Claude Debussy (1862–1918)
Pelléas et Mélisande (1902)
Opéra en 5 actes sur un livret adapté de la pièce de Maurice Maeterlinck (1893)
Créé à la Salle Favart, le 30 avril 1902

Direction musicale : Kirill Karabits
Mise en scène : Benjamin Lazar
Décors : Adeline Caron
Costumes : Alain Blanchot
Lumières : Maël Iger
Création maquillages : Mathilde Benmoussa
Collaboratrice artistique à la mise en scène : Elizabeth Calleo

Pelléas : Marc Mauillon
Mélisande : Judith Chemla
Golaud : Allen Boxer
Geneviève : Élodie Méchain
Arkel : Vincent Le Texier
Yniold : Julie Mathevet
un médecin, un berger : Laurent Sérou

Cheffe de chœur : Noëlle Gény

Chœur Opéra national Montpellier Occitanie
Orchestre national Montpellier Occitanie

Montpellier, Opéra Comédie, mercredi 9 mars 2022, 19h

Après sa création à Malmö en 2016 et sa reprise à Karsruhe en 2019, c'est à l'Opéra Comédie de Montpellier que se donne cette reprise du Pelléas et Mélisande dans la mise en scène de Benjamin Lazar. Objet d'un travail attentif et fouillé, cette production inscrit le livret de Maeterlinck dans une lecture qui la part belle à un imaginaire métaphorique contrebalancé par des notes d'un réalisme très cru. Le cast est dominé par la belle présence de Marc Mauillon, atypique et génial Pelléas, aux côté de Judith Chemla en Mélisande. La direction de Kirill Karabits donne au chef d'oeuvre de Debussy des accents très vifs et très contrastés, à l'opposé des facilités impressionnistes qu'on y entend parfois.

 

Mac Mauillon (Pelléas), Judith Chemla (Mélisande)

"Je ne pourrais plus sortir de cette forêt" : C'est sur ces mots de Golaud que se lève le rideau ; des mots que Benjamin Lazar transforme en leitmotiv scénographique en déplaçant l'intrigue dans l'unique sous-bois d'une forêt de pins. L'esprit vagabonde librement sur cette référence visuelle, tissant des liens avec des paysages scandinaves, eux-mêmes lieux de tournage des films d'Ingmar Bergman. Cet unique décor présente toutes les caractéristiques d'un film noir, avec l'oppression psychologique d'un huis-clos en plein air comme on peut le ressentir dans la Source ou l'Heure du Loup. Cette donnée scénographique est également pour Benjamin Lazar une forme de contrainte et d'évitement puisqu'elle fait le pari de faire disparaître tout un pan de références spatiales, enjeu très présent dans le livret de Maeterlinck. Ainsi débarrassé de ces jardins, chambres, grottes, rivages ou souterrains, le spectateur doit partir à la découverte d'un Allemonde dont il doit lui-même dessiner et deviner les contours à travers un réseau de très fines allusions. Le décor d'Adeline Caron présente une forêt d'arbres coupés à mi-hauteur par le cadre de scène, si bien qu'on s'imagine des troncs d'une taille gigantesque avec trois insolites lustres de cristal qui pendent des cintres et se conjuguent à l'insolite présence d'éléments familiers (un lit, un fauteuil) posés sur l'herbe et les joncs d'un sous-bois humide. Cette unique forêt oblige à trouver un réseau d'astuces et de stratégies pour suggérer des lieux qui ne sont jamais directement montrés. Les éclairages de Mael Iger servent de repères pour moduler les différents espaces, avec une réussite et une pertinence plus ou moins marquées en fonction des scènes.

Ainsi, cette ouverture où Golaud entre en scène avec le fusil et les guêtres d'un moderne chasseur venu au cœur de la forêt chasser l'ennui autant que le sanglier et découvrant une jeune fille apeurée, dont on devine à la précarité de la tenue qu'elle vient de s'enfuir d'un lieu malfaisant. L'arrivée du véhicule est subtilement mise en scène par deux phares qui percent l'obscurité, un détail (parmi d'autres beaux éléments d'éclairage) qui rappelle dans la mise en scène de Christophe Honoré à l'Opéra de Lyon l'idée d'un Golaud prédateur recueillant Mélisande dans sa limousine. Plus loin, c'est cette lumière venant par en-dessous qui dessine la fontaine et se répète pour se superposer symboliquement aux deux autres ouvertures béantes que sont la grotte et les souterrains. C'est également au centre de la scène que disparaîtra Mélisande, comme engloutie à mi-corps par ce maelstrom métaphorique. La lumière intervient également dans la scène du meurtre de Pelléas, dont la violence est soulignée par ces quatre projecteurs braqués comme un système automatique de surveillance et d'alerte qui se mettrait en fonctionnement à ce moment précis.

Plus limitées d'impact et de vision, le rendu visuel de lieux aussi précis d'ampleur et de sensations que la grotte au bord de la mer et l'exiguïté de la chambre où meurt Mélisande ne peuvent vraiment se satisfaire de ces quelques jeux de lumières. L'horizontalité du sous-bois contrevient aux scènes où c'est justement la superposition des espaces et le passage entre surface et souterrains qui fait sens. On recourt donc à un système mobile de balustrades-passerelles qui permet de placer momentanément les personnages en surplomb du lieu où est censé se dérouler la scène. Ces "évitements" scénographiques ne sont pas toujours au cœur de l'esthétique générale de cette mise en scène. Un certain nombre d'éléments pourraient à première vue donner l'impression d'un vague souci de représenter "traditionnellement" le livret. Mélisande ne peut pas donner la main à Pelléas car elle a effectivement "les mains pleines de fleurs", ou bien ces trois pauvres bien réels derrière leur paroi de plexiglas, cet aréopage de servantes qui s'activent pour aider et accompagner les personnages ou bien encore cette très longue et médiévale épée qu'on s'étonne de voir posée si littéralement sur le prie-Dieu.

Mais Benjamin Lazar connaît son Pelléas et connaît parfaitement l'art du trompe‑l'œil avec lequel il joue pour faire cohabiter ces détails et ces symboles ultra référencés, avec d'autres éléments qui lui permettent d'utiliser la forêt comme élément de variation. À deux reprises, la mise en scène crée un espace parallèle pour déplacer une action impossible à monter littéralement dans un décor unique. Ce sera dans un premier temps, la célèbre scène de la tour avec Mélisande et Pelléas au début du III et sa reprise symétrique à la fin de ce même acte, vue sous un autre angle par Golaud et Yniold. Les personnages pénètrent dans une petite clairière située à jardin, en bord de scène. C'est l'espace où joue d'ordinaire le petit Yniold, comme on le voit au premier acte ; un espace intime où l'enfant oublie pour un instant la violence larvée du monde des adultes. Une balançoire, des jouets, un poisson rouge dans un bocal… autant d'éléments qui tranchent avec l'austère obscurité de la forêt environnante. On oublie rapidement les longs cheveux de Mélisande, l'intérêt est ailleurs – plus précisément dans cette ritournelle dont on hésite à savoir si elle se la chante à elle-même ou bien si elle la chante à Pelléas, comme un appel (la musique surligne à ce moment-là l'allusion à l'attente d'Isolde et l'arrivée de Tristan dans le célèbre Acte II). Mélisande sur sa balançoire et Pelléas assis sur un trône et portant la couronne que son frère avait hésité à aller chercher au tout début… Tous les deux "jouent" à Pelléas et Mélisande comme deux enfants imitant le prince et la princesse ("Moi, moi et moi !") mais le jeu devient sérieux, les corps se rapprochent et les mains s'enlacent. "Vous êtes des enfants" interrompt Golaud, ajoutant une allusion déchirante à la probable maternité de Mélisande qui met fin à tous les espoirs amoureux de Pelléas. On ne retrouve pas tout à fait cette puissante palette d'affects dans la scène 4, avec Golaud et Yniold – le premier faisant mine de jouer avec son fils, lui promettant ce fameux "carquois et des flèches" pour mieux l'instrumentaliser en le transformant en espion de sa jalousie maladive. La faute à des éléments de décor sans doute par trop incommode pour rendre toute la complexité des effets entre vision de l'enfant et vision de l'adulte.

Vincent le Texier (Arkel), Elodie Méchain (Geneviève)

La dernière scène montre la mort de Mélisande sur le fil étroit entre agonie et extase, disparaissant jusqu'à la taille dans le sol de cette forêt, appuyée les bras écartés sur un tronc coupé qui gît sur le sol. La tête renversée et les gestes étales, Mélisande rappelle à ce moment-là la Madone d'Edvard Munch et l'Ophélia de John Everett Millais. L'image flotte avec insistance, sans doute trop peu soutenue par un environnement qui permettrait d'en concentrer l'intérêt jusqu'à la dernière seconde, à l'exemple de ce berceau que fixe le petit Yniold avec une curiosité mêlée d'effroi ou bien cette ultime tentative de Golaud pour tenter d'obtenir une réponse qui ne viendra pas.

Le cast montpelliérain présente des individualités qui globalement, donnent une cohérence et une énergie de tout premier plan à cette production. L'équilibre des forces en présence s'organise inévitablement autour du Pelléas de Marc Mauillon – un Pelléas qui nous contraint à oublier toutes les certitudes (en avions-nous vraiment ?) sur ce que DOIT ou NE DOIT PAS être cette fameuse voix de baryton-Martin, appelée plus justement baryton-Périer en hommage au créateur du rôle en 1902. Réglons son compte à cette vraie-fausse question en considérant que l'interprétation du baryténor Marc Mauillon est absolument fascinante de contrastes, de personnalité et d'engagement d'un bout à l'autre de la soirée. La tessiture préserve un alliage de voyelles nasales et de couleurs enveloppantes qui ne cèdent en rien à une netteté du phrasé et de la diction héritée d'une fréquentation du répertoire baroque et de la musique ancienne. Le volume se déploie généreusement, avec gourmandise, mais jamais au point de créer une tension qui viendrait oblitérer la présence des voix environnantes. Un exemple parmi cent : la façon dont il fait respirer, sans la contraindre, la grande ligne du "on dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps", avec une maîtrise proprement inouïe dans le détail et les nuances…

La présence de Judith Chemla posait sur le papier une problématique différente. Entendue dans un autre spectacle signé Benjamin Lazar – Traviata (Vous méritez un avenir meilleur) – on connaissait assurément sa personnalité d'actrice et ses moyens vocaux. L'entendre dans le rôle de Mélisande confirme ces deux aspects, en précisant que la chanteuse parvient au rôle par la prévalence d'une pensée authentiquement théâtrale. La voix se conforme aux intentions du jeu, ménageant des moments où la technique pure doit rester au placard pour faire flotter la phrase, attaquer certaines syllabes par en-dessous ou bien ménager un entre-deux entre parlé-chanté qui ne perturbe en rien le vœu formulé par Debussy aux chanteurs de la première : "oubliez que vous êtes des chanteurs lyriques !". Le timbre et le phrasé naturel composent un personnage plus réellement sensible que potentiellement sournois, avec l'expression d'une blessure intime qui remonte progressivement à la surface.

Le rôle redoutablement court et exigeant de Geneviève est tenu par Elodie Méchain, vêtue d'une robe en imprimé seventies, avec l'inévitable foulard désuet qui complète un maquillage vintage. Sans verser dans un lyrisme excessif, elle donne à la lecture de la lettre des atours très simples et très doux. Le petit Yniold a la chance de trouver sur son chemin la voix de Julie Mathevet, qui campe par des couleurs claires et une projection mesurée, un personnage souvent victime d'une volonté d'enfantiller un caractère en réalité si peu enfant. Allen Boxer peine à rendre l'autorité et la violence de son Golaud, malgré d'évidents moyens dans le jeu d'acteur. Comme si ces moyens venaient contredire les moyens purement vocaux, on assiste à un léger hiatus qui nous fait entendre un personnage différent de celui qu'on voit sur scène. Il faut attendre l'incroyable brutalité de l'humiliation de Mélisande à l'Acte IV pour que direction d'acteur et volume dynamique puissent enfin trouver leur équilibre, avec une intensité et des liaisons franches et colorées. On regrettera pour finir la fragile intervention de Laurent Sérou en Berger et Médecin ainsi que le vieil Arkel auquel Vincent le Texier n'a guère à offrir désormais qu'une voix qui bouge dangereusement sur tous les registres, lointain souvenir de ses Golaud passés…

L'Orchestre national Montpellier Occitanie est placé sous la direction du chef ukrainien Kirill Karabits, passionnant d'intérêts et de conception dans l'art de peindre des arrière-fonds à la fois très mobiles et très denses. Procédant par variation d'intensité et de caractère, il donne aux musiques de transition un aspect dramatique absolument remarquable qui inscrit la scène à venir dans un réseau ténu de citations et de vertiges capiteux. Des aspérités surgissent çà et là, jamais au-delà du faux départ ou d'un infime défaut d'intonation – rapidement gommées par le sillage d'une lecture où se mêlent élan et énergie.

 

Judith Chemla (Mélisande)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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