Paul Dukas (1865–1935)
Ariane et Barbe Bleue (1907)
Conte musical en trois actes d'après un livret de Maurice Maeterlinck créé le 10 mai 1907 à l’Opéra-Comique

Jean-Marie Zeitouni : direction musicale
Mikaël Serre : mise en scène, décors, costumes et lumières

Décors et costumes : Nina Wetzel
Lumières : Franck Evin
Vidéo : Sébastien Dupouey
Dramaturgie : Jens Hillje

Catherine Hunold : Ariane
Vincent Le Texier : Barbe-Bleue
Anaïk Morel : La Nourrice
Héloïse Mas : Sélysette
Clara Guillon : Ygraine
Samantha Louis-Jean : Mélisande
Tamara Bounazou : Bellangère
Nine d’Urso : Alladine
Benjamin Colin, Christophe Sagnier : deux Paysans
Ill Ju Lee ; Ju In Yoon : voix isolées.

Chœur de l’Opéra national de Lorraine, direction : Guillaume Fauchère
Orchestre de l’Opéra national de Lorraine

 

28 janvier 2022 à l'Opéra national de Lorraine, 20h

Entre violence patriarcale et meute prédatrice, les hommes ont décidément la mauvaise part dans cette lecture assez contestable et premier degré du conte musical de Maeterlinck. Paul Dukas y retrouverait-il la complexité et nuances mystérieuses de son Ariane dans ce tableau au vitriol ? Rien de moins sûr. Un plateau remarquable nous tire de ce faux-pas, notamment avec la prestation de Catherine Hunold, irradiant le rôle-titre de tout son talent, mais aussi Anaïk Morel en Nourrice et des épouses où les personnalités vocales sont riches autant que multiples. La direction de Jean-Marie Zeitouni est d'une justesse et d'un élan expressif de haute tenue, auquel l'Orchestre national de Lorrraine répond de la plus belle des façons.

Catherine Hunold (Ariane), Héloïse Mas (Sélysette), Clara Guillon (Ygraine), Samantha Louis-Jean (Mélisande), Tamara Bounazou (Bellangère), Nine d’Urso (Alladine)

Nous disions dans le commentaire de la belle Ariane et Barbe Bleue montée il y a deux ans au Théâtre du Capitole à Toulouse comme il était important de saisir dans cette œuvre combien elle se situe aux marges d'un genre opéra dont elle refuse le mouvement et les chausse-trappes dramaturgiques. Musicalement, Dukas réalise le double tour de force d'avoir écrit un chef d'œuvre à la fois profondément enraciné dans la référence Wagner-Debussy et à la fois, profondément indépendant de ces deux intimidants modèles. Le livret de Maeterlinck impose une langue et une atmosphère qui achève de placer cette Ariane parmi les plus grandes réussites de l'Histoire de la musique. Olivier Messiaen, qui fut son élève au conservatoire de Paris, aimait à rappeler que Dukas recommandait de préférer le "complexe" au "compliqué". De fait, cette musique n'use pas de procédés aussi extérieurs et spectaculaires que des dissonances trop bricolées ou des rythmes inutilement difficiles. Les particularités d'Ariane s'exercent – musicalement et dramaturgiquement – dans l'ombre.

Tonalités, forme, amplification thématique, superposition des matériaux sonores… tout ici procède de nuances et de gradations entre lumière et ténèbres, matière sonore aux confins de l'impalpable – et pourtant quelle tension, quelle émotion dans l'écoute ! C'est sous cet angle paradoxal et complexe que s'écoute Ariane et Barbe Bleue et sous ce même angle qu'il faut saisir une intrigue si peu intrigue, ce drame où le dramatique s'inscrit en creux dans un livret qui à la fois dissimule et exacerbe la tension. C'est le cas par exemple au second acte, lorsque Ariane découvre les épouses qui se terraient dans les geôles de Barbe-Bleue. À son grand étonnement, elles hésitent à sortir au grand jour… "Mes pauvres, pauvres sœurs ! Pourquoi voulez-vous qu'on vous délivre si vous adorez vos ténèbres ?" leur dit Ariane. Et à la toute fin, elles refuseront catégoriquement de suivre leur libératrice, préférant rester en compagnie de celui à qui elles doivent d'avoir été enfermée. Cette ambiguïté fait mystère, on peut même dire qu'elle est au cœur du drame. Cette histoire se conclura au bout de deux heures avec le départ d'Ariane, abandonnant les femmes à leur sort avec un ultime et très inattendu : "Adieu, soyez heureuses".

De ce rapport dramaturgique et musical à la complexité, la mise en scène de Mikaël Serre n'en a visiblement pas grand-chose à faire, sauf à passer Maeterlinck au laminoir d'un féminisme dont le premier degré attriste plus qu'il ne dérange en réalité. Le château de Barbe Bleue est figuré par une tournette, avec des airs de villa balnéaire dans laquelle on aurait laissé des reliefs d'une fête. Ariane pénètre dans ce lieu comme un inspecteur débuterait son enquête sur une scène de crime et remonterait progressivement à la source du drame qui s'y est déroulé. Les portes sont situées au sous-sol, telles des cellules aménagées où Barbe-bleue retient ses proies prisonnières. Ce climat inquiétant et sordide est rehaussé de belle manière par les vidéos de Sébastien Dupouey qui reprennent l'idée déjà présente dans la mise en scène d'Alex Ollé à Lyon d'un film retraçant l'arrivée d'Ariane dans une voiture qu'on suit à la fois de l'intérieur de l'habitacle et depuis les airs, grâce un drone équipé d'une caméra. Dans la voiture, seulement Ariane et la Nourrice ; elles roulent à la nuit tombée dans une forêt où de mystérieux paysans montent la garde, équipés de torches et de fusils, le visage dissimulé sous des masques dont le grotesque tranche avec l'angoissante menace qu'ils suscitent. On est clairement dans un mélange de Kubrick (Shining, Orange mécanique et Eyes wide shut) et des films à sensation façon Dario Argento ou George Romero. Qui sont ces paysans ? Que font-ils là en pleine forêt ? Quatre d'entre eux pénètrent dans la salle, chantant depuis la corbeille cette litanie inquiétante : "A mort ! à mort ! L'avez-vous vue dans le carrosse ? Tout le village l'attendait. – Elle est belle ?  (…)  N'allez pas plus avant ! Retournez. – N'entrez pas au château. Retournez. – N'entrez pas ! N'entrez pas, c' est la mort!". Les cornes de bison sur la tête de l'un d'entre eux donne à l'équipée sauvage des airs de manifestants du Capitole, idée de laisser planer la menace jusque dans la salle avec cette présence physique.

Vincent Le Texier (Barbe Bleue)

Sur les écrans défilent des images qui ne laisse pas vraiment de doute sur la démonstration qui opère ici : Mao, Staline, Hitler, Kim Jong-Un, Mussolini, Ben Laden etc. tous des dictateurs, des assassins, des destructeurs, des terroristes… avec un point commun : ce sont des hommes. Partant de là, on déroule le fil inverse pour bien montrer que face à eux, les femmes sont des victimes et des proies systémiques. Simpliste ? Visiblement non, puisqu'on ajoute un second étage où se bousculent une cohorte d'héroïnes et militantes parmi lesquelles on distingue tout à trac Greta Thunberg, la Liberté guidant le Peuple, Kill Bill, Marie Curie, Simone de Beauvoir etc. Ce fatras de protestation à la sauce écoféministe débouche sur la capture de Barbe Bleue, dont le peignoir à motifs de pieuvre noire sur fond jaune désigne comme le méchant des James Bond ou Tarantino, ou bien encore l'écrivain victime de l'agression dans Orange mécanique. On est aussi dans ce mélange Kubrick-Haneke au moment où Ariane menace de déconstruire la virilité de ce pauvre Barbe Bleue d'un coup de club de golf, avant de se raviser… En arrière-plan, une banderole nous prévient : "La révolution ne s'est pas faite en un jour". Le rideau retombe sur ces ex-prisonnières devenues tortionnaires d'un Barbe Bleue obligé d'ânonner (on imagine sans peine) le petit livre rouge de la cause pour expier sa prédation et ses viols…

Héloïse Mas (Sélysette), Clara Guillon (Ygraine), Samantha Louis-Jean (Mélisande), Tamara Bounazou (Bellangère), Nine d’Urso (Alladine), Vincent Le Texier (Barbe Bleue)

On peut préférer à ce stupéfiant raisonnement scénographique, le plaisir simple d'écouter des voix qui offrent au chef d'œuvre de Dukas un écrin de très haute tenue. Il faut admirer en premier lieu la performance de Catherine Hunold dans un rôle-titre particulièrement sollicitant (pour ne pas dire parfois éprouvant) par le fait qu'il alterne en un tournemain les plus fine nuances effilées avec des lignes plus lourdes, volontiers wagnériennes. La soprano se joue des difficultés, déployant une palette de couleur très dense dans tous les registres, avec une projection et un souffle qui jamais ne durcit malgré l'effort. Le phrasé idéal et subtil font de son Ariane un rôle parfaitement approprié à ses ressources expressives. Anaïk Morel rappelle les belles impressions que rendait sa Nourrice à l'Opéra de Lyon. Le timbre est ici majestueux et suave, avec un aplomb et une richesse qui donne la pleine dimension du personnage voulu par Dukas. Les errances de la mise en scène semble en revanche peser sur la performance de Vincent Le Texier dont les rares répliques révèlent une instabilité et une absence de caractérisation. Parmi les épouses de Barbe-Bleue, on distinguera la belle et douce Ygraine de Clara Guillon, la Mélisande effrontée de Samantha Louis-Jean et surtout la Sélysette véhémente et volontaire d’Héloïse Mas.

L'Orchestre de l’Opéra national de Lorraine trouve en Jean-Marie Zeitouni un chef attentif à alterner les climats en laissant respirer les lignes et les volumes. Le résultat est à la hauteur des espérances, avec des couleurs très franches dans les moments où l'action se surprend à jouer les premiers rôles – et des densités instrumentales quasi abstraites et fuyantes quand la prosodie des dialogues doit impérativement se faire entendre.

Anaïk Morel (La Nourrice), Catherine Hunold (Ariane)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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