Leonard Bernstein (1918–1990)
A Quiet Place (1983)
Opéra en trois actes
Livret de Stephen Wadsworth réadapté et réorchestré (2013) par Garth Edwin Sunderland
Création en France
Création mondiale de la nouvelle orchestration pour grand orchestre

Direction musicale : Kent Nagano
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors, Costumes : Małgorzata Szczęśniak
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Kamil Polak
Collaboration artistique : Claude Bardouil
Dramaturgie : Miron Hakenbeck

Dede : Claudia Boyle
François : Frédéric Antoun
Junior : Gordon Bintner
Sam : Russell Braun
Funeral director : Colin Judson
Bill : Régis Mengus
Susie : Hélène Schneiderman
Analyst : Loïc Félix
Doc : Jean-Luc Ballestra
Mrs Doc : Emanuela Pascu
Mourners Soprano : Marianne Croux
Mourners Alto : Ramya Roy
Mourners Tenor : Kiup Lee
Mourners Bass : Niall Anderson
Dinah : Johanna Wokalek

Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris

En accord avec la société Editions Durand, représentée par Maya Campesato en sa qualité d'agent représentant de Boosey & Hawkes Music Publishers Limited, agent exclusif de Leonard Bernstein Music Publishing Company LLC, éditeur.
@ 1983, 1988 par Amberson Holdings LLC et Stephen Wadsworth Zinsser, Adaptation @ 2013, 2022

Paris, Palais Garnier, 9 mars 2022, 20h

L’histoire de l’édition de A quiet place est relativement complexe, signe de la difficulté de Bernstein à trouver une forme définitive à une musique qui ne cesse de se chercher et un livret qui n’a cessé depuis la création en 1983 d’être ciselé, modifié, jusqu’à trouver une forme presque définitive (et posthume) en 2013. Le chef Kent Nagano, qui était l’assistant de Bernstein en 1986, n’a cessé lui aussi de chercher à donner forme à cette dernière œuvre. C’est dire si cette création en France (38 ans après la première à Houston) sous sa direction est un événement important.
Pour renforcer sa valeur, Alexander Neef a demandé à Krzysztof Warlikowski d’en assurer la mise en scène, qui propose dans le vaste espace du plateau de Garnier un huis clos familial d’une rare intensité, avec une distribution engagée à un point rarement atteint. Une soirée réussie, et particulièrement forte.

 

 

Photo de famille avec fantôme : ils sont venus ils sont tous là…  Dede (Claudia Boyle),  Dinah (Johanna Wokalek), Sam (Russell Braun), François (Frédéric Antoun), Junior (Gordon Bintner),

 

À propos de l’œuvre

À entendre les commentaires sur cette œuvre on distingue deux écoles : celle qui estime que A quiet place est un flop qu’il faut laisser au cimetière des ratages, et celle, dont fait partie Alexander Neef, qui pense que Bernstein le vaut bien et que perseverare diabolicum non est. Nous suivrons Alexander Neef pour plusieurs raisons.
D’abord, l’histoire de cette œuvre, c’est l’histoire d’un parcours qui naît par Trouble in Tahiti en 1952, le premier opéra de Leonard Bernstein, et qui se conclut par A quiet place, 31 ans plus tard, en 1983. Fausse conclusion puisque Bernstein ne cessera d’avoir envie d’y revenir. Une telle insistance est un indice de quelque chose de particulier, d’une histoire personnelle qui ne s’est pas refermée depuis la première au Houston Grand Opera le 17 juin 1983.
Ensuite, il y a Kent Nagano, ardent défenseur de cette œuvre, assistant de Bernstein et qui a suivi les évolutions, les réflexions les modifications du livret et de la partition et qui aujourd’hui propose une autre première mondiale d’une version pour grand orchestre dont bénéficient les spectateurs parisiens.

Enfin, les évolutions du livret, qui commencent rapidement après Houston portent essentiellement sur l’intégration ou non de Trouble in Tahiti dans le résultat final. Comment tisser les deux œuvres pour en faire une seule, ou comment composer une soirée qui soit une parabole entre l’œuvre de jeunesse et l’œuvre de la maturité ? Comme le résumé d’un effort du compositeur de proposer une forme spécifique à partir de matériau disparate, révélateur d’une vie publique éblouissante et privée plus secrète, Leonard Bernstein dresse ici une sorte de portrait en mosaïque.
Alors, toutes ces oukases sur une musique qui ne vaut pas tripette sont agaçantes : « grande direction, grande mise en scène, petite œuvre », comme on le lit sur les réseaux sociaux ou dans certaines critiques, ces oukases par leur côté définitif stimulent au contraire la réflexion.
Pourquoi cette obstination de Bernstein ? Pourquoi cette forme sans forme, hybride, concentré de tant de tendances de la musique du XXe, entre musical et atonalité, entre grand forme symphonique et échos chambristes, entre spectacle et intimité. Et pourquoi ce livret, tout aussi difficile à saisir ? On doit préférer le pourquoi du doute à l’affirmation péremptoire de ceux qui refusent de gratter un peu dans les choses.
Leonard Bernstein n’a jamais été contesté comme chef d’orchestre, comme musicien, comme « vendeur de la musique classique » (la mise en scène rappelle opportunément ses conférences “Young People’s Concerts” devant les enfants avec le New York Philharmonic où Bernstein avec un sens pédagogique unique essaie d’expliquer la musique, ce qui est l’une des choses les plus difficiles du monde), comme entertainer avec ce triomphe du siècle qu’est West Side Story, ou encore Wonderful Town, entendu il y a une vingtaine d’années à Berlin avec Sir Simon Rattle au pupitre d’une soirée folle de 31 décembre. Où est le curseur bernsteinien ? et surtout où voudrait-il être et n’y est pas ?
Ce qui nous amène aussi à l’autre question, celle de la musique « classique » américaine, de cet aller-retour entre les traditions européennes et les racines locales ou idiomatiques, chant d’esclaves, negro spirituals, visions d’une respiration épique correspondant aux vastes paysages de ce pays-continent. Quelle identité (ah, ah, l’identité …)? quelle couleur ? quel genre représente l’Amérique ? Un seul exemple qui concerne Bernstein : on a dit que l’opérette européenne est morte avec la Giuditta de Lehar en 1934, et que le Musical américain prend le relais, avec d’ailleurs des compositeurs européens en exil pour les raisons que l’on sait comme Kurt Weill, on a dit aussi que la musique aux USA épouse d’autres formes, musique de film etc…
Combien de fois a‑ton entendu que Mahler ressemblait à des musiques de films quand ce serait d’ailleurs plutôt l’inverse, c’est à dire une musique immédiate, directe, qui saisit le cœur, l’âme et la tripe et qui a trouvé dans le cinéma un champ possible. J’écoutais il y peu l’Irrelohe de Schreker avec la même impression : l’adaptabilité extraordinaire de ces musiques à un continent qui dans ces années s’invente aussi une culture.
Dans le petit monde de la musique classique, Bernstein est une personnalité irréductible, au sens où elle ne peut être résumée à un aspect, à un seul pan de vie : l’immense mahlérien qui par ses interprétations a contribué à projeter sur le devant de la scène médiatique le compositeur autrichien dans le dernier quart du XXe siècle ? L’auteur de West Side Story dont il a cherché à faire un véritable opéra avec un enregistrement où il alignait Tatiana Troyanos, Kiri Te Kanawa, José Carreras et que Dudamel a contribué à relancer à Salzbourg avec Cecilia Bartoli ? L’auteur de Candide, qu’il a remis sur le métier plusieurs fois, qu’on avait un peu enfoui, au message humaniste si fort et qui réapparaît çà et là désormais dans les théâtres (naguère à la Komische Oper Berlin, l’an prochain à Lyon) dont on n’arrive pas à voir ce qui est musical de ce qui est opéra ou opérette ? Il y a chez Bernstein une sorte de tragédie de l’opéra, lui dont les interprétations de Fidelio, de Tristan und Isolde ont fait date tout en faisant discuter passionnément et dont on oublie qu’il a aussi dirigé à la Scala une Callas brûlante dans la Sonnambula de Bellini et dans Medea de Cherubini, mais qu’il a fait aussi La Bohème de Puccini avec l’Accademia nazionale di Santa Cecilia, et Carmen avec Horne et les forces du MET. Bernstein, c'est tout à la fois.

Tragédie de l’opéra parce qu’on a l’impression qu’il a poursuivi l’idée de faire de l’opéra, un vrai opéra, sans jamais réussir à achever le grand-œuvre ni même jamais trouver la forme nouvelle qui l’aurait satisfait. Candide est inclassable, entre opérette et opéra (après tout, il y a d’autres œuvres qui souffrent aussi bien une version « opérette » et une version « opéra », certaines œuvres de Franz Lehár ou de Johann Strauss selon les chanteurs qu’on y distribue). West Side Story reste préféré dans sa version filmée, ou dans sa version « musical » que dans sa version d’opéra à grand spectacle et pourtant, nous l’avons dit, West Side Story a été aussi saisi par la tentation de l’opéra.
Mais Bernstein n’est pas le seul au XXe à chercher une forme pour l’opéra contemporain qui sorte du schéma du XIXe. Après la seconde guerre mondiale, la forme opératique connaît des errances qui vont de Poulenc à Philip Glass, des retours au linéaire plus classique comme avec George Benjamin plus récemment. Bernstein n’est pas le seul à chercher une forme musicale ou théâtrale à l’opéra qui puisse rencontrer un public, tout en reflétant une histoire singulière ou une culture.

Et Trouble in Tahiti est son seul opéra ès qualité, avant A quiet place, mais seulement quarante minutes de musique un peu jazzy. Pourtant la production de Bernstein dans tous les genres est importante et assez abondante, symphonique, oratorios, musicals, opérettes, mais quelque chose a coincé à l’opéra. Blessure intime qui sans doute a poursuivi le musicien toute sa vie, d’où l’importance de cette version de A quiet place, opéra intimiste pour grand orchestre.
Dans une vie comblée par les honneurs et une production artistique parmi les plus riches du XXe siècle, Bernstein gardait cette faille de ne pas avoir réussi à se faire reconnaître comme compositeur d’opéra. À ce titre aussi, A quiet place est une singularité. Mais ce relatif échec n’est—il pas non plus le résultat d’un livret trop personnel, presque trop autofictionnel, un livret du trop, comme ce personnage du trop c’est trop qu’est Junior dans A quiet place ? Toutes ces questions qui traversent l’histoire musicale et culturelle, la grande histoire aussi, sont passionnantes parce qu’encore irrésolues, et donnent à cette « résurrection » une importance qui va bien au-delà des oukases médiocres. A quiet place est melting-pot à tous les étages, c’est à dire est nous à tous les étages. Y compris dans nos réserves quant à l’opéra plus contemporain, toujours trop ceci ou pas assez cela
Et cette production rend justice à ces doutes, à ce parcours tortueux, à ces secrets individuels et familiaux, à cette musique composée et recomposée, comme s’il fallait la remettre sur le métier sans cesse parce qu’elle raconte sans doute une histoire secrète, difficile à faire émerger. Bernstein nous livre une œuvre inachevée, mais achevée par son cercle intime, c’est à dire encore et toujours en suspens, un drôle d’objet, si émouvant et si juste qui a trouvé peut-être son âme sans peut-être avoir inauguré sa forme. Pas du tout quiet en tous cas.

Alors oui, A quiet place est une œuvre mosaïque, une œuvre à tesselles, à facettes, à reflets, à souvenirs, à tiroirs, pour toutes les raisons évoquées. Fantômes à tous les étages, fantômes musicaux, on y trouve le jazzy, on y trouve le musical, on y trouve une sorte de combinatoire de toutes les formes musicales qui irriguent la formation et les goûts de Bernstein. Fantômes dramaturgiques aussi, d’abord par la forme conversative, cette conversation en musique qu’on trouve chez Strauss bien sûr, mais dès Meistersinger chez Wagner qui est une forme souvent liée à la comédie, on trouve aussi des souvenirs étonnants : comment la scène des funérailles qui ouvre l’œuvre, scène polyphonique, traversée de pleurs et chuchotements ne ferait-elle pas penser à une autre ouverture similaire, celle de Gianni Schicchi chez Puccini, issue, excusez du peu, de l’Enfer de Dante : il y a toujours un peu d’Enfer dantesque dans les scènes de funérailles au théâtre…

 

Le caractère de la production

Partons donc de cet Enfer dantesque que sont les funérailles de Dinah qui vont comme par hasard, se terminer dans la vision de Warlikowski, dans les flammes du cercueil incinéré, mais de si gigantesque flammes au théâtre ne sont jamais simple incinération, elles lèchent les portes de l’Enfer.
Et comment ne pas relayer ce départ spectaculaire de Dinah à « On s’en va » son spectacle donné en 2019 à Chaillot à partir d’un texte de Hanock Levin qui traite de la question du départ, y compris pour le « dernier voyage ».
Cette appétence pour les fantômes, nous la connaissons bien chez Warlikowski, ce mélange des époques, cette superposition des moments, ces rencontres impossibles par-dessus les temps que seul le théâtre peut offrir. Warlikowski en use souvent, rappelons son Iphigénie en Tauride revue en début de saison, mais aussi son Tristan, où le personnage au troisième acte se confronte à ses fantômes, ou même l’Odyssée, une histoire pour Hollywood qu’on voit à Paris en mai prochain et qu’on a vu à Clermont-Ferrand il y a peu.
Et l’ouverture en funérailles, c’est l’installation du fantôme, dans toutes les têtes, dans toutes les conversations, c’est l’évocation collective de l’Esprit, à travers des rites et des formes fixées qui se glissent dans les interstices. C’est à la fois le départ du mort et le retour de la famille.
Cette ouverture très théâtrale qui remplit l’espace, représentant un funérarium où l’on va évoquer la disparue, avec les rites funéraires requis avant qu’elle ne soit incinérée répond à un ordonnancement précis, autour du cercueil, avec la famille, les amis et connaissances et les inévitables commères, « mourners » (pleureuses) remarquablement vues par la mise en scène. C’est une vision presque photographique de ce que représente la mort accidentelle de Dinah, avec son entourage proche (mari et psychanalyste) et ses enfants qui se sont éloignés, et puis le quartier : toute une vision de la middle class américaine que l’œuvre vise.

En faisant au départ de A quiet place  la suite de Trouble in Tahiti, c’est bien un tableau conclusif en forme de photo de famille que veut dresser Bernstein, avec ses non-dits et ses solutions bancales, qui ont conduit à la mort d’une Dinah toujours dépressive.
Très rapidement nous remonte l’histoire des écritures et réécritures de l’œuvre : en 1983, A quiet place est conçu comme la suite de Trouble in Tahiti, en bref, « où en est la famille ?». Trouble in Tahiti (1952) présentait un couple en crise, Sam et Dinah qui essayait tant bien que mal de se survivre, au son et sous les images du film hollywoodien glamour « Trouble in Tahiti » et dans une musique assez légère. En 1983, la famille est éclatée, les enfants éloignés ayant trouvé une solution de survie, eux aussi : Junior et Dede vivant en une sorte de famille recomposée avec François, ex-amant de Junior et époux de Dede et l’opéra devient l’histoire des retrouvailles avec le passé, mais aussi avec le présent, c’est à dire le père, Sam sur qui semblent reposer les responsabilités.
Très vite, Bernstein et son librettiste Stephen Wadsworth revoient l’œuvre en 1986, en lui incorporant au deuxième acte Trouble in Tahiti, traité comme flashback pour mieux articuler les deux œuvres et en faire un opéra de plus grande respiration.
Cependant cette version n’avait pas non plus satisfait Bernstein, mais il meurt en 1990 et c’est en 2013 que l’œuvre est reprise par Garth Edwin Sunderland, garant de la mémoire artistique de Leonard Bernstein en tant que vice-président auprès du Leonard Bernstein Office chargé des projets créatifs. Il reprend donc livret et partition pour proposer une version intimiste pour petit orchestre de 18 musiciens créée et enregistrée par Kent Nagano. La version donnée en 2022 à l’opéra de Paris est une refonte de cette version pour grand orchestre, une première de cette nouvelle version, toujours dirigée par Kent Nagano qui est la plus grande garantie de fidélité interprétative à l’esprit de Bernstein. Comme on le voit, et comme, on va le voir, l’ont bien compris Warlikowski et son équipe, les fantômes ne sont pas seulement dans l’œuvre mais aussi autour de l’œuvre.

 

Les Focales

Si l’on se tient à la structuration actuelle du livret, telle qu’elle est présentée dans la version de 2013, le premier acte est une sorte de choral funéraire, « Trauermarsch » qui fonctionne comme prélude aux deux autres actes. C’est le retour des enfants, la réunion de la famille autour du cercueil de Dinah, qui finit par brûler dans une vision infernale signée Kamil Polak, ce que nous appelions plus haut l’Enfer dantesque par allusion à la même scène dans Gianni Schicchi de Puccini.
Mais cet enfer initial va se développer dans les deux actes suivants, qui sont un huis-clos familial. Comme chacun sait, depuis Huis-Clos de Sartre, l’Enfer c’est les autres et c’est ce huis-clos qui va se développer en deux moments, un deuxième acte largement occupé par les souvenirs et des points marquants ou dolents qui expliqueraient la suite, et un troisième acte résolutif, après avoir frôlé le drame et la catastrophe.

Décor du huis clos familial

Le tout dans une ambiance qui n’est pas sans rappeler les décors de séries à l’américaine des années 1960, d’un côté un salon, couleurs vives, présence obsessionnelle des divans, mais aussi de l’autre l’espace intime, bien cloisonné, un lit et une tv, où il se passe comme on dit, des choses… Deux boites aménagées par Malgorzata Szczęśniak, qui sait parfaitement faire découler une histoire de sa structuration des espaces. Un premier acte à espace unique et vaste, deux autres actes réduits à l’intime, voire à l’étouffant.

Plan large (Acte I)

Il y a donc en quelque sorte trois focales, un plan large qui est le premier acte, large écran vidéo, crématorium, cérémonie funèbre, nous sommes à la fois dans le théâtre social et dans la cérémonie qui fixe la mémoire et les personnages, focale sociale, et les deux actes suivants dans un décor moins imposant, moins « opératique », qui zoome sur les personnages qui font le drame, focale familiale (le salon) et focale de l’intime (la chambre).
Il y a nous l’avons dit quelque chose d’essentiellement conversatif, et donc c’est un opéra de personnages et de dialogues, plus que de situations, un huis clos qui va essayer de résoudre les blocages installés depuis des années, dont l’une des clés est Sam, le mari, mais est-il vraiment la clef ?

La famille et son fantôme : Junior (Gordonn Bintner), Dede (Claudia Boyle), François (Frédéric Antoun), Dinah (Johanna Wokalek), Sam (Russell Braun)

D’une réunion sociale, on va passer à un drame à 4 personnages, ou plutôt 4+1, puisque le fantôme de Dinah va errer entre eux, comme il a commencé à le faire au premier acte.

Trois actes, un présent, des souvenirs et des rêves, un futur, et Warlikowski, qui aime faire circuler les fantômes, une des constantes de son théâtre, va travailler à une sorte de renversement depuis la situation initiale de l’acte I à la situation finale de l’acte III.
Ce qui fait le prix de ce travail c’est d’abord d’avoir fait du théâtre. C’est à dire échappé d’une certaine manière à l’opéra grand-angle pour l'opéra au zoom, centré autour des personnes, autour des profils et des ombres avec une liberté que l’opéra ne permet pas toujours. Et il part d’une situation très « opératique » : un premier acte spectaculaire à plusieurs niveaux, pour se soumettre peu à peu à la loupe des diverses « psychès », du macro au micro.

Dinah (Johanna Wokalek) au volant

Spectaculaire d’abord par l’utilisation de la vidéo, Dinah au volant, nuit pluvieuse, visage tendu, accident, blessure, sang avec un jeu sur le noir et blanc et la couleur du sang (Vidéo de Kamil Polak, comme pour son Tristan munichois).
La vidéo, avec la musique qui commence, sert d’ouverture : c’est le point de départ de l’histoire, la mort de Dinah, accidentelle (?).

Portrait de famille

Spectaculaire au lever de rideau, avec cette vaste salle qu’on découvre être funérarium, avec le rituel des obsèques, comme nous l’avons souligné, peut-être une référence à GiannI Schicchi, avec les pleureuses, puis une focalisation sur la famille qui peu à peu arrive, et Sam silencieux au milieu.
Cercueil au centre et au fond le crematorium, que le spectateur découvre peu à peu. On procède donc par touches successives et par augmentation progressive de la tension, par des arrivées successives, amis, famille (Dede, François) jusqu’à l’arrivée de Junior. Entrée théâtrale en costume dirait-on d’un Chippendale avant effeuillage.

Sam (Russell Braun) Junior (Gordon Bintner)

Immédiatement s’installe le malaise et le conflit, Junior semble être le centre du conflit avec son agressivité envers Sam, et son affichage agressif.
Comme dans L’Odyssée, une histoire pour Hollywood que le public parisien verra en mai à la Colline, il s’agit de la mise en scène d’un retour, et comme dit Warlikowski lui-même : les retours sont toujours impossibles.  « On ne peut pas partir. On ne peut pas revenir non plus. Cet axe départ/retour a été fondateur pour ma réflexion tout comme le théâtre grec et la Shoah. » ((Interview donnée au supplément Week-End du journal Le Soir de Bruxelles, Samedi 12 et dimanche 13 mars 2022)).
Mais ce retour provocateur de Junior, qui en fait immédiatement le centre de l’attention, me fait penser à une autre réflexion de Warlikowski, dans la même interview : « Je crois que les gens se sauvent en se disant : « Je n’ai pas le choix : ou je survis ou je tombe ». Il y a dans cette arrivée si « théâtrale » quelque chose de désespéré, tout comme l’effeuillage final devant le cercueil de sa mère et son fantôme.

Dinah (Johanna Wokalek) Junior effeuillé (Gordon Bintner)

À partir de ce moment, ce que fait Junior est forcément mis en doute, vérité ? Mensonge ? Provocation ? Et le nœud qui se vient de se nouer en se concentrant autour des protagonistes de cette famille devient une sorte de nœud gordien de tragédie. Il faut toujours noter les durées : 1h40 pour A quiet place, c’est à dire la durée de la tragédie. Nous venons d’en voir la partie chorale (tout l’enterrement), nous allons maintenant en vivre l’ἀγών, l’Agôn, le conflit, le huis clos.

Même si l’œuvre a subi des évolutions, si sa genèse et ses suites ont été bousculées, retouchées, nous avons à juger d’un produit théâtral qui nous est livré ce soir, et ce produit nous dit quelque chose de Bernstein, du livret, de l’histoire, même si lier tragédie et middle class américaine peut sembler un apparentement terrible comme on dit. Mais après tout, ce qui fait la permanence de la tragédie , c’est qu’elle est nous, qui que nous soyons.

 

Incinération, image finale du premier acte

Le final en embrasement du premier acte est le troisième élément spectaculaire : nous sommes effectivement non plus dans l’incinération de Dinah, pauvre épouse amère et suicidaire de la middle class américaine, mais bien dans cet Enfer presque dantesque dont il était question plus haut. Le feu, purificateur, qui élimine et réduit en cendres, mais qui fait renaître le Phénix. Ce feu qui élimine et recrée, qui pourrait prendre place dans un final épique d’opéra wagnérien (on pense au Walhalla), ce feu n’est pas ici conclusif, il est suspensif. Il y a un après-feu. L’élimination de la Dinah-corps n’est que le début de l’histoire : après l’épisode que constitue l’acte I, une sorte de prologue, vient l’épisode qu’est l’acte II, puis l’exodos que sera l’acte III.
On ne peut réduire les aventures de Sam, Dinah et les autres à l’aventure d’une famille de la Middle class. Dès qu’on est sur le théâtre, dès que les personnages sont en place, ils deviennent emblèmes, ils deviennent nous, par le phénomène cathartique que nous connaissons bien. Il ne faut donc jamais réduire les choses à l’anonyme sur le théâtre, il faut au contraire l’élever au parabolique.
Or, si Bernstein construit une suite à Trouble in Tahiti, c’est qu’il veut fermer une histoire emblématique, où il y a évidemment quelque chose de lui-même, quelque chose de nous, quelque chose du monde. Quelque chose du chaos des êtres .
Et Krzysztof Warlikowski démêle une fois de plus l’écheveau, en y superposant des systèmes de références divers, qui vont du cinéma (après tout, le cinéma est le vecteur essentiel des mythes américains) à la musique (Bernstein comme mythe américain, lui aussi) et aux mythes plus récents que sont les séries qui inondent aujourd’hui les plateformes.

Les deux actes suivants sont donc structurés autour de 4 personnages, un fantôme et deux espaces, un espace de l’intime, réduit à un lit et un poste TV, et un espace de famille, qui est structuré autour d’une table, de fauteuils et d’un canapé décor typique de série américaine.

Les joies de la famille : François (Frédéric Antoun) Junior (Gordon Bintner) Dede (Claudia Boyle) Sam (Russell Braun)

En même temps, il est difficile, par la structure même de l’œuvre de séparer mise en scène de performance des chanteurs, parce que justement la mise en scène réside pour une très grande part dans la direction des chanteurs, la conduite des personnages, le profilage général du jeu. Nous avons parlé d’opéra de conversation, et le parlare et le cantare y sont également importants ; Il y a des moments qui sont des airs, il y a des formes traditionnelles comme des duos, mais il y a aussi, des dialogues (acte I), qui d’ailleurs par leur côté vagabond, divers, pointu ou ironique, dramatiques et tendu, ou même comique, correspondent aussi à une musique que d’aucuns ont jugé désordonnée voire fourre-tout.

On le sait, Krzysztof Warlikowski aime ces histoires aux parfums psychanalytiques et il a particulièrement travaillé sur les personnages, leur existence, leur passé, leurs projections. L’espace de l’intime est l’espace des souvenirs et des rêves :

“Young People’s Concerts” (1958)

c’est là que Junior enfant regarde à la télévision Leonard Bernstein parler de la musique, une sorte de construction en abyme qui nous rappelle qui il est, où nous sommes, et quel rôle Bernstein joua sur la scène, à l’écran ou sur le podium dans les années 1950, c’est aussi l’évocation d’un vert paradis des amours enfantines avec un extrait choisi sur le sens de la musique, à partir de la 4ème symphonie de Tchaïkovsky.

Dede (Claudia Doyle) et le jardin idéal

On y voit aussi en projection le jardin de Dinah refleurir, la refloraison comme renaissance et comme printemps, refloraison-rêve telle que Dede voit le jardin originel de Dinah évidemment sorte d’Eden perdu, symbole de la refloraison familiale.
En introduisant l’image de Bernstein dans cette trame, Warlikowski donne à cette composition un poids nouveau et inconnu, quelque chose comme le tragique d’une frustration. Quand Bernstein en voix off sur la 4ème de Tchaïkovsky dit « je le veux » et que les choses n’arrivent pas, et finissent par les pleurs, c’est un peu de ce drame de A quiet place qui nous est donné : la volonté d’écrire une œuvre qui ne sort pas, dont on n’arrive pas à donner le profil véritable qui est un concentré de vie, de contradictions et de souffrances privées.

Ce qui est particulièrement intéressant dans la démarche de Warlikowski, c’est d’abord le passage du premier acte aux deux autres du point de vue des personnages. Dans le premier acte, que nous avons qualifié de spectaculaire, tout le monde est en représentation, il y a d’abord le rituel des funérailles, les pleureuses, les amis, Susie, la comme toujours excellente Helene Schneiderman, particulièrement habile à saisir l’instant fugace de la vérité d’un personnage, le psychanalyste, (Loïc Felix) élément secondaire, mais déterminant dans cette famille ravagée par les non-dits ou les trop dits, et puis les personnages de complément qui sont autant de profils, de figures comme l’organisateur des funérailles (Colin Judson).

Tensions autour d'un cercueil : Dede (Claudia Doyle) qui brandit "Le Prophète".

Familles je vous hais

L’arrivée de la famille fait apparaître les tensions, une famille désunie, éclatée qui se réunit, où on lit l’isolement du père (et son silence) et les perturbations des autres et les gênes (Dede et François, présents et absents, perdus). Warlikowski réussit, sans moyens particuliers autres que des attitudes, à faire lire le conflit central qui est Junior/Sam, entre un Junior qui en dit et fait trop et un Sam qui s’enferme dans son mutisme et son trouble. Junior, arrivant dans ces funérailles, décidé à régler ses comptes, à dire et à confondre le père à qui il en veut tant, arrive en se présentant comme caricature, il scandalise la petite société et pourtant Warlikowski fait nettement comprendre qu’il y là du sur-jeu, du trop, du trop-plein. Warlikowski déclare que Junior est probablement le seul personnage ouvertement gay du genre opéra. Et Junior porte cela en drapeau, comme il a porté en drapeau sa relation à François, comme celle qu’il dit avoir eu avec sa sœur. La question de l’inceste est un élément supplémentaire dans le poids de la provocation, comme si dans les années 1960, l’homosexualité et l’inceste constituaient une sorte de comble qui devait horrifier la petite société. Il faut dire le non-dit et plus que le non-dit.
Très intéressant, le personnage de François, chanté par l’excellent Frédéric Antoun, bien plus à son aise et juste, expressif, vécu, que dans son récent Nadir à Genève. Le personnage est un entre deux, défini comme tel. Il est comme Bernstein, bisexuel : il aime Junior et épouse Dede. Par amour ? à cause de Junior ? Choix de vie, repli stratégique ? Il est aussi un entre-deux identitaire, québécois américain, mais francophone, un entre-deux linguistique, il est enfin de la famille (gendre de Sam, mari de Dede, beau-frère de Junior), et hors de la famille comme pièce rapportée, et comme par hasard, celui par qui la « réconciliation » viendra peut-être, justement parce qu’il est extérieur aux ruminations des uns et des autres : joli célébration de l’étranger, Deus ex machina de ce nœud gordien familial. Il y a chez François l’image de l’autre résolutif, de l’autre dont on a besoin pour se sortir du filet.

Mais une image m’a profondément ému et frappé, vers la fin de l’œuvre, au troisième acte, c’est celle où les trois hommes s’assoient sur le sofa, François, Junior et Sam puis arrive Dede, qui s’assoit aussi, un peu à l’écart des trois autres qui tournent vers elle la tête, comme trois âmes en peine réclamant quelque chose, dans un besoin de celle qui apparaît comme le futur substitut de Dinah. Magnifique image qui souligne aussi l’en-creux de cette histoire, qui est à mon avis Dede, qui a sacrifié sa vie pour son frère, et pour résoudre la question familiale, en créant cet étrange ménage à trois qui préserve le couple François/Junior, et qui affiche en même temps un couple ordinaire. Dede est la sacrifiée de la famille, qui finit par apparaître comme la salvatrice de tous les autres.
Il faut souligner la magnifique performance de Claudia Boyle, déjà Dede dans l’enregistrement de Kent Nagano, particulièrement naturelle et sans affectation dans un opéra « naturaliste » (du moins les deux derniers actes) où la question du naturel est déterminante. Il faut que le texte n’apparaisse pas comme chanté, mais comme flottant quelque part entre le dire et le chanter et Claudia Boyle est magnifique dans l’exercice.
Même si c’est Dede la sacrifiée, c’est autour de Sam et de Junior que se noue et se dénoue le conflit familial. Sam, c’est Russell Braun, magnifique personnage à la fois renfermé, éteint, qui découvre peu à peu à quel point il est la clé des problèmes familiaux, ou plutôt le verrou. Magnifique chanteur aussi qui cisèle chaque mot avec une incroyable clarté avec les couleurs voulues, sans jamais être brillant, mais toujours plus sombre et presque au bord du suicide, bouleversant lui aussi. Et là aussi, on remarque le passage d’un premier acte où le spectacle est donné par Junior, avec son déshabillage final devant le cercueil de sa mère et où Sam reste renfermé et silencieux, jusqu’à son air « You’re late » où il est tiraillé entre colère froide et explosive (« you shit, you dirty »): il y exprime une sorte de désordre intérieur où tout semble se mélanger. Ce premier acte est en lui-même une sorte climax, un départ raté de Dinah, les deux autres actes, ceux de l’intimité familiale, où il n’y a plus de spectacle, mais où les personnages sont contraints à l’expression, au dialogue, au conflit constituant d’une certaine manière un retour, qui s’ouvre sur un monologue de Sam assez déchirant (« I wish I could sleep »). D’ailleurs, la structuration du texte est différente entre ce premier acte structuré en « dialogues » entre les différents personnages, où la parole circule comme un bavardage, alors que les deux actes suivants sont structurées entre un air initial (Acte II, Sam, évoqué plus haut), acte III, Dede, (« Morning » )évoquant le jardin et le désherbage, effort pour retrouver un jardin idéal de Dinah, ce que j’appelais plus haut « Eden perdu », avec ensuite une scène, unique, comme si on quittait le bavardage social des dialogues de l’acte précédent pour aller vers les scènes c’est à dire les confrontations, ce que j’appelais plus haut l’ἀγών, le conflit, le huis clos.

Quant à Junior, il change et d’allure et de comportement : le personnage désordonné, provocateur, fantasque est, comme dans l’enregistrement de 2013, confié à Gordon Bintner, qui est magnifique interprète, désespérément extraverti, qui pratiquement ne se définit jamais par un air, qui serait une manière de s’arrêter et de rentrer en soi. Il a des répliques plus longues à la toute fin, lorsqu’il échange avec Sam et qu’il y a ces moments de réconciliation qui sont simples besoins d’amour, mais sinon, il est dans le dialogue, dans la réplique, dans le faire, dans l’agir sans ligne. Et Gordon Bintner est extraordinaire à ce jeu déconstruit en permanence, avec une incroyable expressivité, et un jeu d’acteur vraiment consommé, parfaitement dirigé par la mise en scène d’une précision millimétrée.
C’est ce qui frappe dans le travail de Warlikowski : une sorte de naturalisme concentré sur un jeu d’acteur très libre, très cru, très direct, et en même temps d’une précision étonnante, par les gestes esquissés, par les jeux de regard, par la violence et la cruauté, exprimées ou non, par les silences qui valent quelquefois un long monologue intérieur. Et puis, trait typique de Warlikowski, au milieu de ces conflits, de ces discussions, de ces échanges, Dinah, qui circule entre les personnages, dès la fin du premier acte et pendant presque tous les deux autres, comme actrice, spectatrice, référence : le fantôme de la disparue, immortalisée en jeune femme qui est la projection de tous, et qui ne révèle sa vérité qu’à travers la lettre découverte par Sam et lue par François. C’est la poésie immanente à tout travail warlikowskien , qui donne sens à cette agitation familiale et lui donne son unité.

 

La couleur de la musique et sa singularité

Alors, les choses ont aussi une autre couleur musicale. Ce qui doit dominer, c’est au-delà des airs, le ton de la conversation avec une musique qui doit correspondre avec précision aux mots. Et là, Bernstein compositeur fait un travail très particulier de dentelle musicale que Kent Nagano à la tête de l’orchestre de l’Opéra transcende.
Ainsi on aura deux versions de A quiet place, une version pour un espace théâtral réduit, avec un petit orchestre de 18 musiciens, un « opéra de chambre » et cette version nouvelle pour grande salle et grand orchestre, créée ce 9 mars au Palais Garnier. Une géométrie variable que Bernstein n’aura pu connaître, mais qui peut-être rend justice à l’œuvre et à sa fonction.

Kent Nagano a travaillé avec Bernstein, quand la seconde version, incluant « Trouble in Tahiti » a été créée, sans provoquer la satisfaction du compositeur ni du librettiste Stephen Wadsworth, vu les coupures auxquelles il avait fallu procéder. Le résultat, c’est que justice n’était pas rendue à A quiet Place, ni à Trouble in Tahiti.
En 2013, Garth Edwin Sunderland, du Leonard Bersntein Office, précieux garant de l’héritage du compositeur, décide de revenir à une version plus compacte de A quiet place, rétablissant les musiques coupées dans la version de 1986, ce fut la version 2013 enregistrée par Kent Nagano qui redonnait déjà à l’opéra de Bernstein, sa dernière œuvre scénique, une identité propre et différente de la version dite définitive de 1986. Nous l'avons dit, c'est cette version qui a été réorchestrée pour une formation plus importante capable de remplir une grande salle comme Garnier.
Ce qui frappe en écoutant cette musique, c’est qu’elle a gardé à la fois un caractère spectaculaire (premier acte, et notamment toute la partie finale, impressionnante) mais aussi qu’elle réussit à être intimiste pendant les deux actes suivants. Garth Edwin Sunderland souligne qu’il a renoncé à guitare électrique et synthétiseurs, pour ne garder que les sons naturels et traditionnels d’un orchestre classique de grande maison d’opéra, avec orgue et clavecin, pour donner aussi une couleur un peu décalée à cette musique, tout en lui gardant sa modernité. L’essentiel consiste à faire de cette musique non un accompagnement des paroles, mais un tressage musique/texte qui rende au texte une musicalité, une poésie intrinsèque aux bons livrets (un travail que Wagner a poursuivi toute sa vie) et que le son des mots puisse correspondre à une couleur musicale, à une instrumentation jamais touffue, où les bois et les cuivres soulignent les paroles, sans jamais les étouffer. Il s’agit d’une musique d'une grande précision et d’une grande délicatesse dans les couleurs et leur variations, et qui est d’un Bernstein inhabituel, signe de l’importance qu’il y attachait. Il ne s’agit pas de reproduire du déjà fait ou déjà entendu, mais de créer un langage propre, et aussi proprement américain, pour un texte personnel, très ressenti, et une œuvre qui a attendu longtemps avant de naître ; après tout, A quiet place est sa seule œuvre qui ait les dimensions d’un véritable opéra original, en dépit d’autres tentatives de transformer certains musicals en opéra ; Bernstein était si soucieux de donner à cette musique une forme qu'il n'arrivait pas à trouver ou à imposer qu’il pensa aussi la refondre pour Broadway.
Alors, on est frappé, et séduit par le ton que Nagano arrive à donner à cette œuvre qui ne ressemble à aucune autre, et qui pourtant témoigne d’un parcours : oui on y entend du jazzy quelquefois, on a aussi des phrases musicales directes et généreuses qui ne dépareraient pas dans un musical, mais on a aussi des phrases atonales, on est à d’autres au bord de Mahler, mais aussi une respiration à la Copland, à d’autres enfin au bord du Lied,  dans la mesure où Bernstein sait dessiner un univers et a une aptitude innée pour la couleur et qu'il est un pianiste qui dans sa jeunesse accompagnait tous les chanteurs de sa génération : le Lied, l'intimité du chant, il connaît.
Cette musique peut en surprendre certains qui attendraient une ligne ou une unité presque géométrique, mais sa ligne, en cohérence avec l’histoire qu’elle raconte qui est parcours et désordre des êtres, des vertus affichés aux vices privés, de l’ordonnancement des familles ordinaires à leurs petits secrets pas si nets, est une ligne de brisures successives qui sont mises en valeur par Kent Nagano avec sa lecture d’une vérité et surtout d’une simplicité étonnantes, respectueux de chaque détail et ne surinterprétant rien, à la tête d’un orchestre de l’Opéra de Paris exceptionnel.
Et ce qui fait la grandeur de ce spectacle, c’est la cohérence entre ce qui se passe sur scène et ce qui se passe en fosse. J’arriverais même à dire que ce qui est en scène est d’une limpidité et d’une clarté exemplaire, qui éclaire la complexité de la fosse, et ce que j’appelle les brisures. Nous avons deux démarches qui vont ensemble, qui se complètent et s’éclairent mutuellement, la musique brisée étant le reflet des âmes des personnages, dont l’effort pour se reconstruire se lit sur scène. Déconstruction en fosse, reconstruction sur scène. Étonnante combinatoire où la musique est partout, images, mots, mouvements, orchestre, une musique pleine de tension, où se devine l’épaisseur de déchirures profondes, que la mise en scène saisit avec une rare sensibilité qui donne de l’émotion à tous les étages.

J’avoue en conclusion, être un peu dubitatif sur les jugements qu’on porte aujourd’hui sur Leonard Bernstein, disparu depuis plus de 30 ans et étranger à certains mélomanes plus jeunes. Il reste un chef d’exception dont on parle encore, notamment pour ses enregistrements mahlériens, il reste le compositeur de West Side Story encore glorifié il y a peu par la sortie du remake de Spielberg. Mais le compositeur de musique dite sérieuse est souvent écrasé justement par le compositeur de musicals, ses compositions souvent monumentales ne sont pas toujours appréciées ni prises en considération. Or Leonard Bernstein est une totalité : il faut l’avoir vu diriger, enthousiasmer les foules, galvaniser un public pour comprendre ce qu’il pouvait représenter pour le jeune mélomane que j’étais écoutant le Boléro de Ravel ou la IXe de Beethoven. Il y avait une générosité et une joie qui transpiraient des concerts de Bernstein, au-delà de ce qu’on appelle le show, car c’était un showman. Mais dirigeant Beethoven comme West Side Story, il était le même, sachant aller au cœur de l’auditeur. Et je l’écris avec l’émotion du souvenir, mais aussi celle de l’écoute, immédiate, de ses enregistrements.
En écoutant A quiet place, c’est cette sensibilité, ces blessures, mais aussi cette vie multiple – il a touché à tous les genres, cette vie personnelle difficile, entre amour de son épouse et goûts sexuels, et aussi cette soif de vie, cette envie de rapprocher, de trouver des solutions, de trancher les nœuds, cet amour de l’humanité plus prométhéen que donjuanesque. Il y a tout cela dans cette musique, complexe, cumulative, puissante, diverse, généreuse, sombre et lumineuse, c’est tout lui. Et c’est particulièrement passionnant ; l’Opéra de Paris et cette équipe de production ont permis cette redécouverte, qui sonnerait presque comme une renaissance, qu’ils en soient remerciés, car c’est une très grande réussite.

Fantômes

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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1 COMMENTAIRE

  1. Beau compte-rendu, merci. Les mots sont justes quand vous épinglez à quel point cette musique est toujours qualifiée de "trop" ou "pas assez". C'est aussi sans doute le lot des compositeurs-chefs‑d'orchestre d'entendre que leur musique est trop dispersée, pas assez construite, trop éclectique, voire vulgaire (Mahler ou Richard Strauss ont subi les mêmes reproches…) Or, nous avons entendu là un langage musical sincère, travaillé, touchant et singulier qui fait honneur à Bernstein et à la musique américaine, à condition que l'auditeur se donne la peine d'abandonner de vieux préjugés.
    Une question cependant demeure (en forme de souhait): celle de réintégrer Trouble in Tahiti. Une grande partie de la musique de A Quiet Place reprend ce premier opéra en modifiant ce matériaux de façon ironique, émouvante, décadente ou bien fantomatique (accords d'ouverture, la scène du jardin, celle du petit-déjeuner, les passages en "scat", etc.) Idem pour le livret. On perd malgré tout une dimension à n'entendre uniquement A Quiet Place. Bien qu'autonomiser l'œuvre fût sans aucun doute une étape indispensable dans la réhabilitation de cet opéra, la réminiscence musicale ou littéraire est toujours un effet dramatique considérable.
    L'équipe Sunderland-Nagano est tout à fait capable de trouver des solutions efficaces pour permettre cette réunion : en deux parties de soirée (version Houston), ou en flashbacks (version Vienne), ou pourquoi pas… en deux journées… It would be wonderful. Bien que ça le soit déjà !

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