Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Le Nozze di Figaro (1786)
Commedia per musica in quattro atti
Livret de Lorenzo da Ponte, d’après Le Mariage de Figaro de Beaumarchais.
Créé le 1er mai 1786 au Burgtheater de Vienne

Direction musicale : Gustavo Dudamel
Mise en scène, décors, costumes et vidéo : Netia Jones
Chorégraphie : Sophie Laplane
Collaboration à la mise en scène : Glen Sheppard
Dramaturgie : Solène Souriau

Figaro : Luca Pisaroni
Susanna : Anna El-Kashem
Le Comte Almaviva : Peter Mattei
La Comtesse Almaviva : Maria Bengtsson
Cherubino : Chloé Briot
Marcellina : Dorothea Röschmann
Bartolo : James Creswell
Don Basilio : Michael Colvin
Don Curzio : Christophe Mortagne
Barbarina : Kseniia Proshina
Antonio : Marc Labonnette
Deux femmes : Andrea Cueva Molnar, Ilanah Lobel-Torres

Chœurs et Orchestre de l'Opéra de Paris
Chef des chœurs : Alesandro Di Stefano

Paris, Palais Garnier, 23 janvier 2022, 14h30

Attendu dans Mozart, davantage encore que dans Puccini, Gustavo Dudamel ne réalise pas dans ces Noces la performance qu'on aurait pu attendre de lui – la faute pour partie à une situation sanitaire qui fragilise plateau et musiciens, mais également à des idées musicales qui font le choix d'une base prudente et d'un engagement en demi-teinte. La mise en scène de Netia Jones ne fera oublier ni l'éternel Strehler, ni le pétulant Marthaler. L'accent est mis ici sur un principe de mise en abîme du théâtre dans un espace où jeu et répétition semblent s'interpénétrer. Côté cast, il faudra se tourner vers l'exceptionnel Comte Almaviva de Peter Mattei ou le toujours agile et remarquable Figaro de Luca Pisaroni. Déception en revanche pour la Comtesse de Maria Bengtsson et, dans une moindre mesure, pour la Susanna de Anna El-Kashem.

Luca Pisaroni (Figaro), Anna El-Kashem (Susanna), Peter Mattei (Le Comte Almaviva), Maria Bengtsson (La Comtesse Almaviva), Dorothea Röschmann (Marcellina), James Creswell (Bartolo), Michael Colvin (Don Basilio)

Il serait tentant de mesurer l'esprit et les mœurs de notre époque en usant de Mozart comme d'un infaillible mètre étalon. Cette expérience s'appliquerait particulièrement bien avec Le nozze di Figaro, où l'amalgame entre comedie buffa et satire sociale fonctionne davantage que dans Cosi et bien plus encore Don Giovanni, trop universel et en un sens, trop tragique pour se plier à ce jeu. Le mariage de Figaro est une pièce de Beaumarchais qui forme avec le Barbier de Séville, un diptyque où nous observons comment le jeune comte d'Almaviva séduit Rosine (future Comtesse), avec l'aide de son factotum Figaro, au nez et à la barbe de du vieux Bartholo. Dans Le nozze, c'est un peu de cet esprit de l'arroseur arrosé qui souffle sur la scène, donnant le premier rôle à ce Figaro qui tire les ficelles mais sera lui-même l'objet de la mécanique de la satire et du marivaudage. L'adaptation de Beaumarchais par Da Ponte cède à la mode et aux règles de l'opéra buffa, concentrant les effets dans des comiques de situation dont il saura conserver la quintessence pour attirer par le rire, l'attention sur cette société établie sur les privilèges de naissance et sur laquelle ne tardera pas à souffler le grand bouleversement de la Révolution. C'est donc par le rire et la comédie qu'on parvient ici à la contestation sociale et aux sujets plus serioso, comme le droit de cuissage et le déni des femmes.

Quelques mois après la pesante production aixoise de Lotte de Beer, c'est donc au tour de Netia Jones de s'attaquer à ce monument du répertoire, mais invariablement par la même face nord de la dénonciation du patriarcat, la charge mentale et la vengeance des femmes. Plus subtile dans ce domaine que sa collègue néerlandaise, Netia Jones distille également dans sa mise en scène des éléments conceptuels qui tirent la production du côté de l'explication de texte et du désossage façon mise en abîme et théâtre dans le théâtre. D'où par exemple, ce vaste quadrillage projeté en noir et blanc sur le décor de la première scène pour indiquer très didactiquement la position des pendrillons mobile côté jardin et cour, ainsi qu'un chronomètre qui mesure à la seconde près, la durée de l'ouverture.

Le décor montre les coulisses et les couloirs de l'Opéra Garnier, inscrivant cette tautologie comme angle unique de lecture, avec des interprètes qui jouent leur rôle d'interprètes et que Netia Jones montre à différents moments lors des préparatifs de ces Noces. On voit dans cette morne alternance d'avers et revers dramaturgiques, le Comte auditionner la Comtesse lors du Porgi amor, ou bien Figaro préparer les perruques (n'était-il pas barbier il n'y a pas si longtemps ?). Machinistes, petits rats, chanteurs… tout ce petit monde se croise dans les couloirs avec, parfois quelques idées dans la façon de positionner les personnages pour en tirer une situation exploitable théâtralement : Susanna et Figaro dans une loge centrale qui sépare celle de la Comtesse (à jardin) et du Comte (à cour), façon de montrer dès le début un couple déjà séparé par les événements de la vie et qui se tourne le dos. Évidence également durant le Se vuol ballare de Figaro, avec le Comte qui entreprend une jeune ballerine à qui il procure une leçon de danse. La scène virtuose des apparitions et disparitions dans la chambre de la Comtesse ne doit son hilarité qu'à la présence de cette perceuse bruyante dont se saisit Almaviva pour ouvrir le réduit où s'était réfugié Cherubino.

Acte III (cast B)

On croira pourtant sortir de la torpeur quand, au début de l'acte III s'esquisse un changement de taille avec cette salle des mariages montrée en haut décor d'escaliers tombant des cintres, le long desquels s'alignent les centaines de costumes mis en réserve. L'image n'est exploitée que le temps du Crudel, perché finora et disparaît aussitôt quand réapparaissent les tristes petites cases numérotées.

Bouclant la boucle, le spectacle ne fait pas l'impasse sur aucune des grandes questions sociales et féministes du moment, traitées subtilement quand il s'agit de montrer la complicité avec laquelle les deux femmes échafaudent le tour qu'elles vont jouer aux hommes mais, traitées plus lourdement lorsque surgit le chœur des paysans, transformé en cortège de manif avec distribution de tracts contre le sexisme et le harcèlement. Lourdeur également avec l'image du viol pendant L’ho perduta de Barberine et cette danseuse qui sort en pleurs et le tutu déchiré de la loge où Almaviva a abusé d'elle. Dans la dernière scène réapparaît cette métaphore filée de la "danseuse" que lutinaient les membres du Jockey-club dans ce même foyer de la danse qui, soudain, apparaît en arrière-scène tel un mirage doré – symbole et reflet de ce lieu où se mêlaient la beauté et la perdition. Incohérences et interrogations toutefois, avec ce personnage de Cherubino surjouant le jeune branché, en survêtement et casquette rouge. Incohérence et déception dans la scène du jardin, noyée dans une obscurité où n'est visible que le fameux quadrillage du début, avec des personnages qui jouent à un colin-maillard sans piquant ni ampleur.

 

Réduits à la portion congrue par une direction d'acteurs aux abonnés absents, les interprètes déploient une palette expressive souvent limitée à des conventions. Les efforts scénographiques que déploie la mise en scène pour souligner la prise de pouvoir des rôles féminins est ici inversement proportionnelle aux forces vocales en présence. Le Comte et Figaro tirent brillamment leur épingle du jeu, avec un métier une maestria remarquables.

 

Michael Colvin (Don Basilio) Lea Desandre (Cherubino) Peter Mattei (Il conte)

Peter Mattei est un Comte qui se tient loin des interprétations qui enferment le personnage dans un bloc expressif monolithique. A la fois expressif et complexe, il maîtrise les gradations de timbre dans Hai gia vinta la causa, imprimant à la ligne un allant et un brio qui le place d'emblée parmi les meilleurs interprètes du rôle. On ne surprendra personne en écrivant l'admiration que suscite le Figaro de Luca Pisaroni. Remplaçant au pied levé un Adam Palka défaillant, le baryton-basse italien oriente l'action en un tournemain, capable sur une ornementation de faire basculer l'atmosphère comme dans Non più andrai, farfallone amoroso où se dessine le lent retournement intérieur du personnage. Autre remplaçante de dernière minute, la soprano Anna El-Kashem campe une Susanna efficace dans la projection et le souffle, mais limitée par une stridence dans le vibrato à l'approche des aigus. La servante réussit toutefois à passer dans les ensembles ; performance plus délicate pour la  Comtesse de Maria Bengtsson qui peine à s'imposer et stagne la plupart du temps entre un timbre clair et une ligne assez terne (Porgi, amor). Sur ces simples critères, Kseniia Proshina lui dame le pion en Barbarina, poussée dans ses retranchements par l'abattage et la présence du Bartolo de James Creswell tandis que Dorothea Röschmann campe une élégante Marcellina, malgré les efforts que lui impose le port du masque sanitaire d'un bout à l'autre de la soirée. Signalons pour finir le Cherubino que Chloé Briot chante en scène avec pupitre – ultime remplacement au pied levé (et non des moindres), suite à l'annonce d'un covid positif pour Lea Desandre. La soprano limite les risques et peint à main levée un Non so più cosa son, cosa faccio emporté en un souffle.

Attendu au coin du si piégeux bois mozartien avec une impatience et une curiosité bien supérieure à sa Turandot, la prestation de Gustavo Dudamel laisse sur sa faim, avec une relative prudence en partie due aux défections qui ont conduit à des remplacements et fragilisé l'équilibre du plateau. La direction est absolument maîtrisée dans l'enchaînement des climats et des tensions, mais le recours à des tempi trop raisonnables et un phrasé qu'on pourrait juger parfois conventionnel (le septuor conclusif Voi, signor, che giusto siete), finit par enfermer ce Mozart sous un vernis moins éclatant et surtout moins vivant qu'il ne convient.

Peter Mattei (Le Comte Almaviva), Maria Bengtsson (La Comtesse Almaviva), Figaro (Luca Pisaroni)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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