à la condition de Geisha se vêt d’un kimono rouge (forcément) et se pare de fleurs sur la tête, les accumulant et les faisant tomber. Parade de façade, inutile et en totale contradiction avec le déchirement intérieur qui l’habite.
Autre parement tout aussi vain, les longs branchages fleuris que Suzuki et Butterfly balancent de concerts dans les interstices du décor avant que Butterfly ne revête une robe de danseuse((métaphore de la femme entretenue de l’époque de Puccini. Même idée chez la Lulu de Warlikowski)), un tutu long brodé de papillons noirs.
Butterfly, fantôme de son passé, arpente alors la scène, robe à peine enfilée (haut seulement, bas tenu devant elle), derrière les panneaux à demi ouverts du fond de scène. Hors du temps, hors de l’espace, tout comme les voix qui s’échappent de dessous la scène.
Le parapluie, cette fois éclairé de rouge, porté par une figure féminine nue, fait le tour de l’appartement, comme d’une aire qu’on arpente ou d’un espace sacré. Là encore cliché cinématographique d’un Japon fantasmé, sans doute celui du manga cultissime Mon Ami Totoro de Miyazaki et de son parapluie faisant pousser les graines magiques à vitesse rapide. « C’est un rêve qui n’est pas un rêve. »

https://www.youtube.com/watch?v=C5axST4hGMo

Ce sont ici d’autres graines, celles du désir trouble d’officiers en blanc (toujours Querelle de Fassbinder…) qui s’approchent, prédateurs de la femme nue, passant les portes battantes.
C’est le retour de Pinkerton, veste longue de robe de chambre luxueuse, et le moment de l’affrontement avec Suzuki puis avec le bon Sharpless, jetant l’argent de Pinkerton par-dessus la rambarde.
Ultime cliché, la femme américaine, blonde platine Marylin bien sûr, cliché ektachrome sûr depuis les années 60.

Rien n’empêchera l’inéluctable : le vol-don de l’enfant, la mort de l’épouse abandonnée dans un mouvement d’une violence extraordinaire, dos au public, couteau brandi au plus haut, peu orthodoxe du point de vue du seppuku mais terriblement… poignant.

On le voit Kirsten Harms colle à l’esprit vériste et revisite nos clichés sur l’Orient en les actualisant. Reste qu’elle ne bouscule pas la lecture, ne choque pas le spectateur (la production est faite pour rester et faire les beaux jours du tiroir-caisse), en restant en dehors de tentations de notre époque fortement attachée au féminisme et aux questions du genre. Butterfly, femme forte, « perd » au sens strict, même si elle n’a jamais été aussi grande, aimante et magnanime dans sa mort. Quant aux questions géopolitiques, elles restent, en surface, celles de l’époque coloniale de Puccini. En revanche, tout indique une défaite sourde, savamment orchestrée (les Impérialistes sont des tigres en papier, disait Mao) et si les apparences sont préservées (costumes, occupation territoriale et scénique), en coulisses, on sait frapper et fort pour défendre ses valeurs et ses biens (du bonze et sa religion, on bascule dans une armée de l’ombre, efficace comme dans un film d’action Hongkongais). En quelques mesures, on basculait du nid douillet à l’espace dévasté. Plus qu’un programme : un Blitzkrieg.
Lecture à deux niveaux donc qui permet d’en dire suffisamment sur l’Orient et l’Occident et de laisser ce dernier à ce qu’il sait faire de mieux, rêver. Pinkerton est le Wotan Puccinien.

C’est un plateau qui sert la scène. On retrouve tout l’ensemble des solistes de l’Opéra avec Ola Eliasson en Sharpless, vu ici même, entre autres, en Don Giovanni, en Almaviva… C’est un beau Sharpless, magnanime, touchant, avec de beaux volumes, une belle intériorité, une voix chaude.
Katarin Leoson, dans la troupe depuis 2001, est Suzuki. La voix a quelques ratés par moments mais retrouve tout son lustre dans les moments forts, sans craindre les disparités lors de ses duos avec Butterfly. C’est une chanteuse solide qui a fait ses débuts au Met comme Maddalena dans Rigoletto.
Goro est Niklas Björling Rygert qui fut Mime sur la même scène en 2005–2006 et a notamment collaboré régulièrement avec Zubin Mehta. C’est un Goro très insinueux, avec des gestes outrés et méticuleux, une caractérisation du personnage bien sentie, une voix ductile, serpentante.
L’ensemble des chanteurs a fait preuve d’une belle prestation et le plateau de tête est bien servi, idéal donc pour porter Asmik Grigorian, cœur de l’opéra.

Pour susciter la passion, il fallait un beau Pinkerton, Migran Agadzhanyan est le complément idéal de Butterfly/Grigorian. C’est un Pinkerton qui prend de la place, s’impose avec de beaux volumes mais qui sait moduler pour suggérer la suavité, le désir d’amour. Il est parfaitement à l’aise dans l’italien, avec une diction claire et précise, de la puissance, de l’émotion. On sent que le plateau est bâti comme des marches pyramidales et avec Migran Agadzhanyan, on est sur le haut du pavé. Il fallait bien cela pour susciter cet impossible amour. Ainsi le duo est crédible depuis les réticences de Butterfly entamées par un Pinkerton lascif et convaincant du premier acte aux cris de remords, déchirants, du second. Wanderer suit ce chanteur depuis longtemps, nous vous invitons à relire les comptes-rendus de spectacles en bas de page.

Évidemment, Asmik Grigorian est comme une apparition (c’est le sens de son arrivée en scène qui est aussi une remontée des enfers) : une candeur angélique, des volumes incroyables, sans forcer, toujours en finesse mais aussi une véritable noirceur, et profondeur, des matités dans les graves. C’est une Butterfly qui a de la bouteille, sans être sur le retour (quoique… la valise !). Elle est une Butterfly qui a bourlingué et qui est enfin prête à se poser pour s’offrir. Asmik nous donne cela vocalement. En ce sens, toute la fin du premier acte est tendue vers cela, plus qu’un petit bibelot, c’est une femme d’une tout autre envergure qui va se donner à Pinkerton et c’est cette profondeur qu’Asmik Grigorian nous fait entrevoir.

C’est aussi une femme tout à fait sûr de ses moyens, qui notamment fait basculer Goro sur le sofa de manière extrêmement violente. Là encore, c’est une actrice qui a pris de l’assurance et qui sait jouer de son corps, en cela, ce n’est plus la Butterfly de 2014. De même, lorsqu’elle joue du couteau, on est loin des roueries théâtrales, des couteaux d’Elektra ou de Salomé, les noirceurs de Warlikowski et de Castellucci sont passées par là. Et tout cela avec une douceur, un don de soi prodigieux qui fait que l’on reste sans voix et fortement ému.
Si on ajoute à cela une humilité incroyable, à des années lumières des divas sans cervelle, on ne peut être que complètement conquis.

Pour servir le plateau, un jeune chef en fosse, repéré chez Wanderer au Macerata Opera Festival ou à la Valle d’Itria, l’italien Vincenzo Milletari, dont le mentor n’est autre que Riccardo Muti. Le geste est large et ample, très attentif à servir les voix du plateau mais aussi à faire ressortir les influences d’un certain Wagner sur Puccini. C’est toujours fait avec beaucoup d’art et de douceurs et Vincenzo Milletari donne du relief à cette partition riche et faite de bric et de broc : nappes de cordes soyeuses, cliquetis miroitant des percussions, vagues submergeantes de l’ensemble. Le compte est bon.
En conclusion, une excellente soirée qui confirme tout le bien qu’on pensait d’artistes au pinacle, Asmik Grigorian, d’étoiles montantes, Migran Agadzhanyan, et de révélation à venir, Vincenzo Milletari.

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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