Johannes Brahms (1833–1897)
Symphonie n°3 en fa majeur, op. 90
Symphonie n°4 en mi mineur, op. 98

Orchestre de Paris
Herbert Blomstedt, direction

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, le 17 décembre 2021

La visite du grand vénérable, désormais presque rituelle, couronnait cette saison un cycle particulièrement dense de l’Orchestre de Paris, avec les séries se succédant en trois semaines de Mäkelä, Salonen et donc Blomstedt. On pouvait par conséquent craindre de retrouver l’orchestre quelque peu émoussé, ce qui ne fut heureusement pas le cas. Dans un couplage brahmsien d’une difficulté particulière, la formation résidente aura mis un point d’honneur à valoriser une profondeur de vision dont on aurait tort de la réduire, par inévitable biais, à une sorte de sagesse crépusculaire.

Et pourtant, rien ne serait plus naturel, et en un sens désirable : comme pour un Böhm, un Karajan, un Giulini ou un Dohnanyi aux soirs de leurs carrières, les deux symphonies tardives de Brahms (encore qu’en un sens les quatre ont quelque chose de tardif, en tout cas de nostalgique) peuvent témoigner d’une façon particulière de la rencontre de deux styles tardifs, compositionnels et interprétatifs. Ce phénomène s’explique simplement par le fait qu’il s’agit de symphonies dont le pathos est comme tourné vers l’intérieur du propos musical, de sorte que le rapport interprétatif y est presque toujours dédramatisé : ce qui s’y joue subjectivement pour l’interprète, même dans l’imaginaire de l’auditeur, ne s’entend pas vraiment. En somme, ce ne sont pas les 9e de Bruckner ou de Mahler, ou l’Inachevée. Ce ne sont pas des symphonies que l’on joue en ouverture ou en clôture d’un mandat de direction. Et finalement, ce sont très rarement des symphonies que l’on joue ensemble, y compris dans les intégrales où prévalent quasi invariablement les paires 3–1, 4–2. C’est qu’on évite, d’une part, de finir un concert sur une note tragique (qui est commune aux deux symphonies), et d’autre part, de cumuler l’austérité propre à la tonalité et à la forme du finale de la 4e, et la singularité discursive de la 3e où tous les mouvements s’achèvent sur une douce extinction. Nous n’avons qu’un souvenir d’un tel couplage, par Ivan Fischer et son Budapest Festival Orchestra dans la même salle en 2016 – une réussite mitigée en dépit des charmes exceptionnels de l’orchestre.

Reste que la nature de la musique, et cette rare juxtaposition ne suffisent pas à expliquer l’étonnant rayonnement que Blomstedt continue de produire (et même à produire de plus en plus) dans ses concerts des dernières saisons : cet alliage de vivacité des figures sonores, d’aération des lignes, et d’atmosphère chaleureuse. Car, précisément, il est commun qu’un travail fouillé, de grande maturité de vision, sur les textures brahmsiennes et surtout sur son contrepoint orchestral produisent des lectures certes étreignantes, voire bouleversantes (les références pré-citées en sont des exemples), mais où se donneront aussi les attributs subjectifs que cette musique accepte – telle couleur fauve, ou d’automne cramoisi, tel accent relevé d’un rictus, telle aspérité dédaignant l’élégance. Il est naturel qu’on évite ici toute complaisance de chant du cygne : mais il est peu commun que des décennies à diriger Brahms ne s’accompagne, si ce n’est d’un appesantissement, au moins d’un net assombrissement du son d’orchestre et, partant, du profil expressif.

Or, ce qui est ici prodige, et si délectable, est la manière dont s’allient la sévérité du regard analytique et la bonté, voire, un aspect jouisseur du geste sonore (on pourrait y voir une sorte d’équivalent romantique de ce que la direction boulézienne a apporté dans tant de répertoires, ou encore, une réminiscence du sourire immense irradiant la direction du dernier Monteux, dans presque toutes ses gravures londoniennes, viennoises et amstellodamoises). Il y a bien là de la sagesse, dans la maîtrise du son d’orchestre et la hauteur tranquille avec laquelle on illumine le détail, le bon, celui qui a une portée structurelle. Mais pour le reste, il y a surtout une absence presque troublante du dramatisme amer associé au dernier Brahms – même si l’on ne saurait l’évacuer tout à fait de la 4e, la symphonie composées en mangeant les cerises du Steiermark qui ne murissent pas. Ce qui ne signifie pas du tout, d’ailleurs, que cette 4e recherche un improbable ton radieux : précisément, il s'y montre la tension propre à une oscillation entre un goût agréable et un arrière-goût âpre. A l’image de celle donnée avec le Philharmonique de Vienne l’été dernier à Salzbourg, elle se présente comme un monolithe nous toisant, unifié en des tempos médians et, le plus souvent, dans une forme de neutralité de phrasé. Toute la concentration semble portée sur la continuité, si l'on peut dire, pure : rythmique, motivique, et finalement, logique. Mais il y a toujours un paradoxe quelque part : si Blomstedt semble se refuser à une caractérisation expressive ou stylistique bien nette, cela n’équivaut en rien à une absence de souci du détail, et on est frappé, tout particulièrement dans le premier mouvement, par l’attention soutenue apportée aux si délicates figures d’accompagnement – précisément les plus neutres et abstraites en surface –, arpèges, harmonies apposées en contrepoint. Plus localement, ces traits se retrouvent dans la 3e, par exemple dans la remarquable transparence dont bénéficie tout le matériau presque athématique dans la dernière partie de l’exposition de l'allegro (tout le passage à 6/4), ou le soin apporté à l'expressivité du motif d'accompagnement éclaté aux cordes dans la récapitulation de l'andante – tous deux ci-dessous. 

Généralisons encore : si une certaine neutralité psychologique préserve la dimension, si essentielle, pré schoenbergienne de l’écriture, laissant toute leur place aux transformations de bribes de thèmes en matériau d’accompagnement et de coloration, le profil expressif d’ensemble flatte le trait néoclassique. Au demeurant, chacun peut comprendre que néoclassicisme et anticipation de la modernité ne forment qu’un seul geste expressif chez Brahms, et surtout chez le dernier Brahms. Mais si la dimension d’abstraction explicite est volontiers flattée par les interprètes, celle qui ressortit à la nostalgie de la figuration mozartienne, et dont le ressort est précisément la neutralité mélodique (songeons encore aux arabesques de la fin de l’exposé de la 3e, et bien sûr au matériau principal du premier mouvement de la 4e) est plus rarement entendue, ce qui suppose ce qu’il faut d’allègement, mais surtout d'ensoleillement inhabituel de la texture.

En cela, tant pour l’orchestre que pour l’auditoire, les dernières manières de Dohnanyi et de Blomstedt présentent une complémentarité subtile : tous deux, ont la raffinement simplificateur. Mais, aussi bien dans ses intégrales au disque et en concert avec le Philharmonia que dans sa 3e récente avec l’OP, le maître de Hambourg a cultivé un style tardif tourné vers une épure dans l’assombrissement, demeurant fidèle à une vision de ces symphonies incarnant, plus que le destin subjectif de son compositeur, le crépuscule d’un style et d’un langage musical. D’une certaine manière, Blomstedt semble plus attiré par la dimension lumineuse et doublement fraîche des textes. Il en fait saillir à la fois le trait pré (plutôt que néo) beethovénien, et l’aspiration à une clarté des lignes par-delà la complexité d’orchestration et la prolifération motivique, qui signe la véritable filiation avec la Deuxième Ecole de Vienne – et sa différence fondamentale avec le reste du postromantisme germanique, y compris Bruckner, dont la clarté s’exprime à même la surface sonore.

On doit, au passage, recommander l’écoute de la probable intégrale Brahms en cours avec le Gewandhaus : seules les deux premières symphonies sont parues l’an dernier, mais l’excellente prise de son Pentatone permet de saisir l’essentiel du geste blomstedtien actuel : cette lumière, mais aussi un aspect que les Parisiens ne savent pas tout à fait reproduire, à savoir la saillance des basses combinée avec une exceptionnelle mobilité de leurs lignes, de sorte que la texture n’est pas épaissie en proportion du poids (une vertue déjà saisissante dans son Requiem Allemand donné à Paris avec les forces de Leipzig). Les illuminations contrapuntiques en résultant peuvent être saisissantes à des endroits où l’on croit que notre oreille est passée trop de milliers de fois pour être surprise. Prenez‑y l’extraordinaire début du développement du premier mouvement de la 2e, par exemple – comme disait Boulez : Ecoutez, c’est très simple.

Si ce concert a été plus édifiant que directement excitant, c’est, on le répète, très lié à la nature du programme et même du couplage. La perspective ouverte devait différer de celle de la 1ère Symphonie donnée en 2019. Si des constantes demeurent, – la chaleur, le soin apporté à la conduite des lignes à terme, le profil souriant même dans la douleur – c’est la trajectoire qui diffère. Dans la 1ère, elle était presque jouisseuse, ivre de sa clarté de l’entame à la fin. Ici, chaque symphonie est marquée par une progression assez rectiligne dans l’intensité de jeu, faisant la part belle aux mouvements finaux, où l’engagement de l’orchestre est total, tout en demeurant d’une parfaite tenue – le fugato de la 3e soulevant son homme de terre comme il se doit, tout en établissant la gradation nécessaire à l’exécution de la réexposition dans le même élan. On a certainement entendu, a contrario, les mouvements initiaux des deux symphonies joués davantage dans le feu de l’action, et moins comme en surplomb, voire en contemplation de leurs formes. Il est vraisemblable que cette approche doive autant aux circonstances et au couplage qu’à l’expérience accumulée du chef – même si, en remontant à la 3e filmée avec le Concertgebouw il y a dix ans, et même à son bel enregistrement de la 4e à San Francisco, une telle logique peut déjà apparaître.

Tous les enseignements qu’on en retire quant aux textes resteraient lettre morte sans la prestation encore admirable de l’OP, et au premier chef de sa petite harmonie emmenée par une fantastique Miriam Pastor Burgos : sa seule entrée du second thème de l’andante de la 3e, ou encore l’à‑propos exceptionnel de sa toute première intervention dans le premier mouvement de la 4e (un trait de quatre notes dont le potentiel expressif est généralement minoré), ont justifié son recrutement et une décennie de salaire. On pourrait presque résumer tout le concert (du moins, son ton, son sentiment dominant) par le rôle des bois dans l’allegretto de la 3e. D’abord pour la deuxième partie du thème, et la façon goûteuse qu’ont les hautbois et clarinettes de faire se frotter chant et contrechant ; et surtout dans l’épisode secondaire (ci-dessus), qui est l’instant inouï, d’éternité, du programme : le timbre, le rythme, le phrasé nouent une alliance qui jettent une arche gracile, racée, du Mozart des Linz et Prague à la Klangfarbenmelodie de la Vienne à venir. L’espace et le temps de l’histoire musicale, comme de l’expressivité, y paraissent entièrement condensés.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).

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