P.I.Tchaikovski (1840–1893)
La Dame de pique (1890)
Opéra en trois actes op. 68 (1890)
Livret de Modest Ilitch Tchaikowski et du compositeur d'après la nouvelle homonyme (1834) de Alexander SergeIevitch Pouchkine.

Direction musicale Valery Gergiev
Muise en scène Vera Nemirova
Décors Johannes Leiacker
Costumes Marie-Luise Strandt
Hermann Dmitry Golovnin
Tomski und Pluto Alexey Markov
Ieletzki Boris Pinkhasovich
la Comtesse Olga Borodina
Lisa Elena Guseva
Tchekalinski Robert Bartneck
Sourine/Naroumov Evgeny Solodovnikov
Tchaplitski Angelo Pollak
Le maître des cérémonies Hans Peter Kammerer
Pauline et Daphnis Monika Bohinec
Gouvernante Stephanie Houtzeel
Macha et Chloë Anna Nekhames
Piano en scène Kristin Okerlund
Chor der Wiener Staatsoper
Chef des chœurs : Thomas Lang
Orchester der Wiener Staatsoper
Vienne, Wiener Staatsoper, 30 janvier 2022 , 18h30

En cette fin janvier, entre Macbeth et Peter Grimes, la Wiener Staatsoper a affiché cette Dame de Pique (production Nemirova de 2007) avec Valery Gergiev au pupitre, dans une distribution largement russe au profil presque complètement nouveau. L’œuvre est bien connue, et presque aussi fréquente dans les théâtres européens qu’Eugène Onéguine. Ces dernières années, le festival de Salzbourg a affiché en 2018 Mariss Jansons pour son dernier opéra avant sa disparition dans une mise en scène de Hans Neuenfels, et le même Jansons avait dirigé à Amsterdam la production de Stefan Herheim en 2016. Deux productions très différentes, plus inspirées que cette production (assez connue au demeurant) de répertoire de l’Opéra de Vienne, que Vera Namirova est revenue régler. Mais c’est sans doute musicalement la soirée a été frappante.

 

Les conditions de la production

On sera sans doute très étonné de noter que Valery Gergiev n’a pas dirigé fréquemment à l’Opéra de Vienne, à peine 6 représentations (trois Parsifal en 2019 et trois Lohengrin en 2020 avant cette Dame de Pique) et un concert (« Konzert für Österreich ») avec les Wiener Philharmoniker en 2004. Il revient cette saison pour quatre représentations de l’opéra de Tchaïkovski, dirigeant donc pour la première fois à Vienne le répertoire par lequel il est devenu la star internationale que l’on connaît.
Même si l’attente était grande et le public nombreux, la salle n’était pas totalement remplie, et sans doute les conditions sanitaires d’accès y sont pour quelque chose, puisqu’outre le pass sanitaire avec vaccination et rappel, il fallait aussi présenter un test PCR négatif de « moins de 48h qui couvre l’horaire de la fin de la représentation ». Le résultat est qu’il vaut mieux se présenter à l’avance car les contrôles sont longs et stricts. Mais passé le « rideau de fer », on ne regrette pas les attentes et la course aux tests.

La production de Vera Nemirova a été huée à sa création en 2007, mais généralement saluée par la critique assez tolérante pour ce travail qui propose d’installer l’action dans la Russie post-soviétique des années 1990, celle de l’argent roi et de la course au gain, des transformations urbaines et de la déliquescence de la société.  Le rideau s’ouvre sur un ancien orphelinat (d’où le chœur d’enfants initial bien proche de « la garde montante » de Carmen que Tchaïkovski admirait) ) où les enfants sont dispersés (ou vendus) à la bonne société qui s’installe, le tout dans un décor unique à vocation multiple, comme on le verra.
Cette production me paraît avoir un peu vieilli, dans la mesure où si l’on ne connaît pas le postulat de départ, le propos n’est pas vraiment lisible aujourd’hui. On se demande pourquoi des architectes visitent l’espace, même si on se doute bien qu’il y a un projet de réhabilitation derrière, on se demande pourquoi ces lits de fer, et on se demande enfin pourquoi la fête des fiançailles du troisième acte se transforme en défilé de mode pour maison de fourrures et la pastorale en gentille performance un peu trans.
Quant à la salle de jeu finale, c’est un casino où brillent de rutilantes slots-machines, au cas où le spectateur n’aurait pas compris de quoi il s’agissait.
C’est peut-être le début de l’acte III qui est le plus réussi, avec le catafalque monumental sur lequel la comtesse qui se dressera pour donner les trois cartes. L’image est suffisamment frappante pour emporter une certaine adhésion. Pour le reste, le propos manque de clarté sans vraie direction d'acteurs car les chanteurs font à peu près ce qu’ils feraient dans n'importe quelle autre mise en scène . On peut d’ailleurs se demander pourquoi, au moins une fois, une mise en scène ne proposerait pas le cadre voulu à l’origine, qui est la fin du XVIIIe siècle (apparition de Catherine la Grande à l’acte II), on comprendrait peut-être mieux que la musique de la fête et de la pastorale pastiche celle du XVIIIe, où Tchaïkovski emprunte presque littéralement à des musiciens de l’époque, dont en particulier Mozart.

La lecture de la nouvelle de Pouchkine frappe par son côté ironique, voire sarcastique, et son manque total d’empathie pour le héros, qui devient fou sans mourir tandis que Lisa va vivre sa vie et se marier comme les jeunes filles comme il faut.

Chez Tchaïkovski, il en va autrement : Hermann n’est pas moqué, et la question du destin, la question du jeu, la question du fantastique, la question d’une société traversée par l’oisiveté, sont autant d’éléments susceptibles d’alimenter une mise en scène, tout autant que celle de la psychologie des héros, Hermann dévoré par le jeu ou Lisa, qui abandonne un avenir confortable pour cet ombrageux jeune homme bientôt monomaniaque. Une histoire qui commence romantique et qui finit comme film noir ou fantastique. L’œuvre de Tchaïkovski reste donc très ouverte.

 

Hermann (Dmitry Golovnin) auprès du corps de la comtesse (acte II)

 

La vision générale de la mise en scène

Vera Nemirova, peu connue en France, est d’origine bulgare. Elle s’est installée en Allemagne en 1982 et a étudié comme beaucoup d’autres artistes à la Hochschule für Musik Hanns Eisler. de la Berlin-Est d’alors  Et comme la plupart des metteurs en scène de sa génération, elle contribue à diffuser le Regietheater en Allemagne, où pour l’essentiel elle travaille.
La mise en scène installe donc la trame dans la Russie post-communiste, au milieu d’une société complètement fascinée par l’argent d’où les pauvres sont exclus. Ainsi Hermann, le plus pauvre, ne peut participer à la fête, sinon en jouant, seul moyen pour lui d’espérer par le gain de grimper dans l’échelle sociale : Hermann, qui n’est « rien » comme dirait l’autre, et cherche à être quelque chose, est contraint au jeu comme par une sorte de déterminisme…

Le « mobile » sociologique qu'est le jeu dans une société où l'argent fait tout est finalement assez commun dans les sociétés du XVIIIe et du XIXe. Quant à la fascination d’une Lisa de bonne famille pour cet être ombrageux et peu communicatif, elle montre que  la jeune fille a vraiment un profil d’héroïne romantique, qui semble un peu anachronique par rapport à l’époque dans laquelle Vera Nemirova inscrit l’histoire, même si ce "romantisme" initial se change en désespoir et désillusion à la fin. Il s’installe donc un certain décalage entre le propos scénique et certains aspects de la trame. En plus, même si l’on sait que la société russe affiche une béance entre les ultra riches (les fameux « oligarques ») et les pauvres, ce qui pouvait être très sensible dans les années 1990, voire en 2007 à la création de la production, ça l’est un peu moins aujourd’hui où d'autres préoccupations sont mises en exergue à propos de la Russie.

 

Le décor, élément essentiel et ambigu

Le décor unique (dans une édition précédente) (ici la Pastorale de l'acte II)

Ce travail s’inscrit dans le cadre du décor unique de Johannes Leiacker et qui est traité de manière tout aussi ambiguë que la trame de Tchaïkovski.
Ambiguité à jardins avec les grandes fenêtres d’un bâtiment qu’on suppose plus ancien, qui pourrait être la façade d’un ancien palais un peu décati et transformé en école ou orphelinat, marqué par des lits de fer de type internat (dans la première scène), sous une verrière brisée.
Ambiguïté à cour avec une volée d’escaliers qui a souvent la fonction monumentale des escaliers de revues de Music-Hall, puisqu’on y verra descendre à la fois la comtesse, qui est une sorte de vedette, mais aussi le défilé des fourrures pendant la fête de l’acte II, ou la scène de la pastorale (sur la photo). Cet escalier est une sorte de concession au spectaculaire : il mène vers un autre type de façade, au style plus proche des années 1920, avec sa baie vitrée aux vitres opaques, laissant deviner des espaces intérieurs plus intimes (boudoir de la comtesse, coulisses du défilé des manteaux de fourrures du deuxième acte etc..).
L’ensemble est un dispositif purement fonctionnel, moins réaliste qu’il n’y paraît à première vue, un espace de jeu qui laisse l’imaginaire remplir les vides et aussi bien accepter des lits de fer d’un orphelinat et quelques tables, que le catafalque de la comtesse un piano à queue ou le décor final d’un casino.
C’est un "décor pluriel" qui pourrait parfaitement répondre à une question théorique sur "la fonction de l’espace scénique".
Que Vera Nemirova veuille souligner une société aspirée par la soif d’argent est possible, mais l’inscription dans la période qui succède immédiatement à la chute de l’URSS ne paraît  pas changer grand-chose à l’histoire. La mise en scène assume d’ailleurs une sorte de séparation entre les conditions de la société qu’elle décrit, et la nature des trois principaux protagonistes, Hermann, Lisa, La Comtesse qui restent identiques à ce qu’on a toujours vu sur les scènes…
La société de La Dame de Pique, qu’elle soit vue au XVIIIe, au XIXe, et à la fin du XXe reste une société avide de jeu et d’argent, une société qui s’use en mondanités, proche de la société aristocratique décrite par Tolstoï dans Guerre et Paix. Il s’agit d’une société de privilégiés, que ce soit par la naissance (hier) ou par l’argent (aujourd’hui).

 

 

Un deuxième acte où se concentrent les idées

Vera Nemirova montre aussi une société libérée d’un joug et qui explose en cherchant à toutes forces non seulement l’argent mais aussi le divertissement. Le deuxième acte est à ce titre sans doute le plus emblématique de sa mise en scène et peut-être le plus intéressant, le plus pensé, avec ses deux parties, la fête sociale brillante d’une part où triomphe la comtesse, et la scène suivante où elle meurt. C’est presque parabolique.
En effet, la scène de la fête est un moment pivot : elle montre à la fois Ieletzki et Lisa comme couple de fiancés typiques de la bonne société, puis l’élégant air de renonciation de Ieletzki, plein de noblesse, qui a compris que Lisa ne l’aime pas, et enfin le choix assumé de Lisa pour Hermann à qui elle donne une clef pour accéder à sa chambre. C’est donc pour les protagonistes le moment de bascule.
D’autre part, c’est aussi l’exemple de fête débordante d’une société où dans l’esprit de Tchaïkovski il s’agissait de montrer les fastes de Saint Petersbourg de Catherine II, fêtée par son apparition finale et triomphale. Avec un certain nombre de problèmes chronologiques par ailleurs : si nous sommes aux temps de Catherine II (qui règne jusqu’en 1796), la vieille comtesse fut la jeune et courtisée Venus moscovite à Paris aux temps de Louis XV, dans le Paris de la Pompadour… Or elle chante avant la rencontre avec Hermann l’air de Richard Cœur de Lion de Grétry qui date de 1784 (sous Louis XVI), un moment où la comtesse n’était déjà plus si jeune qui ne peut donc se référer à un air de sa jeunesse. Cela signifie donc qu’elle chante un air à la mode du temps en se référant sans doute à un amour antérieur, d’antan, de l’époque de sa splendeur. Évidemment, dans une mise en scène plus fidèle à Pouchkine qui quant à lui situe la trame à son époque (1833), l’évocation redevient temporellement cohérente…  Des méandres des adaptations, dans la mesure où les deux frères Modest et Piotr ont opté au contraire de Pouchkine,pour une trame située au XVIIIe,  sans doute pour ajouter du spectaculaire et jouer sur cette musique du XVIIIe que Tchaïkovski pastiche tout au long de l'acte.
Vera Nemirova propose pour cette scène une vision sociale non dénuée de nostalgie : dans cette société russe des années 1990, dans une Saint Petersbourg où voisinent les très riches et les très pauvres (des Ieletzki et des Hermann), on va mimer les fêtes d’antan, avec défilé de toilettes vu comme défilé de mode, pastorale-pastiche avec allusions vaguement transgenres (il est vrai aussi qu’à l’époque baroque, la scène lyrique l'était en quelque sorte plus qu’aujourd’hui).
Nemirova décrit un moment où la société a « envie » de revivre des fastes passés, de singer en quelque sorte une Saint Petersbourg « mythique » revenue à son nom (et non plus Leningrad), à son histoire et peut-être à son identité, non sans une pointe de vulgarité d’ailleurs. Il est vrai que dans la Russie eltsinienne des années 1990, tout semblait redevenir possible…
Ainsi voit-on d’abord une sorte de défilé de mode où l’on expose surtout des fourrures, on comprend alors pourquoi la comtesse dès le premier acte arbore une monumentale fourrure brune, la fourrure, symbole d’hiver russe, mais aussi dans ce cas de volonté de la comtesse d’apparaître encore comme un « personnage », elle qui fut une reine de Paris et qui désormais n’est plus qu’un fantôme des temps passés. Il s’agit pour elle de « maintenir » et d’affirmer un rang. L’image finale en est l’emblème car dans sa mise en scène, Nemirova fait de la comtesse une sorte de triomphatrice de la soirée, puisque, vêtue en Catherine II, elle fait son entrée triomphale dans la salle, redevenant l’espace d’un instant la reine du temps jadis non sans un côté un peu ironique (elle est accompagnée d’un personnage à la Zerbinetta d’Ariane à Naxos). Mais c’est aussi et surtout une manière pompeuse de clore la scène élargie à la salle pour mieux mettre en valeur celle qui est célébrée et le point d'orgue final. Le procédé est lui aussi fréquent mais fait toujours son effet.
Quant à la Pastorale, tirée vers la caricature moderne d’un style ancien, elle renvoie au choix de Lisa, où Chloé choisit Daphnis, le berger qui n’a rien – choix du cœur‑, face à Plutus choix social de la richesse, et ce choix est sanctionné du côté de Lisa par le surgissement d’Hermann (on a les Daphnis qu’on peut) qui récupère la clef des appartements de la comtesse.
Sur une musique empruntée à Mozart, cette pastorale constitue un exemple de « théâtre dans le théâtre » relativement fréquent, qui rappelle les données de l’histoire : depuis Hamlet de Shakespeare, on connaît la fonction « didactique » de ce type de présentation. Mais subtilement, Cholé comme Lisa font le choix du cœur, comme la musique de Mozart est musique du cœur selon Tchaïkovski alors que chez Pouchkine Lisa survit en choisissant la richesse.

Il n’est pas sûr d’ailleurs que les spectateurs lointains aient perçu que celle qui figurait Catherine II était la comtesse. C’est la scène suivante, aussi sombre que la première scène est lumineuse, qui commence une sorte de ballet autour de la comtesse, rentrée chez elle vêtue en Catherine II qui se débarrasse rapidement de sa robe avec ses servantes qui l’aident, suivant d’ailleurs le texte de Pouchkine au début du chapitre II de la nouvelle : La vieille comtesse Anna Fedotovna était dans son cabinet de toilette, assise devant une glace. Trois femmes de chambre l’entouraient : l’une lui présentait un pot de rouge, une autre une boîte d’épingles noires ; une troisième tenait un énorme bonnet de dentelles avec des rubans couleur de feu. La comtesse n’avait plus la moindre prétention à la beauté ; mais elle conservait les habitudes de sa jeunesse, s’habillait à la mode d’il y a cinquante ans, et mettait à sa toilette tout le temps et toute la pompe d’une petite maîtresse du siècle passé. Sa demoiselle de compagnie travaillait à un métier dans l’embrasure de la fenêtre.

Cérémonial qui se déroule dans ce que nous avons identifié comme l’espace « moderne », derrière des vitres opaques, si bien que le spectateur devine la comtesse dans son intime, dans une sorte de lent ballet où cette ex Vénus moscovite est aidée en quelque sorte par ses trois Grâces, avant qu’elle ne redescende sur la scène.  Tout suit un rythme assez lent qui entretient la tension, puisque le spectateur sait qu’Hermann va intervenir, dans une sorte de crescendo où il va tenter d’abord de rassurer la comtesse, pour finir par la menacer d’un revolver : le personnage a basculé lui aussi : au moment où Lisa se donne à lui, il se donne aux cartes « Три карты/Tri kartij (trosi cartes) sonne d’ailleurs dans l’opéra comme une sorte de refrain obsessionnel, un peu à la manière dont Britten fait sonner « Peter Grimes » par le chœur plusieurs fois dans l’opéra homonyme.
En réalité, même si l'ensemble du deuxième acte montre une volonté affirmée d'approfondir le propos, l'option de la mise en scène ne m'a pas semblé particulièrement convaincante.

 

Olga Borodina (La Comtesse)

Un troisième acte entre fantasme et fantastique

La question de l’obsession est évidemment centrale dans cette œuvre sur la folie et une clef psychologique et scénique. S’il y a obsession, la première scène du troisième acte, où Hermann voit le fantôme de la comtesse lui révéler le secret, peut-être un rêve et une vision délirante du personnage obsédé, mais ce pourrait être aussi bien une « « apparition » qui ferait alors verser l’œuvre du côté du fantastique. Ni la musique, ni la nouvelle de Pouchkine ne donnent au spectateur de réponses définitives, et le doute, c’est aussi ce qui fait le prix de cette histoire, plus chez Tchaïkovski que chez Pouchkine d’ailleurs : Pouchkine ne cesse de se moquer d’Hermann, comme s’il détestait le personnage. Pas Tchaïkovski, qui en fait une sorte d’anti-héros solitaire avec lequel il est en empathie, sans doute pour des raisons intimes.

Du point de vue des images c’est sans doute la première scène du troisième acte qui est l’une des plus réussies. Le troisième acte commençant d'ailleurs par les scènes les plus sombres (apparition du spectre scène désespérante entre Hermann et Lisa, et air final de Lisa avant son suicide) puis explose dans une scène finale initialement légère (l’air de Tomski), presque symétrique du deuxième qui à l’inverse commence par la fête et finit par la mort. C’est une fois encore montrer le destin singulier des trois protagonistes (qui meurent tous les trois) face au groupe social : vies parallèles, qui ne se rencontrent pas puisqu'encore une fois, la société choisit le divertissement, c'est à dire le jeu.

Entrée d’un cortège sombre d’ombres couvertes par des parapluies ouverts, sorte de défilé fantomatique, tandis qu’au premier plan est exposé le catafalque monumental de la comtesse, voilà une vision forte, dont le statut confirme ce que nous disions plus haut sur l’obsession d’Hermann : il s’agit sans nul doute d’une « vision » qui peut être aussi bien « fantastique » que fantasmatique,  image mentale d’Hermann écroulé sur le catafalque, comme au pied d’un lit funéraire où un désespéré pleurerait le cher disparu, ou le chien fidèle aux pieds de son maître… Il y a là une image à la fois forte et prenante, qui garde toute son ambiguïté quand la comtesse se dresse pour donner les trois cartes.

Voilà les moments assez réussis qui frappent dans ce travail scénique qui a perdu en efficacité aujourd’hui.

Le spectacle de Vera Nemirova, malgré des qualités, ne va tout de même pas très loin et ne s’intéresse pas trop à l’analyse psychologique des personnages.

 

Alexey Markov (Tomski) et Boris Pinkhasovich (ieletzki) dans la dernière scène

Était-il par exemple nécessaire de souligner au stabilo que la dernière scène se déroule un casino avec ses machines à sous et ses néons multicolores ? C’est presque pléonastique et ne présente pas d’intérêt majeur, le spectateur a bien compris ce dont il s’agissait et cela reste anecdotique : l'idée avortée de Youri Lioubimov pour  l'Opéra de Paris en 1978 dans une production qui n'eut pas lieu, de faire se dérouler tout l'opéra sur une immense table de jeu avait une autre gueule ((Le grand metteur en scène russe Youri Lioubimov, (1917–2014) fondateur du théâtre de la Taganka de Moscou, un des phares du monde théâtral russe à l'époque, commençait à être invité en occident et sentait le souffre aux yeux du pouvoir soviétique de l'époque. Rolf Liebermann l'invita à Paris pour La Dame de Pique et pour une sombre histoire de jalousies internes d'artistes russes et sans doute aussi de motivations politiques, Lioubimov ne réalisa pas ce projet, remplacé dans l'urgence par Madama Butterfly – splendide au demeurant- venue de la Scala dans la mise en scène de Jorge Lavelli. Lioubimov réalisa notamment pour la Scala Boris Gonounov en ouverture de saison 1979–1980 dirigée par Claudio Abbado dans la version originale de Moussorgski, un spectacle immense))  : le cadre souligne simplement le crescendo et l'agitation avant la mort d’Hermann , qui n’a pas tout à fait la théâtralité tragique qu’on voit quelquefois. Elle est traitée comme un épisode d’un drame personnel et non un climax de tragédie, dans un lieu où domine la vulgarité qui seulement à la toute fin gagne un peu en grandeur, essentiellement à cause de la musique d'ailleurs.

Alors, le cadre imposé par la mise en scène se laisse voir sans vraiment apprendre grand-chose. À part leurs costumes contemporains, les personnages ne sont guère différents dans leurs rapports les uns aux autres et dans leurs comportements que les mêmes dans une mise en scène dite traditionnelle, qu'on aurait située à l’époque de Pouchkine, ou pourquoi pas de Tchaïkovski ou de Catherine II. Much ado about nothing en somme.
C’est bien là où le bât blesse, on semble nous dire « tout change », alors que « rien ne change ». Et le travail scénique de Vera Nemirova a perdu beaucoup de son parfum et l'essentiel de sa force, si jamais il en eut.

Mort d'Hermann, image finale (Dmitry Golovnin et assis Boris Pinkhasovich)

Ainsi une fois encore, nous sommes face à un moule à l’intérieur duquel peuvent se glisser toutes sortes de personnalités scéniques diverses qui tout au long des années vont reprendre les rôles à chaque reprise. Chacun pourra sans trop de répétitions jouer comme il l’a toujours fait, d’autant que la conduite d’acteurs n’est pas un des traits de la mise en scène, laissant les chanteurs s’épanouir (ou non) sans intervention notable ni direction lisible.

 

Les questions musicales posées par l’œuvre

Ce travail contrasté, avec des idées qui fonctionnent encore et d’autres déjà surannées, laisse donc en revanche beaucoup d’espace à l’interprétation musicale et aux chanteurs. Ce qui est idéal dans un système de répertoire qui vit essentiellement par la variété des artistes qui peuplent les différentes reprises, créant l’événement, bien plus que si l'on revoyait à peu près les mêmes artistes au long des représentations.

L’autre difficulté de l’œuvre est l’adéquation de la distribution. Il y a dans cette œuvre des questions aux réponses très diversifiées selon les distributions, selon l’idée qu’on a des rôles, avec quelques étrangetés. Tomski est baryton, Ieletzki aussi, mais deux barytons assez différents, l’un plus mûr, sans grandes illusions et l’autre encore amoureux et moins cynique et souvent le chanteur qui commence par Ieletzki finit par chanter Tomski. Mais si on considère la prochaine Dame de Pique de la Scala, dirigée par Gergiev elle aussi, Alexey Markov, le Tomski de Vienne sera Ieletzki à Milan… où est donc la vérité, alors que les personnages sont assez différents.
Autre question, celle du profil vocal des deux protagonistes, Hermann, ténor (mais quel ténor ?) et Lisa, soprano (mais quel soprano ?). Si l’on considère seulement les ténors qui l’ont chanté on trouve aussi bien des voix puissantes (des Otello, des Samson) comme Placido Domingo, Vladimir Atlantov, Aleksandr Antonenko, Vladimir Galouzine, René Kollo ou même Max Lorenz que des voix plus lyriques comme Neil Shicoff qui a chanté aussi bien Werther que Don José ou Ernani. Quant aux Lisa, elles vont de Mirella Freni à Catarina Ligendza en passant par Ljuba Welitsch ou Maria Guleghina, auxquelles on pourra rajouter Julia Varady qui fut aussi bien Donna Elvira qu’Abigaille et évidemment l’immense Galina Vichnevskaia qui l’a enregistré à Paris en 1978 et que j’entendis au Théâtre des Champs Élysées aux côtés de Regina Resnik à Paris avec un Peter Gougalov en Hermann un peu en deçà des autres, le tout dirigé par Mstislav Rostropovitch (il y a d'ailleurs un enregistrement).
Ce sont en général des voix importantes qu’on privilégie, avec assise large et aigus puissants, et si une Freni a chanté Lisa, ce fut en fin de carrière, quand elle n’avait « plus rien à perdre ». Elle chanta (et enregistra) Tatiana et Lisa, laissant d’ailleurs de puissants souvenirs. Grande diversité de couleurs, du timbre chaud d’une Freni à une Guleghina glacée. Si l’on pense à Galina Vichnevskaia, elle fit aussi bien Lisa et Tatiana, rôles plus lyriques que Katerina bien plus dramatique dans Lady Macbeth de Mzensk. Où placer le curseur ?
L’œuvre de Tchaïkovski est enfin et surtout marquante par la présence essentielle de la Comtesse, personnage un peu mystérieux dans l’histoire, et en même temps emblème et titre de l'opéra. Le rôle est confié la plupart du temps à des interprètes mythiques de l’opéra, en général en fin de carrière ou même sorties de la carrière. On y vit aussi bien donc Regina Resnik, impériale, mais aussi Christa Ludwig, Elena Obraztsova, Martha Mödl, Rita Gorr (encore en 1999) ou Hanna Schwarz et d’autres, toutes douées d’un sens du texte exceptionnel, à donner le frisson quand elles entament l’ariette de Grétry Je crains de lui parler la nuit et d'une présence scénique hors normes.
Autant de motifs qui rendent chaque édition particulièrement digne d’intérêt.

La Wiener Staatsoper avait l’an dernier affiché un bel Eugène Onéguine dans la mise en scène de Dmitry Tcherniakov, dont la puissance avait frappé, et cette année elle a fait le choix pour la Dame de Pique de puiser dans le répertoire et de miser en priorité sur les aspects musicaux, avec une distribution composée de très grands interprètes idiomatiques, et d’un chef-star dont c’est le cœur de répertoire.
Là encore, l’opéra de Tchaïkovski, en dehors du rôle d’Hermann et encore), affiche un nombre de protagonistes qui ont tous à un moment un air important à chanter,  airs de Lisa et de Polina, air de Ieletzki (Я вас люблю /ya vas loiubliou/je vous aime) qui est un des grands moments de la partition, mais aussi celui de Tomski essentiel au début de l’œuvre Однажды в Версале (Три карты)/ il était une fois à Versailles (trois cartes) qui fait naître l’obsession d’Hermann,  ou son intervention vigoureuse à l'ouverture de la scène finale du troisième acte Если б милые девицы / si seulement les jolies filles . Il est donc nécessaire d’avoir dans les cinq rôles des artistes de premier plan, ce qui est ici le cas. Car la Dame de Pique n’a pas de rôle principal.

 

Valery Gergiev

L’événement, c’est d’abord la présence au pupitre de Valery Gergiev dans « son » répertoire.
On connaît l’agenda surbooké de Valery Gergiev, qui occasionnent quelquefois  des retards au lever de rideau, des problèmes d’ajustement entre fosse et scène, ou peut-être des répétitions limitées, mais Gergiev a dirigé peu avant cette série de représentations les Wiener Philharmoniker dans un programme Rachmaninov avec Denis Matsuev qui a beaucoup marqué et ce n'est pas un inconnu de l'orchestre. Il retrouve la formation dans son format « Orchester der Wiener Staatsoper », et après quelques errances en début de spectacle il trouve le ton juste et la tension nécessaire pour donner à l’œuvre tout son relief. En effet Il se produit ce à quoi Gergiev nous a souvent habitués, des débuts hésitants et mal calés, et peu à peu une montée de la tension et de la concentration pour aboutir à l'exceptionnel.

Après un prélude au tempo plus lent qu’à l’accoutumée, mais qui a immédiatement créé une sensation de mystère doublée d’une notable tension, avec une très claire distribution des niveaux sonores bois-cordes, sans alourdir, et une fluidité notable, et des accents marqués qui installent le drame et l’ambiance inquiétante entourant Hermann tout au long du spectacle avec une dynamique qui est aussi la marque de la maison Gergiev. L’œuvre a un relief musical spectaculaire car Ivan Vsévolojski directeur des théâtres impériaux  commanditaire de l’œuvre voulait une sorte de  « seconde Carmen ». Ainsi le prélude installe d’emblée une couleur sombre qui, on le sait est immédiatement contrastée par une première scène plus légère avec ce chœur d’enfants (qui rappelle justement les enfants du premier acte de Carmen et la « Garde montante », comme nous l’avons rappelé) très vaillant, pas toujours bien ajusté au départ, avec quelques décalages assez vite mis en ordre (« Kinder der Operschule der Weiner Staatsoper/ Enfants de l’école de l’opéra d’Etat de Vienne). Ce début un peu étonnant dans l’économie de l’œuvre sera la seule concession à la légèreté dans un opéra à la couleur plutôt noire, et l’orchestre accompagne les voix d’enfants avec une grande souplesse, en veillant à ne jamais les couvrir. Gergiev est un chef d’opéra, qui sait laisser le plateau s’exprimer sans jamais, malgré l’énergie déployée, être envahissant sur le plan sonore.
C’est bien le caractère de cette direction, secondée par un orchestre littéralement accroché à la baguette du chef, qui le suit avec une attention notable, avec une concentration particulière sur les moments soliste (hautbois, violoncelles par exemple) sont exécutés sans aucune bavure – on connaît les qualités de cette formation mythique, notamment les soirs où un chef de cette trempe les dirige. Et bien vite on est saisi, presque aimanté par l’énergie, par les variations de couleur, de volume, l’attention aux voix, mais aussi la précision des grandes scènes spectaculaires, même avec un chœur sérieusement réduit par les effets du Covid, qui reste néanmoins particulièrement engagé.
Toute la deuxième partie, plus dramatique, m’est apparue plus frappante encore, avec un sens de la nuance aigu, un souci du détail où l’orchestre se révèle ce qu’il est, l’un des meilleurs du monde, que ce soit dans sa fosse de la Staatsoper ou sur la scène du Musikverein. Le son charnu, les contrastes de dynamique, la fluidité, sans jamais un à‑coup, un sens symphonique spectaculaire et jamais agressif, et surtout une mise en valeur des sons de l’intime, une traduction musicale de l’âme des protagonistes (en particulier Hermann évidemment) parce que cette direction porte aussi une attention sans faille au texte, à ses rythmes, à ses changements, qu’elle accompagne quelquefois mot à mot et qui ne laisse d’étonner par sa précision presque pointilliste : Gergiev ne cherche jamais à s’imposer en force, il privilégie la transparence, laisse les détails s’épanouir, créant quelquefois des moments qui touchent au sublime. Le silence qui suit la dernière mesure de l'œuvre est un indice de l’émotion partagée de la salle, qui fait un triomphe au chef russe, qu’on sait aussi admirable qu’agaçant parce qu’irrégulier, et qui ce soir a montré tout ce dont il est capable quand il est « dans l’œuvre ». Grand moment.
Nous avons signalé les problèmes que le chœur a connus à cause des cas positifs au Covid, les manques ont été « maquillés » (dans les basses notamment), mais la prestation n’en est que plus méritoire. Toutes les salles d’opéra sont suspendues aux cas positifs, victimes d’annulations, de changements de distribution au dernier moment, quand ce n’est pas de chef. Par chance tout a pu avoir lieu ce soir… C’est l’avantage d’un théâtre de répertoire – et celui-ci est le premier d’entre eux- d’avoir plus de réserves que des théâtres de stagione pour assurer la représentation en cautérisant autant que possible les blessures, notamment celles de dernier moment.

 

La distribution

Autre avantage du système, comme nous le soulignons souvent, la garantie d’homogénéité, sinon de qualité, des rôles de complément. Il est clair par exemple que Monika Bohinec est un exemple de membre de la troupe (depuis 2011) qui fait bien plus que de la figuration, aussi bien Dame Marthe dans le Faust de Castorf qu’Annina dans Rosenkavalier, elle est Polina ce soir (et Daphnis dans la pastorale) avec un vrai sens musical, un joli contrôle vocal et une touche poétique singulière. Voilà le type de figure qu’on trouve dans les troupes prestigieuses qui ne déçoivent jamais par leur engagement. Même remarque pour Stephanie Houtzeel, membre de la troupe depuis 2010 mais qu’on a vu dans de nombreux théâtres européens et à Bayreuth, ici figure épisodique de la gouvernante qui la veille offrait dans Peter Grimes une très belle composition en Mrs Sedley. Signalons aussi le ténor Robert Bartneck, très correct Tchekalinski, et Evgeny Solodovnikov, jeune et valeureuse basse russe en Sourine (et Naroumov) qui tous deux sont récemment entrés dans la troupe de la maison, sans oublier la jeune Anna Nekhames, membre du Studio, charmante Macha, mais aussi Chloé (de la pastorale) .
Il en va encore et toujours ainsi dans un grand théâtre d’opéra, il ne peut y avoir de failles notoires dans les distributions et dans une œuvre comme La Dame de Pique, où la cohérence est indispensable,.

Les cinq protagonistes répondent présents, eux aussi, et ils appartiennent tous à l’école russe, qui actuellement est sans doute le plus grand réservoir vocal pour l’opéra : il suffit de voir les troupes des théâtres allemands, et aussi les solistes qui émergent çà et là, et pas seulement pour le répertoire russe : un Igor Golovatenko, par exemple, est aujourd’hui sans doute l’un des plus grands barytons pour Verdi…
Et nous en avons ici, dans leur répertoire, un exemple frappant, puisque cette distribution fait aussi bien apparaître les voix nouvelles, celles qui commencent à émerger, que celles déjà consacrées voire les mythes. C’est aussi ce qui a fait de cette Dame de Pique un moment singulier et passionnant.
Si on a vu à Vienne Boris Pinkhasovich (qui fait partie de la troupe maison) et Elena Guseva distribués ces trois ou quatre dernières années, on a peu entendu Olga Borodina (en Amneris en 2013) et cette saison en comtesse,  et Alexey Markov, plutôt familier des grandes scènes européennes, qui n’a fait qu’Onéguine en 2018 et Tomski cette saison, quant à Dmitry Golovnin, il fait ses débuts à l’Opéra de Vienne par cette production. C’est dire que tous ces artistes sont quand même relativement rares sur les rives du Danube.

Alexey Markov (Tomski)

Alexey Markov est devenu en quelques années un habitué des grandes salles d’opéra et pas seulement dans des rôles russes. On se souvient qu’il a chanté à Lyon et Aix un bon Scarpia dans la mise en scène de Christophe Honoré,  Amonasro à Genève mais on l’a entendu aussi dans Guerre et Paix à Saint Petersbourg, ou Parsifal à la Philharmonie de Paris sous la direction de Gergiev dont il est très aimé . C’est un des meilleurs barytons de sa génération, marqué d’abord par un sens du texte et du phrasé quel que soit le répertoire (de Wagner à Verdi) et par un chant assuré, ciselé, sans jamais une seule vulgarité. Il est un Tomski presque idéal, très délié et décidé, dans la force de l'âge mais aussi distancié et un brin ironique dans son air d’entrée lorsqu’il évoque la comtesse, et avec une belle énergie dans l’air du troisième acte. C’est un chanteur dont on sent l’intelligence interprétative, le poids donné aux mots, et surtout un souci permanent de l’expression sans jamais une faute de goût. Absolument remarquable.

Boris Pinkhasovich (Ieletzki) et Elena Guseva (Lisa)

Boris Pinkhasovich remporte en Ieletzki l’un des plus grands succès de la soirée notamment pour son air Я вас люблю /ya vas loiubliou qui en constitue un des sommets. Nous avons déjà évoqué ce chanteur, interprète principal dans Nos (Le Nez) à Munich il y a deux mois où il jouait Kovaljov, dont nous écrivions : « le timbre d’un velours d’une suavité rare, ensuite l’étendue du spectre, les contrastes en volume, en couleur, en expression  font découvrir une voix d’une élasticité et d’une expressivité étonnantes ». Son Ieletzki confirme en tous points notre impression, d’ailleurs étayée par d’autres rôles moins importants où il fut très bon. Encore jeune, il vient d'aborder les piliers du répertoire (Posa par exemple). Entré en troupe à Vienne, il montre par ses qualités, si la carrière se développe, qu’il faudra compter avec lui dans les barytons. Le timbre est d’une vraie douceur, il sait chanter avec une grande délicatesse, et lui aussi porte le souci de l’expression jusqu’à la ciselure des mots : dans un air où d’une certaine manière, il prend congé de Lisa, il y a une retenue, une élégance, une discrétion jamais démonstrative qui frappent, mais il sait aussi jouer le désespéré dans la dernière scène, lorsqu’il joue contre Hermann. C’est sans contexte une découverte d’un futur grand qui se confirme (s’il conduit bien sa carrière évidemment).

Elena Guseva (Lisa)

Nous connaissons Elena Guseva car elle a chanté à Lyon dans l’Enchanteresse (Kouma/Nastassia) et Tosca dans la production Honoré. Nous écrivions « Elle a la voix, intense, bien posée, bien projetée, homogène du grave bien installé à l'aigu lumineux sans jamais être crié ». C’est une voix qu’on sent plastique, qui a une étendue suffisante pour chanter les rôles lyriques et les rôles plus tendus ou dramatique. D’un physique plutôt « menu », elle trompe son monde quand on entend la puissance et l’assurance technique, avec des passages sûrs, des aigus très bien négociés et jamais problématiques. Mais si vocalement elle est une vraie Lisa lyrique, qui sait exprimer l’intimité avec les couleurs voulues, il lui reste à se laisser prendre encore plus par le drame, et la personnalité demande peut-être encore à se développer, la présence scénique malgré un réel engagement n’a pas réussi à s’affirmer totalement au regard de ses collègues (et notamment de l’Hermann de Golovnin). Il reste que la prestation d’ensemble est d’une très grande solidité, et qu’à ce stade de la carrière, elle a un brillant avenir.

La comtesse d’Olga Borodina est « plus jeune » que les Comtesses de légende que nous avons évoquées. Le rôle permet justement aux chanteuses en fin de carrière de briller par leurs qualités de diseuse, par leurs personnalités scéniques imposantes, et par le mythe qu’elles représentent… Borodina est un mezzo-soprano de premier plan et la voix est encore suffisamment puissante et expressive pour qu’elle attire l’œil et l’oreille à chaque intervention. Sa présence est impressionnante en scène, et la voix a encore une homogénéité fascinante du grave à l’aigu, avec des centres (très sollicités dans le rôle) somptueux. Pour elle aussi, comme pour tous ses collègues, les qualités d’expressivité sont exceptionnelles, chaque mot est clair, chaque accent juste, dans la fameuse ariette mais pas seulement. Un monument.

Olga Borodina (la Comtesse) et en arrière plan Dmitry Golovnin (Hermann)

C’est une première à l’opéra de Vienne pour Dmitry Golovnin, que nous avons entendu ces dernières années dans des rôles moins importants hors de Russie, et qui vient de triompher dans le rôle d’Andreï de Mazeppa dirigé par Kirill Petrenko à Berlin et à Baden-Baden dont nous avons rendu compte. Nous y écrivions à son propos : « C’est un des ténors notables, qu’on appelle aussi bien pour L’ange de feu (Agrippa) que pour Boris (Grigori) ou pour Herman de La Dame de Pique, voire l’Erik de Fliegende Holländer. Et on comprend pourquoi quand on entend sa palette expressive, on entend aussi bien le ténor de caractère que le ténor lyrique qui flirte avec l’héroïsme, voix ductile au timbre un peu nasal qui s’adapte à bien des profils. »
Ce qui frappe c’est la ductilité de cette voix qui peut-être aussi bien lyrique et héroïque, sonner désespérée ou ironique, susciter la distance ou l’adhésion : par cette dernière qualité, il est l’Hermann idéal car il est tout cela à la fois, dans une variété de couleurs, de tons, d’accents et surtout une intelligence qui laisse rêveur. Techniquement on n’entend aucune faille, les aigus sont solides, soutenus, mais la voix reste toujours homogène. Le timbre n’a pas le velours séduisant d’autres ténors, mais le chanteur sait s’adapter à toutes les situations et il est stupéfiant de présence et d’engagement. On reste étonné de ces regards perdus, de sa tension permanente, ressentie au moindre geste, à la manière dont il se déplace au point de susciter un certain malaise quelquefois. Sa prestation dans Mazeppa nous avait marqué, son Hermann nous bouleverse et le projette dans ce rôle au sommet. On se demande qui aujourd’hui pourrait lui disputer la prééminence scénique et vocale. Simplement prodigieux.

Comme on le voit, il y avait bien du prix à cette Dame de Pique de répertoire qui s’est musicalement révélée totalement référentielle, d’une telle intensité qu’elle laisse au second plan une mise en scène un peu revivifiée par le travail qui a été repris à cette occasion, mais qui ne restera pas dans les annales des grandes productions du chef d’œuvre de Tchaïkovski. Cast et chef auraient sans doute mérité une vision bien plus frappante. Mais tel quel, ce moment fut un vrai choc émotif à bien des égards, de quoi redonner une envie folle d’opéra, après les moments difficiles que nous venons de passer.

 

 

Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Article précédentLes enfants du paradis
Article suivantUne série de malentendus

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici